Le jour où la critique a tout fait basculer
Christopher Fournier
Matthew était assis dans son fauteuil, un verre de whisky à la main. Cela faisait des années qu'il n'en avait pas bu. Dix ans au moins. Dès qu'il était rentré chez lui, il s'était servi. Un premier, vite suivi d'un deuxième. Là, il en était à son cinquième. Sa vision était tellement troublée par l'alcool que les images sur l'écran de télévision ne ressemblaient plus à rien, juste un brouillard de formes humanoïdes. D'un autre côté, elles passaient en boucle sur CNN depuis le début de l'après-midi. Il les avait vues et revues jusqu'à l'overdose. Pourtant, il ne zappait pas, restait sur la chaîne d'information en continu.
Il était sorti peu avant midi après dix années passées derrière les barreaux. Il n'avait que peu changé. Son visage était moins juvénile, plus carré, avec des pommettes hautes. Il arborait une brosse militaire et un bouc noir de jais. Il avait pris du muscle, beaucoup même à force de soulever des poids tous les jours pendant presque deux heures dans la cour de la prison. Mais il était aussi marqué. De copieuses cernes soulignaient ses yeux fatigués à cause des nuits trop courtes au milieu des cris de déments de certains prisonniers au cerveau détruit par l'enfermement dix-huit heures sur vingt-quatre entre quatre murs. Il marchait aussi légèrement vouté, comme un petit vieux qui devait supporter le poids des années sur son dos fragilisé par l'âge. Pourtant il n'avait que trente-deux ans.
Ses parents et sa sœur l'attendaient devant la grille. Une tripotée de journalistes aussi. Des dizaines et des dizaines. Et pas seulement des États-Unis. La BBC, BFM TV, N24, Globo News, RBC TV, Al Jazeera, NHK, CCTV[1], … avaient fait le déplacement jusqu'au pénitencier d'Allenwood, Pennsylvanie, pour l'accueillir, pour récolter sa première interview. Car l'affaire avait eu des retombées au niveau mondial. Partout, on avait parlé de la folie autour de la vidéo postée dix ans plus tôt et qui avait mis le feu aux poudres.
Pourtant, cette vidéo était comme toutes celles que Matthew tournait chaque semaine. Il était un Youtubeur suivi, à l'époque, par près d'un million d'internautes – le nombre avait quintuplé depuis. Comme à son habitude, il avait fait la critique d'un film. Mais cette semaine-là, il n'en avait dit que du mal, jugeant le scénario bancal, sans début, milieu, ni fin, la réalisation insipide, les raccords dignes de ceux du début du cinéma. Surtout, il avait descendu en flèche Greg Sanders, l'acteur principal, une étoile montante dans la grande famille d'Hollywood. Or, cela, les fans n'avaient pas apprécié. Pas apprécié du tout.
Matthew n'avait pas compris que les internautes défendent ainsi Sanders : le film était vraiment mauvais et le comédien en dessous de tout. Il n'avait d'ailleurs pas été le seul à le dire. Dans tous les médias, le film avait été qualifié de navet. La prestation de Sanders avait tout aussi été critiquée. Mais les jeunes, le public de Sanders, ne lisaient plus le New York Times, USA Today, et encore moins Film Quarterly[2]. Les réseaux sociaux et Youtube étaient leurs outils d'information principaux. Et la majorité des abonnés de Matthew faisait partie de ces jeunes. Ses propos sur Sanders n'avaient pas plu.
En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, l'incendie s'était propagé sur tous les réseaux. Une déferlante de propos haineux était tombée sur la tête de Matthew. Ses comptes Facebook, Twitter, Instagram et Tik Tok avaient été ensevelis sous une masse d'injures. Des milliers de messages chaque heure.
— Critique de mes deux. T'es aussi paumé qu'un fils de pute le jour de la fête des pères !
— Je chie dans la pute qui t'a mise au monde !
— Que tes ancêtres aillent se faire foutre sur dix générations !
— Je rêve de te péter dessus !
— Je vais te chier dans la bouche !
Des centaines d'autres insultes imagées, toutes plus ou moins scatophiles, et certainement tous les noms d'oiseaux inventés depuis la nuit des temps lui avaient été crachés à la figure. Chaque jour il en avait appris niveau injure. Il aurait pu en écrire un livre de cinq cents pages tant il en avait reçu. Peut-être même un tome deux !
Après, cela avait tourné au carnage. Certains petits malins avaient dévoilé son adresse. Sa maison avait été taguée, sa voiture réduite à l'état d'épave. Il avait dû garder les volets fermés car plusieurs contestataires avaient jeté des pierres et des briques dans les fenêtres. Des cocktails Molotov avaient bien failli réduire la maison à l'état de charbon géant. Heureusement, les murs en brique avaient résisté et les pompiers avaient rapidement éteint le début d'incendie. Le danger était tel pour Matthew que la police avait dû dépêcher deux flics pour le protéger. Il ne pouvait plus sortir de chez lui sans tomber sur une horde d'hurleurs d'injures et autres insanités.
Jamais une vidéo sur Youtube n'avait eu de telles répercussions. Le site d'hébergement avait bien tenté de la supprimer. Mais la toile était ce qu'elle était. Elle s'étendait partout, jusqu'aux confins du réseau tentaculaire. Avec tous les partages, les copies, les intégrations, il fut impossible de l'éradiquer en totalité.
Pour ne rien arranger, Matthew n'avait jamais essayé de calmer les ardeurs de ses opposants. Bien au contraire. Il avait fait le tour des plateaux de télévision où il s'était comporté comme ses adversaires : il les avait ouvertement injuriés, les avait défiés.
— Je voudrais dire à tous ces sacs à foutre qui m'éjaculent dessus depuis des jours que je les attends. Que tous ces scatophiles qui veulent me chier à la gueule viennent me voir. Je n'ai pas peur. Je suis droit dans mes bottes. Pas comme vous.
« Vous êtes tous des lâches. Vous vous cachez derrière vos écrans, derrière des pseudos à deux balles dignes d'un gamin de deux ans. Moi, je n'ai pas peur de montrer mon visage. Montrez le vôtre. Montrez votre face de branleurs aux yeux du monde.
« Le film de Sanders est une merde sans nom. Sanders est une merde sans nom. Vous êtes tous des merdes sans nom ! Moi aussi je vous chie au visage.
Dans les jours qui suivirent, il avait publié de nouvelles vidéos, en avait rajouté une couche sur Sanders et son film. Sa famille et ses amis avaient bien tenté de le convaincre d'arrêter, de faire profil bas pendant un moment. Matthew n'en avait fait qu'à sa tête. Plus on lui disait d'arrêter, plus il en faisait.
Jusqu'au jour où tout avait basculé.
Il était chez lui, à regarder Brooke Baldwin[3] qui revenait une nouvelle fois sur sa vidéo. À intervalles réguliers, sa maison s'affichait sur l'écran : plusieurs journalistes faisaient le pied de grue devant chez lui, dans l'espoir pathétique de capturer une image du pestiféré le plus célèbre au monde. À certains moments, en fonction de la direction du vent, il percevait les cris de ses adversaires qui étaient pourtant maintenus à plus de trois cents mètres de là par les forces de l'ordre.
Il décolla son fessier du canapé et alla jusqu'au frigo. Il attrapa une bière, sa dixième au moins depuis le début de journée. Dire qu'il n'était que deux heures de l'après-midi ! Ce soir, le nombre de cadavres de canettes avoisinerait la petite vingtaine. Sans compter que bientôt les rejoindrait une bouteille de vodka ou de whisky, tout dépendrait de son goût du jour. À moins qu'il fasse moitié-moitié comme la veille.
Cette affaire le rendait indéniablement alcoolique. D'un autre côté, il n'avait jamais fallu beaucoup le forcer pour plonger à gosier déployé dans l'alcool. Il avait pris sa première cuite à l'âge de quatre ans, lors d'un repas familial. Il avait vidé tous les verres de vin laissés par les convives. Finalement, il avait sombré dans les bras de sa mère, non sans avoir au préalable dégueulé le raisin fermenté sur le chemisier blanc tout neuf.
Son premier coma éthylique datait de ses treize ans. Une boum organisée par Damian Ferguson. Le bar des parents y était passé et plusieurs jeunes avaient fini à l'hôpital, Matthew en premier.
Il attrapa une Budweiser et ferma la porte du réfrigérateur. Il se retrouva alors nez-à-nez avec un jeune pas plus vieux que lui, le regard mauvais. Matthew apprendrait plus tard qu'il s'appelait Nathan Portman, cocaïnomane californien qui avait traversé les États-Unis d'ouest en est pour lui faire la peau.
— Prêt à recevoir ta sentence, connard ? aboya-t-il.
Il tenait un pistolet à la main, un vieux Colt digne d'un western spaghetti des années soixante-dix.
Matthew recula. Il regarda autour de lui après une arme. Le four microonde, trop lourd. Une bouteille d'eau, pas assez solide. Des magazines, tout aussi inutiles. Il avisa un bloc de couteaux. Il en saisit un.
— Tu crois que tu me fais peur ? gloussa Nathan.
Il fit un pas vers Matthew qui recula de nouveau. Un autre pas, une nouvelle reculade. On aurait dit que les deux guinchaient une quelconque danse de la Renaissance. Mais, les aristos de l'époque ne dansaient pas avec un couteau ou un flingue à la main.
Matthew lança sa canette de bière sur Nathan pour détourner son attention. Il prit ses jambes à son cou. L'autre ne fut pas le moins du monde surpris. Il leva son revolver et tira au moment où le critique plongeait derrière le canapé. La balle explosa la lampe sur la desserte juste à côté, le manquant d'un cheveu.
Nathan appuya une nouvelle fois sur la gâchette. Rien. Deuxième essai. Aussi infructueux. Le vieux Colt avait fait son temps : il ne voulait plus cracher une seule balle. Il le lâcha.
Matthew se releva, couteau tendu avec fermeté vers son adversaire. Il affichait un sourire mauvais.
— Qui est la proie maintenant ? cria-t-il.
Pendant un long moment, les deux ne bougèrent pas, se fusillèrent du regard. Matthew pensa aux flics dehors, censés le protéger. N'avaient-ils pas entendu le coup de feu ? Il apparaissait évident qu'ils avaient besoin d'un sonotone !
— Tu fais moins le malin sans arme, cracha Matthew.
Le Californien ne broncha pas, lui sourit même. Le critique de cinéma avança vers lui. Il ne bougea pas.
— J'en ai marre de toutes vos insultes, cris de haine et menaces, déclara le Youtubeur avec rage. Tu vas payer pour tout le monde.
Son adversaire ne fut pas du tout impressionné par son laïus. Il attendait la suite avec impatience.
Il n'eut pas longtemps à attendre. Matthew fonça sur lui. Quand il ne fut plus qu'à un petit mètre de Nathan, ce dernier projeta sa jambe droite en l'air. Le pied frappa la main de Matthew qui tenait le couteau. Celui-ci voleta à travers la pièce, à plusieurs mètres des deux combattants.
Matthew se précipita dans sa direction dans l'espoir de le récupérer. Nathan lui sauta sur le dos. Ils tombèrent sur le sol.
S'ensuivit une âpre bataille. Les coups plurent. Les poings, les pieds, la tête, les coudes, les genoux. Ils se servirent de toutes les armes que leur offraient leurs corps. Ils roulèrent sur la gauche, sur la droite. Ils crièrent, s'insultèrent, se crachèrent à la figure. Le sang coula d'une lèvre fendue. Une dent se déchaussa. Un nez craqua. Une arcade sourcilière s'ouvrit. Quelques touffes de cheveux furent arrachées.
Tous deux voulaient en découdre, ne lâchaient rien. Ils étaient prêts à se battre jusqu'à la mort, peu importait les conséquences. Nathan était venu là pour ça. Quant à Matthew, cette intrusion dans sa maison était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Il relâcha toute sa fureur, toutes ses frustrations des dernières semaines, sa haine qui s'était nourrie de celles des autres.
Il aperçut le couteau. Il tendit le bras. Ses doigts frôlèrent le manche. Il lui manquait à peine quelques millimètres pour s'en saisir. Il se tortilla telle une anguille. Il prit un direct dans l'œil droit. Pendant quelques secondes, il vit trouble. Mais très vite, sa vision redevint normale.
À force de gesticulations, Matthew parvint à récupérer son arme. Il le brandit vers Nathan qui attrapa son poignet à deux mains. Il tenta de dévier la lame. Mais Matthew était habité par la rage.
La pointe caressa la peau de Nathan. Elle s'y enfonça, la perfora. Une goutte de sang perla. Nathan banda les muscles. Il réussit à écarter légèrement la menace. Il agrippa le poignet de Matthew, exerça une forte pression. Les doigts s'ouvrirent. Le couteau chuta sur le sol.
Les deux se jetèrent dessus. Ils combattirent de longues secondes. Jusqu'à l'irréparable, la lame qui s'enfonça dans les chairs, sectionna les organes qu'elle rencontra.
La porte s'ouvrit à la volée. Les deux policiers chargés de la protection de Matthew entrèrent et ne purent que constater le carnage.
Six mois plus tard, le procès. La condamnation. Dix ans derrière les barreaux.
Matthew caressa la large cicatrice qui barrait son ventre. Il avait failli y passer ce jour-là. Il avait perdu plus de trois mètres d'intestin grêle et son colon avait été raccourci de moitié. Les médecins n'avaient pas su pendant une semaine s'il s'en tirerait du fait de la potentielle infection qui pouvait résulter du déversement du contenu intestinal dans la cavité abdominale.
Et voilà que Nathan Portman venait d'être libéré. Sa haine vis-à-vis du critique s'était-elle éteinte ? Matthew n'en savait rien. Il l'espérait. Car, avec le recul, avec la maturité, Matthew s'était rendu compte de son erreur, de sa bêtise.
Aujourd'hui, il se conduirait autrement.
Quoi que.
Car, en toute objectivité, le film de Sanders était vraiment mauvais. Très mauvais même !
[1] Chaîne d'informations, dans l'ordre : Royaume-Uni, France, Allemagne, Brésil, Russie, Qatar, Japon, Chine.
[2] Revue américaine de cinéma publiée par la University of California Press de Berkeley, en Californie.
[3] Présentatrice de CNN Newsroom.