Le joueur de théorbe

Patrice Salsa

La rencontre irréelle entre un musicologue solitaire, photographe amateur, et un joueur de théorbe tout droit descendu d'un tableau de Bronzino.

Un soir de brouillard comme il n'y en a presque plus dans la belle ville de L., sauf en novembre, je me trouvais à dîner chez A., avec quelques amis, et après le pousse-café et les chocolats, bien que la soirée fût déjà très avancée, il devint évident que personne n'avait envie de quitter cette chaleureuse compagnie pour s'en retourner au cœur des brumes sombres qui rendraient, à coup sûr, le pavé glissant et hasardeux.

La conversation vint à rouler sur les phénomènes mystérieux et inexplicables dont nous avons tous entendu parler, à défaut d'en avoir été le témoin ; chacun y allait de son anecdote où il était question de songes prémonitoires, de hasards trop incroyables pour n'être que des coïncidences, de pressentiments insolites et de coups funestes ou favorables d'un destin trop souvent prévisible, comme, malheureusement, tout ce bavardage où je n'avais pas part. On remarqua mon silence et on m'interpella gentiment.

– Toi, bien entendu, l'agnostique endurci, tu penses qu'il ne s'agit là que de sornettes et de billevesées ?

Je m'apprêtais à rétorquer par une de ces saillies féroces à double détente qui me font détester des pisse-froid, lorsque je me ravisais.

– Détrompez-vous, pour bouffer du curé à m'en rendre malade, il n'en reste pas moins que je partage l'opinion qu'Hamlet expose à Horatio.

– Et sur quelle expérience sensible se fonde cette belle assurance ? me pressa-t-on de répondre.

– C'est une histoire assez longue et complexe… Il est déjà tard, et je ne sais pas si j'ai le talent de conteur qu'il faudrait pour vous la narrer correctement.

– Allons, ne te fais pas prier, s'il te plaît !

Je pris quelques instants pour rassembler dans mon esprit les différents éléments importants du récit que j'allais entreprendre et le commençait.

– Vous connaissez tous la petite ville d'U. dans Les Marches ?

Devant les hochements de têtes affirmatifs, et légèrement impatients, je poursuivis.

« Il y a environ deux ans, lors d'une mission, je me trouvais un soir comme celui-ci à dîner chez R., une de mes connaissances qui vit à E. et m'avait offert son hospitalité pour la nuit que je devais y passer. La plupart des gens qui se trouvaient là m'était inconnue, et, fatigué par mon voyage, je n'avais pas fait de réels efforts pour mieux les découvrir, aussi ne fus-je pas mécontent de voir les convives prendre congé. Tandis que mon hôte raccompagnait les derniers invités jusqu'à la porte du jardin, j'examinais les cadres aux murs du salon de musique, qui faisait aussi office de bibliothèque. Il y avait-là quelques pièces assez remarquables, parmi lesquelles une rare épreuve avant la tombée de Charles-Nicolas Cochin représentant le rapt de Ganymède, dont la tonalité gaillarde me réjouit. Encore souriant de la malice du graveur, je contemplais assez distraitement les autres œuvres, quand mon regard fut attiré par une photographie quelque peu cachée dans une encoignure. Ce qui en fait avait appelé mon attention, c'était la banalité du sujet. Le tirage en noir & blanc, légèrement surexposé, représentait un pan de mur en briques, occupant environ les deux tiers de la surface, tandis qu'à l'arrière-plan, sur un ciel sans nuage se découpait un paysage vallonné, dont seul deux cyprès rompaient l'agreste monotonie. Il ne se dégageait rien de spécialement harmonieux de cette vue, ce qui m'étonna, car j'avais toujours été admiratif du sens du cadre et des proportions des clichés de mon hôte, photographe à ses heures.

Perdu dans mes réflexions sur le sens de cette photo, je sursautais quand il posa sa main sur mon épaule.

– Est-ce que tu la vois ?

– Qu'est-ce que je suis censé voir ?

– C'est vrai que dans ce recoin mal éclairé, ce n'est pas évident. Mais tu comprends, j'ai peur que la pleine lumière finisse par la faire passer. Il y a des jours où je doute même de son existence, et si je n'ai pas rêvé tout cela.

Ce disant, il décrocha le cadre et me le mit entre les mains.

– Regarde bien. Tiens, approche-toi du lampadaire.

Sous la luminosité plus vive, à force de manipuler l'objet, je finis par distinguer, sous une orientation précise, un vague contour. Il me fallut quelques tentatives encore pour retrouver l'angle juste. Oui, c'était indéniable, sur le mur de briques, se découpait, à peine moins pâle, une ombre, la silhouette d'une personne assise tenant sur ses genoux un instrument, que je supposais à cordes, dont le manche me parût bien long pour être celui d'une guitare, mais j'attribuais cette aberration à une déformation optique due à la position de trois-quarts du personnage.

– Alors ?

– Oui, effectivement, je vois une ombre, mais c'est vraiment ténu.

Il poussa un imperceptible de soulagement.

– Au moins, cela prouve que je ne suis pas complètement fou. Ou du moins pas encore.

– C'est toi qui as fait cette photo ?

Il me la reprit, et la contemplant d'un air douloureux, me répondit.

– Malheureusement, oui.

– Dans quelles circonstances ?

– C'est une histoire assez longue et complexe… Il est déjà tard, et je ne sais trop…

– Allez, ne te fais pas prier !

– Si tu insistes. Mais passons au salon. Je vais ranimer le feu, et nous servir un alcool. Les soirées sont froides et humides, en cette saison.

Quelques minutes plus tard, confortablement installés, devant une belle flambée, dans des clubs délicieusement fatigués, nous réchauffions entre nos mains, dans de gros verres cubiques en cristal de Hongrie, une généreuse rasade de Southern Comfort.

Mon amphitryon avait posé la photo sur ses genoux, et contemplait, absent, les flammes crépitantes. Je me permis de le rappeler gentiment à l'objet de ce prolongement de soirée.

– Eh bien, soit ! Mais je suis certain que tu vas penser que je délire, ou pire encore, que j'affabule.

Je me gardais bien de le démentir, réservant mon jugement à l'exposé des faits.

– Il y aura dix ans cet été, pour mes recherches sur les opéras perdus de Vivaldi, je séjournais plusieurs semaines à N., à l'invitation du Dottore T., éminent musicologue aujourd'hui décédé. Après ces longues journées passées, pour des résultats décevants, dans la poussière et la chaleur des archives municipales, je décidais de m'octroyer quelques jours de vacances dans la ville natale de Raffaello Sanzio, voisine, où se tiennent, durant la belle saison, dans les locaux universitaires désertés par les étudiants des master classes fameuses qui attirent professionnels et amateurs du monde entier. Le jour de mon arrivée, ayant manqué les cours du matin, en attendant le concert du soir, je flânais en ville et je finis par pénétrer dans un petit cloître qui annonçait discrètement une exposition de peinture constituée par les achats récents d'une banque locale, de telles initiatives constituant une avantageuse méthode de défiscalisation dans ce pays. L'ensemble, une douzaine de toiles plutôt médiocres, était plutôt décevant, des œuvres d'ateliers ou de petits maîtres ignorés, mais je tombais en arrêt devant un portrait dont la facture s'élevait clairement au-dessus des autres. Le cartel annonçait une attribution à l'école d'Agnolo di Cosimo di Mariano Tori, plus connu sous le nom de Bronzino, et laissait entendre qu'il y aurait mis la main. Cela ne m'étonna pas, car vraiment, on y reconnaissait la marque du portraitiste de la cour de Cosme 1er de Médicis : la sûreté du contour, l'utilisation des couleurs pour leur valeur propre, intensifiant l'expression plastique et suscitant une forte individualisation du sujet, non dénuée d'ambiguïté. Il s'agissait d'un jeune joueur de théorbe, légèrement tourné vers la gauche, les cheveux blonds bouclant sur des oreilles petites et délicates, le nez étroit, les yeux bleu sombre, les épaules rondes sous une chemise de batiste à large encolure carrée laissant découvrir une poitrine plate et glabre, et enfin les doigts, longs et spatulés, en position d'accord rentrant sur le grand jeu. Je ne sais combien de temps je restais à contempler cette figure, hypnotisé par le sourire à peine amorcé et l'arc d'un sourcil haussé comme pour une petite moquerie, toujours est-il que je fus tiré de ma transe par une moniale sans âge qui m'informa que l'heure de la fermeture était venue. Dans l'ombre qui avait progressivement envahi les lieux, le tableau acquérait une luminosité irréelle, qui semblait sourdre de la chair de toile, irradiant la chaleur de la vie même. En m'arrachant à regret à ce spectacle, je me souviens avoir pensé quel dommage que quatre cents ans nous séparent, et comme je voudrais que tu sois à mes côtés, beau joueur de théorbe, avant de sursauter. Un reflet du soleil couchant, renvoyé brièvement par le vitrail d'un fenestron que la moniale venait de refermer, avait frappé le visage peint, lui conférant, l'espace d'un éclair, un halo flamboyant.

À la sortie du cloître, empreint d'une profonde mélancolie, j'errais sans rien voir, encore aveuglé par cette vision et désorienté par ces heures qui avaient filé sans que je m'en aperçoive. Dans une trattoria bondée, j'avalais solitaire un plat de penne et un carafon de vin blanc. Ragaillardi, je me dirigeais vers l'église où devait avoir lieu le concert pour lequel j'avais une place. J'eus à peine le temps de m'installer, dérangeant mes voisins, que déjà les résonances chromatiques des instruments s'accordant s'éteignaient, comme soufflées, et que la première partie commençait. La soirée était composée autour de diverses pièces vocales et instrumentales de Carissimi, et je me laissai tout à la fois bercer et soulever par sa façon si particulière de souligner les contenus émotionnels par la répétition des phrases clefs ou le recours aux changements de mode, aux harmonies dissonantes et aux vastes sauts d'intervalles. Brisé par les émotions de ma fin d'après-midi, je fermais parfois les yeux pour mieux m'enfoncer dans cet univers sonore si suggestif, et je dus m'assoupir un instant car je sursautais aux applaudissements. Il n'y avait pas vraiment d'entracte prévu, simplement une courte pause permettant une nouvelle répartition de l'orchestre. Je plongeais dans le programme, que je n'avais pas eu le temps de consulter vraiment, et ne relevais les yeux qu'à la reprise. Ma surprise fut telle que je crus bondir de mon siège et pousser une exclamation. Au premier rang de l'estrade, côté jardin, c'était lui ! Un joueur de théorbe blond en chemise blanche. Mon joueur de théorbe…

Je te laisse imaginer mon état d'esprit et ma confusion. Bien sûr, la distance pouvait m'abuser, d'autant que j'étais encore sous le coup des doux prestiges de cette exposition, mais même en me tenant ce raisonnement, je résolus de faire coûte que coûte la connaissance de ce théorbiste, qui correspondait tout à fait aux jeunes gens qui retiennent mon attention, et qui avait l'indéniable avantage d'être, lui, mon contemporain.

Dans une impatience grandissante, je n'attendais plus que la fin du concert pour avoir l'occasion d'aller à sa rencontre, en me mêlant à l'inévitable cohorte des admirateurs qui vont saluer et complimenter les artistes en coulisses.

Il ne se trouvait pas parmi les musiciens, et je supposais qu'il s'était attardé sur la scène, j'allais donc vérifier, mais il n'en était rien. Revenant vers le groupe, je demandais après lui à l'une des joueuses de viole ; rousse, britannique et préraphaélite dans le teint comme dans les manières ; elle me répondit d'un air désolé qu'elle ne savait pas où il était et comment le trouver. L'instrumentiste initialement prévu avait été victime en fin de journée d'une aussi brutale que violente appendicite, et ce jeune homme leur avait été envoyé pour le remplacer. Il connaissait la partition et une brève répétition avait convaincu qu'il ferait parfaitement l'affaire ; le concert l'avait d'ailleurs très bien démontré. Le secrétariat de l'Académie pourrait certainement me renseigner le lendemain.

Songeur et désappointé, je partis dans la nuit tiède. Fuyant les places aux terrasses animées, je déambulais presque au hasard du dédale des venelles pavées de briques de la ville haute, avec l'idée de rejoindre un petit tertre, qui dans mon souvenir était peu fréquenté à cette heure-là. Arrivé en haut, je faillis rebrousser chemin. Alors que j'espérais que l'endroit serait désert, une personne occupait déjà l'emplacement que je convoitais, mais je sentis mon cœur s'emballer. À côté de cette silhouette de dos assise sur la balustrade dominant la citadelle, les jambes dans le vide et vêtue d'une chemise immaculée presque phosphorescente sous l'éclat de la pleine lune, se trouvait, posé, un théorbe.

Je m'approchais lentement, le gravier sous mes pas me semblant produire un vacarme démesuré, jusqu'au parapet de pierre où je m'accoudais. Je n'eus pas à l'aborder. Tournant vers moi son visage archangélique, il me dit Bonsoir, je suis Flavio. Je t'attendais. À peine désarçonné, je répondis après une hésitation Eh bien, tu vois, je suis venu…

Nous conversâmes une éternité tandis que la lune parcourait son orbe. Il parlait un italien facile à comprendre pour moi, archaïque dans sa construction et la précision de son articulation, et ne parut pas gêné des fautes que je pouvais commettre dans cette langue qui ne m'est pas familière à l'oral. Malgré cette longue conversation, quand il décida qu'il était l'heure de nous séparer alors que l'aube pointait, je réalisais que je ne savais toujours presque rien de lui. Il avait éludé mes demandes, qui pouvaient ne pas en être dans leur elliptique formulation, alors que j'avais répondu assez précisément à ses propres questions. Là encore, je n'eus pas à prendre l'initiative, alors que je cherchais les mots pour exprimer mon souhait, saisissant son instrument, il déclara, s'éloignant déjà, au revoir, bonne fin de nuit, nous nous reverrons. Rasséréné, je le vis disparaître au détour d'un escalier menant à la ville basse.

De retour à ma pension, je m'endormis d'un sommeil serein dont j'émergeais le sourire aux lèvres, alors que la matinée s'achevait.

Nous nous reverrons… avait-il dit. Mais je ne connaissais ni le lieu ni l'heure. Il était trop tard pour aller assister aux classes matinales, aussi je décidais de retourner à l'exposition pour contempler à nouveau ce portrait, mais un panneau annonçait laconiquement qu'elle était exceptionnellement fermée pour la journée.

Auprès du secrétariat de l'Académie, une femme acariâtre et obtuse prétendit ne rien savoir du changement impromptu d'interprètes de la veille, prétextant qu'elle ne s'occupait pas de cela et qu'on ne l'avait pas mise au courant. Elle refusa de se livrer à la moindre recherche et finit pas me dire de bien vouloir la laisser à ses occupations, car elle avait du travail.

L'après-midi passa dans une impatience grandissante. J'avais acheté deux places pour une version oratorio d'Ercole sul Termodonte, un opéra du prêtre roux, récemment exhumé dans l'espoir que si je rencontrais Flavio, il voudrait bien m'y accompagner, mais je revendis la seconde quelques minutes avant le spectacle à une Américaine exaltée qui m'embrassa les deux mains. Je quittais la salle avant la fin des applaudissements pour grimper rapidement jusqu'au sommet de la ville. Si j'avais rendez-vous avec lui, ce ne pouvait être que là.

Effectivement, je l'y retrouvais.

Il en fut ainsi les cinq jours suivants. Malgré mes demandes répétées, il fût impossible de l'amener à nous rencontrer dans la journée et ailleurs. Cela m'était un peu égal. Ces nuits me comblaient par l'exquis accord de nos âmes. Je brûlais de l'enlacer, mais une gêne confuse m'en empêchait, comme si un contact physique n'aurait eu pour effet que de rompre un enchantement fragile.

Je ne revis pas le tableau. Lorsque je me présentai au cloître pour la troisième fois, une pancarte indiquait que l'exposition était définitivement interrompue. À force de sonner, on vint m'ouvrir. C'était la moniale qui, devant mon insistance mais avec la plus grande des réticences, m'expliqua qu'il y avait eu des “dommages” – c'est la traduction littérale, mais je n'en trouve pas d'autres, du mot danni. Entre deux explications que je lui arrachais à grand-peine, elle marmonnait des ave maria en triturant nerveusement son chapelet en noyaux d'olive. Lorsque que je lui demandai si le Bronzino avait été touché, elle roula des yeux effarés en se signant rapidement par trois fois et me claqua violemment la porte au nez.

Le septième soir, qui devait être le dernier puisque je repartais le lendemain, j'avais résolu qu'il me fallait absolument obtenir de Flavio les informations qui nous permettraient de nous retrouver plus tard, ou tout du moins de rester en contact. J'emportais mon appareil photo, chargé d'une pellicule neuve, pour réaliser quelques clichés de lui, dans la lumière de l'aube où d'habitude il me quittait. Il accepta de prendre ma carte, avec mes coordonnée personnelles, mais refusa de me laisser la moindre information le concernant. C'est moi qui viendrais vers toi, me dit-il lorsque je feins de m'en offusquer. Quand l'aurore arriva, j'avais le cœur serré, et je lui demandais timidement si je pouvais le photographier. Il eut un sourire indéfinissable et répondit si tu y tiens… J'avais choisi un film à très haute sensibilité, mais je craignais que la luminosité ne soit encore insuffisante pour un bon résultat, aussi je faisais un peu traîner les choses entre deux séries de poses, espérant le lever du soleil. Au fur et à mesure que le temps passait, Flavio devenait étrangement tendu, un air inquiet s'inscrivant sur ses traits harmonieux.

Il me demanda plusieurs fois si j'en avais bientôt fini. Il ne me restait plus que quelques vues sur la pellicule et je lui demandais de bien vouloir s'asseoir sur un banc de pierre contre un mur d'où s'enfonçait un escalier étroit. J'avais jusqu'alors surtout photographié son visage, et je voulais un portrait en pied ou en plan américain avec son instrument. Je pris le dernier cliché au moment où, surgissant de l'horizon comme une flèche d'or, les premiers pinceaux du l'astre du jour illuminèrent le pan de mur. Il y eut dans mon viseur comme un bref flamboiement, et de façon réflexe, j'appuyais une nouvelle fois sur le déclencheur. Lorsque je reposai l'appareil contre ma poitrine, Flavio avait disparu, sans doute, ai-je pensé, par l'escalier. Je ne devais jamais le revoir, ni en avoir la moindre nouvelle.

 

Mon hôte se tut. Évoquer ces souvenirs semblait l'avoir emporté très loin, dans le temps comme dans l'espace. Je toussotais.

– Où sont les autres photos ?

Revenant de son voyage intérieur, il posa sur moi un regard douloureux.

– Il n'y a pas d'autres photos. Au développement, toute la pellicule – les trente-six poses – était gris foncé, définitivement voilée.

– Sauf une, donc…

– Oui, tu as remarqué, sans doute, que ce tirage est un peu étroit en hauteur. Ce n'est pas voulu. Tu sais certainement que lorsqu'on met en place un film dans un appareil reflex, il y a une zone d'amorce. Il arrive, si celle-ci s'enclenche du premier coup, qu'il puisse rester un peu de pellicule après la dernière vue, la possibilité de faire un cliché supplémentaire, souvent tronqué à gauche. Seule cette photo excédentaire a été correctement impressionnée.

– Une chance qui rattrape une malchance alors…

– La chance, ou autre chose… Tu sais, j'ai eu l'occasion de songer tellement de fois à cette histoire que je pense qu'il y a là, en jeu, des forces qui me dépassent ; qui nous dépassent.

– Tu exagères un peu, non ? Tu as rencontré un beau garçon qui te plaisait, tu ne l'as jamais revu malgré l'envie que tu en avais. C'est, malheureusement, assez banal.

– Banal, crois-tu ? Dans le train du soir qui me ramenait à Milan où je devais prendre une correspondance, pour tromper l'ennui et la morosité, je parcourus un journal local abandonné par un autre voyageur. Une brève de dix lignes y mentionnait un inexplicable incendie, le matin même, dans une exposition, justement dans la ville que je venais de quitter. On n'y déplorait, heureusement, selon le journaliste, que la destruction d'un portrait de l'atelier de Bronzino. La toile s'était entièrement consumée, laissant le cadre intact. Les circonstances exactes restaient opaques, mais on supposait une réaction chimique dont la cause demeurait inconnue.

– Je dois avouer que cela fait beaucoup de phénomènes inexpliqués.

J'étouffais un bâillement.

– Je suis vraiment désolé, c'est le sommeil, et non pas l'ennui ou le désintérêt. Me ferais-tu un double de cette photo ? En souvenir de cette soirée…

– Impossible. La pellicule a été égarée par le laboratoire à qui je l'avais confiée pour obtenir, justement d'autres tirages. Cela m'a rendu furieux, mais sans m'étonner. Il est écrit, je suppose, qu'il ne doit me rester de Flavio que cette unique photo. Toutes les tentatives pour obtenir d'autres exemplaires en s'en servant de contretype ont échoué. L'ombre n'apparaît pas.

– Et en utilisant la digitalisation ? On obtient aujourd'hui des résultats étonnants…

– Ne m'en parle pas ! Cela m'a valu de presque me brouiller avec une connaissance de longue date. C'est un infographiste, fondu de nouvelles technologies, et je lui avais apporté la photo, espérant un miracle numérique là où le bon vieil argentique montrait ses limites.

– Et alors ?

– J'ai assisté à toute l'opération. Les premiers essais ne donnèrent rien, mais il s'obstina, alors que je le priais d'abandonner. Je me sentais mal à l'aise, et il régnait dans la pièce où l'on opérait un froid glacial que je n'avais pas remarqué en y entrant. Enfin, poussant les réglages au maximum, et dans une résolution d'un finesse extrême, nous vîmes apparaître à l'écran, ligne après ligne, dans une lenteur incroyable – due selon mon ami au poids du fichier résultant de l'acquisition digitale – une image, où effectivement, l'ombre était discernable. Les pixels s'affichaient de plus en plus lentement. Au bout des deux tiers, le spécialiste déclara “C'est trop long, tant pis. On a vu que c'était bon, je sauvegarde”, et il appuya sur une touche. Il y eut un claquement sec, un éclair et un petit nuage de fumée. Toute l'installation électrique de la pièce, pourtant branchée sur onduleur, venait de sauter.

– Bigre, ça devient carrément du Stephen King ! Et il s'est fâché pour cela ?

– Non, il s'est fâché parce qu'après le passage de l'expert de l'assurance – et je peux te dire qu'il y en a eu pour une somme rondelette – il s'est avéré que la surtension, d'origine inconnue, elle aussi, avait été si forte que tous les microprocesseurs, toutes les cartes mères et tous les disques durs des matériels alors branchés étaient irrécupérables, irrémédiablement grillés. Il avait perdu des mois de travail et toutes ses archives personnelles.

– J'avoue que toutes ces coïncidences sont curieuses.

Sur cette concession, nous nous souhaitâmes la bonne nuit. La mienne fut paisible, et je ne rêvai pas d'Italie, ou du moins, pas que je m'en souvienne. »

 

Se non è vero, è ben trovato, commenta avec malice une des invitées qui nous avait raconté comment sa mère était venue lui dire au revoir en rêve la veille de son décès.

On me demanda ce que je pensais de cette histoire aujourd'hui. Je répondis que bientôt, une telle photo ne pourrait plus exister. Je dus, bien entendu, m'expliquer. Avec l'avènement des appareils numériques, disparaît une composante essentielle de l'acte photographique. Une composante physique. Dans les appareils modernes, la lumière renvoyée par l'objet photographié est immédiatement traduite en signal binaire, tandis que sur une pellicule, c'est la trace même du photon qui a frappé le sujet qui s'inscrit sur le film, puis est transférée sur le papier, et que nous percevons de la même manière, sous forme d'un photon. Ainsi que nous contemplons aujourd'hui l'éclat d'étoiles mortes depuis longtemps, nous sommes en relation directe, sans traduction, sur une photographie argentique, avec la lumière qui a touché la personne. La photographie ne conservera bientôt de son étymologie – écrit avec la lumière – que le souvenir de celle-ci…

On me complimenta pour cette brillante théorie.

Je soupirais qu'hélas, n'ayant pas son talent, elle n'était pas de moi, mais de Roland Barthes, et qu'il l'avait exposée dans son ouvrage si émouvant, La chambre claire.

Sur cet aveu et des embrassades, chacun partit affronter le brouillard.

Paris, avril 2008 – Loreto-di-Tallano, août 2008.
Petite note de vraisemblance.
On pourrait reprendre ce texte sur un point. Les dates de Bronzino (1503-1572) rendent improbable l'existence du Joueur de théorbe ; mais pas impossible. Car, outre que l'on connaît de ce peintre un Portrait d'un jeune homme au luth (daté de 1530-1532, et conservé aux Offices), Robert Spencer, bien qu'il la retienne comme douteuse, cite la mention de l'instrument dès 1544, tout en précisant que jusque dans la première moitié du xviie siècle, il est très malaisé de faire la différence entre les réalités que recouvraient les termes de chitarrone, tiorba et arciluto. Et il précise « Certainly there seems to be no musical need for a tiorba until at least the mid-1570s, when the Camerata [fiorentina] were experimenting with their nuove musiche » ; tout se joue donc à quelques années près, la date de la fondation de la Camerata Bardi étant, pour certains, 1573. C'est pour cette raison, sans doute, que le cartel annonce prudemment une attribution à l'école de Bronzino, et non au maître lui-même…


[Vous pouvez vous procurer la version imprimée de ce texte, édité par l'URDLA en 2001. Il est disponible dans les librairies (en général, sur commande), et sur les site de vente en ligne tels Amazon, Chapitre, FNAC, etc.]
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