Le Journal d'Helen Grey

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Juste l'histoire d'une femme durant l'ère victorienne... L'histoire d'une femme qui ne voulait pas se marier.


Shirley posa une dernière fois son pinceau coloré sur le bois lustré de la rampe d'escalier. Elle se recula un instant pour admirer les plantes qu'elle avait passé l'après-midi à peindre, fière de son travail. Cela faisait plusieurs semaines déjà qu'elle et Catherine s'échinaient à rénover cette petite maison victorienne qu'elles avaient récemment achetée, ajouta par-ci, par-là quelques touches de couleurs pour rompre avec son côté austère et qu'elle soit plus à leur goût, et elles en voyaient finalement le bout. Plus que quelques finitions, et cette maison serait parfaite !

un bruit sourd retentit tout à coup du premier étage.

— Kate ? cria-t-elle depuis le rez-de-chaussée. Tout va bien ?

— Oui, oui, répondit-elle d'une voix étouffée. Je, euh, j'ai juste trouvé un truc, tu peux venir deux secondes ?

Elle laissa tomber ses pinceaux et la rejoignit à l'étage où elle la trouva couverte de poussière. Elle se frottait le crâne comme si elle avait reçu quelque chose sur la tête. À côté d'elle, une échelle pliable menant à une trappe dans le plafond qu'elle n'avait jusqu'à ce jour jamais remarquée.

— Un grenier ? C'était pas marqué sur l'annonce.

— Je pense que l'agence ignorait tout autant que nous son existence, vu comment c'est poussiéreux là-dedans. Tu veux y faire un tour ?

— Tu n'y es pas déjà allée ?

— J'ai juste jeté un rapide coup d'œil, y'a juste pleins de vieilles babioles. Ce grenier devait servir de débarras.

Elle escalada l'échelle, Catherine à sa suite, et monta sous les combles de la maison. La pièce était sombre, si basse qu'il fallait s'accroupir pour avancer, sentait le renfermé, et il y avait tellement de poussière que Shirley avait l'impression de respirer dans un sac d'aspirateur.

— Bon, bah va falloir vider tout ça, dit-elle en avisant le désordre qui l'entourait.

— Ça va encore nous prendre une plombe tout ça.

— Toi, contente-toi d'aller prendre une douche, t'es toute sale. Je vais commencer seule, tu m'aideras plus tard.

Catherine ne se fit pas prier et quitta prestement le grenier. Shirley s'agenouilla devant la première malle qu'elle trouva et l'ouvrit pour en fouiller le contenu. De vielles photos en noir et blanc, des paquets de lettres, reconstitution de la vie d'une personne ayant vécue des décennies, peut-être même des siècles avant elle. Elle frétillait d'impatience à l'idée d'explorer tous ces trésors du passé quand son attention fut tout à coup attirée par un vieux journal. Un journal intime. Un journal signé « Helen Grey ».


 ✦


Son regard s'était posé sur elle par pur hasard. Si son idiot de frère ne s'était pas encore éclipsé pour « discuter » avec une de ses « amies » et qu'il n'était pas parti à sa recherche, il ne l'aurait certainement pas remarquée de la soirée, comme beaucoup d'autres. Elle était là, debout, dans un coin de la pièce, si discrète qu'elle aurait pu se fondre dans la tapisserie. Son regard se perdait dans les fleurs qui l'ornementaient. Une bulle d'indifférence la séparait de l'ambiance joyeuse et festive qui régnait dans la salle ce soir-là. Personne ne faisait attention à elle, si ce n'est sa chaperonne, sa mère sûrement, qui, de loin, semblait la gronder, espérant de toute évidence la sortir de son apathie consternante. La jeune femme l'ignorait royalement, seule, dans son monde.

Mettant de côté les frivolités de son frère, Gilbert se dirigea vers les deux femmes. D'une révérence, il salua la chaperonne :

— Bien le bonsoir Madame Grey ! Mademoiselle.

— Monsieur Lovewood ! Bonsoir !

La jeune femme ne réagit pas, son attention toujours rivée sur la composition florale de la tapisserie. D'un coup de coude discret, mais qu'il ne manqua pas de remarquer, la chaperonne éclata sa bulle, et pour la première fois, la jeune femme croisa le regard de Gilbert.

— Bonsoir Monsieur.

Sa voix, polie, distante, froide, n'était même pas accompagnée d'un sourire accommodant. Troublé par ce manque de complaisance, Gilbert tenta de relancer la conversation.

— Votre fille, je présume ? demanda-t-il à Madame Grey.

— Oui, en effet ! Helen, ma cadette.

— Je m'en doutais. Elle est aussi belle que vous Madame.

Il esquissa un sourire charmeur et baisa galamment la main de la mère.

— Oh ! Quel flatteur vous faites ! s'exclama cette dernière avec un enthousiasme contrastant avec la froideur de sa fille. Mais que me vaut le plaisir de votre compagnie ?

— Et bien, je voulais simplement demander à votre fille si elle accepterait bien de m'offrir sa prochaine danse.

La concernée ouvrit la bouche mais Madame Grey ne lui laissa pas le temps de répondre.

— Oh, mais bien sûr ! Avec plaisir ! Helen ! Donne-lui ton carnet !

Elle ne cacha pas le soupir qui s'échappa de ses lèvres mais tendit néanmoins son carnet de bal. La soirée était déjà bien avancée, pourtant, il n'y avait pas un seul nom sur le petit feuillet accroché au poignet de la jeune femme. Il inscrivit son nom dans le carnet et attendit, tout sourire, que la prochaine commence.



À la lueur de la lampe torche qu'elle avait amenée avec elle, Shirley ouvrit délicatement le vieux journal. Sur la première page, un nom était inscrit. Helen Grey. Certainement une ancienne habitante de ces lieux. Quand avait-elle vécu ? Quelle vie avait-elle vécue ? Quel genre de pensées avait-elle confié dans ce journal ? Alors qu'elle s'apprêtait à tourner la prochaine page, Shirley se ravisa. Elle tourna le journal et commença à lire la dernière page, écrite d'une main tremblante.


« Je vais bientôt mourir. Je le sais. Je le sens. Mes forces me quittent petit à petit, j'ai de moins en moins d'appétit et ce poids que je ressens en permanence dans la poitrine s'alourdit de jour en jour. Croyez-le ou non, Gilbert, car je sais qu'après ma mort, vous lirez ce journal, quand bien même je vous ai demandé de ne pas le faire, je n'éprouve aucune inquiétude, aucune tristesse à cette perspective. J'accueille au contraire la fin de cette malheureuse vie avec un profond soulagement. Gilbert, je n'ai jamais caché mes sentiments à l'égard de notre mariage et ce n'est pas à présent que je me trouve sur mon lit de mort que je compte le faire. Je regrette de vous avoir épousé. Je le regrette pour vous, pour notre fils, mais surtout pour moi. Vous auriez été bien plus heureux si vous aviez épousé une femme qui vous aimait autant que vous l'aimiez. Arthur aurait été bien plus heureux s'il avait eu une mère aimante. J'aurais été bien plus heureuse si j'avais pu aller au bout de mes convictions. Vos sentiments, loin de m'apporter le bonheur, ont été pour moi un bien trop grand fardeau. Peut-être aurait-il mieux valu que j'épouse un homme aussi froid et distant que je l'ai été. Mais je sais que je n'aurais pas été plus heureuse dans un tel mariage. J'ai toujours su que cette vie n'était pas faite pour moi. 

« Alors Gilbert, s'il-vous-plait, à ma mort ne pleurez pas. Je ne veux pas de vos larmes. Mais je vous connais. Je sais que vous ne m'écouterez pas. Vous n'en avez toujours fait qu'à votre tête.

« Sachez que quelque soit ce que vous ressentirez à la lecture de ce texte, ce n'est pas vous que je blâme, mais le système qui nous a vu naître. Peut-être, dans une autre vie, aurions-nous pu être bons amis.

Helen Grey. »



— Monsieur Lovewood ! Quel plaisir de vous voir aujourd'hui ! s'extasia Madame Grey dès qu'il eut posé un pied dans l'entrée de leur petite résidence londonienne. Et je vois que vous n'êtes pas venu les mains vides ! Quel magnifique bouquet !

— Un cadeau. Pour Mademoiselle Grey. Et merci à vous de me recevoir.

— Quelle délicate attention ! Ma fille sera ravie !

Elle hêla une domestique.

— Emma, soit gentille, trouve moi un vase pour ces belles fleurs et place-les dans la chambre d'Helen.

La servante hocha la tête, prit le bouquet qu'il tenait dans ses bras et disparut au coin du couloir. Madame Grey retourna son attention sur le jeune homme.

— Suivez-moi, mon garçon. Helen vous attend dans la véranda.

Sans se faire prier, Gilbert lui emboîta le pas. La mère Grey le conduisit jusqu'à une petite pièce aux grandes fenêtres blanches. La fille Grey se trouvait là, nonchalamment assise sur une banquette, lisant un livre à la lumière du soleil. Si elle avait remarqué sa présence, elle n'en montra pas le moindre signe. Aussitôt, Gilbert engagea la conversation : 

— Bonjour Mademoiselle Grey. Comment vous portez-vous aujourd'hui ?

— Je me portais à merveille, répondit-elle sans lever les yeux de son livre.

— Je vois cela. Que lisez-vous ? Votre lecture me semble passionnante !

— Jane Eyre, de Currer Bell.

— Jane Eyre ! J'ai adoré ce roman ! J'espère qu'il vous plaira tout autant qu'à moi !

— Je l'ai déjà lu.
— J'en déduis alors que vous en avez apprécié la lecture. J'ai tout particulièrement aimé l'amitié entre Jane et St John ! Oh, et que dire de sa relation avec Monsieur Rochester ! La scène de la déclaration sous l'arbre fait partie de mes favorites ! J'ai été profondément déchiré par leur séparation, je suis heureux qu'ils aient pu se retrouver à la fin et vivre ensemble.

Elle haussa le sourcil par-dessus son livre et darda sur lui un regard acéré. Au moins avait-il réussi à capter son attention. Et il devait le reconnaître, son profil glacial était plutôt charmant. À ses côtés, sa mère lui lança un regard réprobateur.

— Nous ne partageons pas le même avis sur ce livre. J'ai pour ma part été foncièrement déçue qu'elle retourne dans les bras de cet homme.

— C'est étrange, je ne m'attendais pas à ce que vous préféreriez qu'elle épouse St John et l'accompagne aux Indes.

— Grand Dieu, non ! J'ai autant si ce n'est plus de mépris envers cet homme. J'aurais largement préféré qu'elle reste institutrice. Maintenant, si vous le voulez bien, j'aimerais reprendre ma lecture. 

— Vous n'êtes pas très bavarde à ce que je vois.

— C'est que j'ai peu de choses à vous dire.

— Helen ! s'indigna Madame Grey. Un peu de tenue voyons ! Je suis désolée pour ma fille Monsieur Lovewood, comme vous pouvez le voir, elle est quelque peu… Comment dire… Sauvage…

— Ne vous excusez pas, Madame, je trouve cette franchise rafraîchissante. 



« Je n'ai pas voulu de cet enfant. J'ai conscience que, si quelqu'un lisait ces lignes que je suis en train d'écrire, on ne manquerait pas de me traiter de monstre. Après tout, comment une mère pourrait-elle penser de telles choses de la chair de sa chair ? Malheureusement pour ces personnes, j'ai toujours considéré que ma franchise était l'une de mes plus grandes qualités. 

« Lorsque je regarde par la fenêtre et que je vois Gilbert jouer avec son fils comme s'il était le plus beau trésor du monde, je ne peux m'empêcher à la vie qui m'a échappée. Cette vie dont je rêvais mais que je savais pourtant inaccessible. Je ne peux m'empêcher de haïr de cet enfant dont je n'ai pas voulu. J'ai beau savoir qu'il est innocent, qu'il n'est pas la cause de mon mariage, je ne parviens pas à éprouver autre chose que du ressentiment à son égard. Qu'on le veuille ou non, il est celui qui a verrouillé ce maudit mariage, celui qui a conforté Gilbert dans ses naïves considérations, lui qui pensait vainement que son amour seul suffirait à me rendre heureuse. Je sais que cet enfant n'est en rien fautif de mon malheur. J'ai bien essayé malgré tout de me montrer tendre avec lui, de répondre à ses embrassades, de jouer avec lui. Mais j'ai rapidement senti que j'agissais contre mon cœur. Il a dû le sentir lui aussi. Il vient de moins en moins me voir ces derniers temps. À l'inverse, il s'est beaucoup rapproché de son père. Cette différence de traitement me rassure grandement. Plus vite il se détachera de moi, moins il souffrira de cette mère incapable d'amour. Gilbert est un bon père. Je sais qu'il saura combler la tendresse que je ne peux offrir à cet enfant.

« Je me demande ce qu'a bien pu ressentir ma mère à ma naissance. S'est-elle aussi sentie forcée de m'aimer ? A-t-elle eu, comme moi, du mal à se montrer tendre envers mes frères et moi ? Je ne sais pas, tout cela remonte à si longtemps. Mais j'en doute. Je l'imagine mal, elle et toute son exubérance dans l'expression de ses sentiments, peiner à éprouver de l'affection pour ses enfants. Je ne l'envie pas. J'ai toujours su que ces choses, cette vie, n'étaient pas faites pour moi. »



— Puis-je au moins connaître la raison de votre refus ? Je ne pense pourtant pas être un mauvais parti !

— Puis-je au moins connaître la raison de votre persistance ?

Leurs pas crissaient sur le gravier du parc quand Gilbert avait demandé Helen Grey en mariage, au grand bonheur de sa mère qui les suivait de près. Sa fille, dans toute son indifférence habituelle, avait immédiatement refusé sa demande.

— Combien de fois m'avez-vous déjà demandé en mariage, Monsieur ? J'ai perdu le compte.

— Sept fois !

Sa réponse enthousiaste lui fit pincer les lèvres.

— Cette question n'attendait pas de réponse. Il me semble pourtant avoir été suffisamment claire au sujet de mes sentiments à votre égard, alors pourquoi vous montrez-vous aussi persistant ? Je n'ai ni le statut, ni la richesse, ni la beauté qui mérite un tel acharnement. Vous n'avez aucune raison de me poursuivre ainsi.

Elle n'avait pas tort, il se devait de reconnaître qu'elle n'était pas bien attractive sur le marché du mariage.

— Vous n'avez pas une petite idée ?

Elle fronça le nez.

— Si je savais pourquoi vous insistez autant, je ne vous aurais pas posé la question.

Il garda le silence un instant, réfléchissant à la manière dont il allait formuler ses propos. La dernière chose qu'il souhaitait, c'était la braquer, et depuis le temps qu'il la côtoyait, il savait comme il était simple de la chiffonner.

— Il faut croire que j'ai fini par m'attacher à votre caractère acide et votre franchise à toutes épreuves.

Helen Grey s'arrêta soudainement dans sa marche, les sourcils froncés.

— J'ose espérer avoir mal compris vos propos.

— Si vous pensez que j'ai été séduit par votre charme glacial, alors vous avez très bien compris.

Ne pouvant plus contenir ses émotions, Gilbert saisit sa main gantée. Elle la dégagea dans l'instant.

— Dans ce cas, j'ai d'autant plus de raison de rejeter votre demande, répondit-elle sèchement.

Faisant fi de son rejet, il la reprit aussitôt et, la regardant droit dans les yeux, se rapprocha à une distance que la convention aurait jugé d'indécente. Derrière eux, Madame Grey faisait mine de ne rien voir. 

— Helen, chuchota-t-il de sorte à ce qu'elle ne les entende pas. Je n'ignore pas vos sentiments à mon égard, mais vous savez tout autant que moi que vous ne pourrez rester célibataire indéfiniment, et vos parents ont beau avoir été conciliants jusqu'à ce jour, je ne pense pas me tromper en affirmant que leur patience a atteint ses limites.

Elle jeta un bref coup d'œil à sa mère qui, la tête tournée comme si elle contemplait un quelconque peuplier, les regardait à la dérobée. Elle pinça davantage ses lèvres.

— Épousez-moi, Helen, reprit Gilbert d'une voix autrement plus sérieuse que son ton habituel. Vous n'aurez pas à me retourner vos sentiments, je ne vous le demanderai pas. Mais n'oubliez pas que peu de femmes ont la chance d'épouser un homme qui les aime sincèrement, votre vie sera plus agréable ainsi. J'en m'en assurerai.

Mademoiselle Grey resta silencieuse un moment qui dura une éternité pour Gilbert, semblant peser le pour et le contre. Au bout d'une longue minute, elle soupira :

— Qu'il en soit ainsi. J'accepte. De toute façon, il semblerait que quoique je dise, vous ne renoncerez jamais.



« Je suis épuisée. Ces cinq derniers mois ont été pour moi une véritable torture. J'aurais pourtant dû m'y attendre. Je savais que ce moment finirait par arriver si j'embrassais la vie d'épouse. Pourtant, au fond de moi, je chérissais l'espoir que tout cela n'arriverait pas, que quelque chose clocherait avec mon corps ou bien avec celui de Gilbert. Hélas, je suis en parfaite santé – du moins je l'étais, Gilbert est en parfaite santé lui aussi, et je n'ai pas été épargnée. Chaque jour, je rejette le peu que j'ai réussi à avaler au petit matin, la moindre odeur me donne la nausée,  mon dos et mon ventre me sont atrocement douloureux, et je dois désormais partager mon corps avec un parasite. Et tout ce qu'on trouve à me dire, ce sont des félicitations, tandis que je souffre le martyre, seule, de mon côté. “C'est un mal pour un bien”, me répète souvent ma mère, mais je ne sais pas si je peux considérer ce qu'il m'arrive comme un heureux événement. Et moi qui ait toujours valorisé l'honnêteté et la franchise, voilà que je me retrouve incapable de formuler mes sentiments à haute voix. Quand le médecin a annoncé la nouvelle à Gilbert, quand j'ai vu son sourire rayonnant… Je n'ai pas pu me résoudre à lui dire ce que j'avais sur le cœur. Je sais pourtant qu'il ne m'en tiendrait pas rigueur. 

« Gilbert a toujours été un bon mari, surtout depuis qu'il est au courant. Il fait tout pour m'accommoder, il est en permanence aux petits soins avec moi, il a toujours une petite attention, toujours un encouragement à me donner. Je trouverais cela touchant si son comportement ne m'était pas étouffant. Je ne crois pas qu'il ait relevé mon silence, autrement il m'en aurait touché mot. Il doit penser qu'à défaut de l'aimer lui, j'aimerais la chair de ma chair. Je ne sais pas si j'en serais capable. Comment alors lui dire que cette petite créature qui grandit en moi n'est qu'à mes yeux une énième chaîne autour de mon cou ?

« Je commence sincèrement à regretter d'avoir accepté sa proposition. En comparaison de ce que je vis actuellement, affronter le regard et les chuchotements de la haute société à mon égard me semble bien plus aisé. de toute façon, je n'ai jamais trop apprécié la haute société. Mais je sais que tôt ou tard, mon père aurait fini par quitter ce monde, que mon frère aurait fini par hériter de la maison. Je sais que je n'aurais été qu'un poids à ses yeux. Un poids dont il aurait fini par se débarrasser. Peut-être alors aurais-je dû prendre le voile plutôt que de me marier. Je ne sais pas, je n'ai jamais été d'une grande foi.

« De toute façon, il est trop tard pour les regrets. J'ai fait un choix, et il en va de mon devoir d'en assumer les conséquences à présent. J'espère simplement pouvoir me libérer de ce poids le plus rapidement possible. »



Gilbert essuya subrepticement ses mains moites sur son costume. Il n'avait jamais été du genre nerveux, bien au contraire même, mais en ce jour si particulier, il ne parvenait pas à contenir sa nervosité. À ses côtés, se trouvait la femme pour laquelle il avait développé, au fil des mois passées en sa compagnie, une passion dévorante. Ils s'étaient aujourd'hui retrouvés devant l'autel pour prononcer leurs vœux. Cette scène relevait pour lui du miracle. Jamais il n'aurait cru que la si charmante Helen Grey finirait par l'accepter. Il avait véritablement envie de sauter au plafond tant il était heureux.

La salle de réception avait été parée de dentelle et de fleurs fraîches qui imprégnaient l'air d'une fragrance enchanteresse. Les chandeliers au plafond vacillaient légèrement, projetant des ombres dansantes sur les murs lambrissées tandis que le prêtre entamait son discours. Ses mots résonnaient dans la chapelle, mais l'émotion de Gilbert était telle qu'ils n'étaient pour lui qu'un écho lointain. Il jeta un regard en direction de sa bien aimée, espérant certainement croiser le sien, mais celui-ci demeurait caché derrière son voile blanc. Elle était si belle dans sa robe immaculée. Il tenta de lui glisser un sourire rassurant mais elle ne sembla pas le remarquer, soit qu'elle était trop concentrée sur le discours du prêtre, soit qu'elle était trop distraite au contraire. L'homme d'église se tourna alors vers lui et le regarda avec solennité.

— Chers amis, le mariage est un engagement sacré, un pacte d'amour entre deux âmes. Aujourd'hui, vous vous engagez à vous aimer, à vous respecter et à vous soutenir mutuellement dans tous les aspects de la vie. Gilbert Edward Arthur Lovewood. Devant Dieu, et devant tous ces témoins, voulez-vous prendre Helen Isabelle Charlotte Grey comme votre épouse, pour l'aimer et la chérir, dans la joie comme dans la peine, dans la santé comme dans la maladie, et ce jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

Il n'hésita pas une seule seconde.

— Oui, je le veux, répondit-il d'une voix ferme et empreinte d'émotion.

Le prêtre se tourna ensuite vers la mariée.

— Helen Isabelle Charlotte Grey. Devant Dieu, et devant tous ces témoins, voulez-vous prendre Gilbert Edward Arthur Lovewood comme votre épouse, pour l'aimer et la chérir, dans la joie comme dans la peine, dans la santé comme dans la maladie, et ce jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

— Oui… Je le veux…

Ses paroles, si courtes furent-elles, étaient empreintes d'une gravité qu'il ne pouvait ignorer. Le prêtre sourit et poursuivit : 

— Que ces vœux soient scellés dans vos cœurs. Que votre amour grandisse et prospère à jamais. Que Dieu vous bénisse et vous guide sur le chemin de l'union sacrée. Amen.

Les vœux échangés, les alliances glissèrent sur leurs doigts. Les applaudissements retentirent. Ils signèrent le registre, lui d'une main assurée, elle d'une main tremblante.

— Vous pouvez embrasser la mariée, ajouta l'homme d'église.

Il souleva alors son voile et croisa finalement le regard d'Helen. La tristesse qu'il y discerna lui glaça le sang.

Il posa délicatement ses lèvres sur son front et, comme pour la rassurer, à moins que ce ne soit pour se rassurer lui, il murmura : 

— Je promets de te rendre heureuse.



« Tout se passe si rapidement ces derniers temps. Dès l'instant où j'ai annoncé la nouvelle de mes fiançailles à ma mère, ce jour-là, dans le parc, je n'ai plus eu une seule minute à moi. Sans grand étonnement, elle a accueilli la nouvelle avec ravissement et s'est empressée de le répéter au reste de la famille, à tel point que Monsieur Lovewood n'a même pas eu besoin de faire de demande officielle. Je savais qu'elle attendait mon mariage avec impatience, elle me l'avait bien assez fait comprendre jusqu'à présent, mais je ne pensais pas qu'elle avait déjà tout préparé à l'avance. Le mariage arrive si rapidement qu'on croirait presque qu'il se fonde sur de mauvaises mœurs. Tout cela me donne le tournis.

« Sans caisse je suis sollicitée, pour n'importe quel petit détail : le choix de la chapelle, le motif de la dentelle, la couleur de ma robe, crème, ivoire, pastel il paraît que le blanc est la mode depuis le mariage de la reine, roses ou orchidées pour le bouquet ? Qui inviter ? Quelle tante ? Quel cousin ? Quel ami de la famille que je n'ai jamais vu de ma vie ? Où les placer ? telle personne s'est querellée avec la sœur de telle autre personne dernièrement, il ne faudrait surtout pas provoquer une quelconque agitation en les plaçant à la même table enfin, cela porte malheur. Oh, et puis dans quel journal annoncer la nouvelle ? C'est si important que toute la ville apprenne que la fameuse Helen Grey, la vieille fille que personne ne connaît, va bientôt se marier !

« Je ne veux même pas penser à la cérémonie de fiançailles approche à grand pas. je n'ai presque pas revu Monsieur Lovewood depuis qu'il m'a fait sa demande, il doit être tout aussi occupé que moi. Je m'en réjouis. je ne sais pas si j'aurais été capable de l'affronter dignement.

« Ce matin, ma mère a reçu une missive du tailleur, indiquant que ma robe était presque prête et qu'on avait besoin de moi pour les essayages et ajustements. Elle a prévu de m'y emmener plus tard, dans l'après-midi. Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis. Tout cela devient si réel tout à coup. Plus le temps passe, plus il  me devient difficile de faire marche arrière. j'aurais aimé que cela n'ait été qu'un mauvais rêve à la suite duquel je me serais réveillée, réconfortée par les embrassades rassurantes de ma mère, comme quand je n'étais qu'une enfant. Mais même ses bras à présent me semblent hostiles.

« J'espère sincèrement que je ne vais pas regretter mon choix. »



Il faisait les cent pas devant la porte de la chambre. Gilbert ne parvenait à calmer ses angoisses. La dernière fois qu'il avait été aussi nerveux, il était sur le point de se marier. Mais la différence avec ce jour-là, c'est qu'à tout moment il pouvait ou devenir l'homme le plus heureux du monde, ou perdre tout ce qui faisait son bonheur.

Cela faisait à présent plusieurs heures déjà que les accoucheuses et le médecin s'étaient enfermés dans cette chambre avec sa femme, et ils ne montraient aucun signe d'en sortir avant un moment. Il savait que les accouchements duraient longtemps, mais pas aussi longtemps. Y'avait-il eu des complications ? Pourquoi ne l'avait-on toujours pas appelé ? Son frère n'avait pas pris autant de temps à naître…

De l'autre côté de la porte, il ne pouvait entendre que des cris étouffés? Sa femme qui avait toujours été si impassible criait aujourd'hui à gorge déployée. Il aurait tant aimé être présent à ses côtés dans ce moment si difficile, mais Helen lui avait ordonné de sortir dès le le début du travail, et il se retrouvait à présent seul, dans ce couloir, à la merci de ses angoisses.

Helen avait toujours été de bonne constitution. Depuis leur rencontre – il se souviendrait toute sa vie de cette soirée, de ce bal, de sa compagnie, de la mazurka qu'ils avaient dansé ensemble –  il ne l'avait jamais connue malade. Il avait toujours eu l'impression que rien ne pourrait jamais la briser, comme un solide roseau à travers la plus féroce des tempêtes. Bien sûr, sa grossesse avait été quelque peu difficile pour sa femme, mais à aucun moment les médecins n'avaient jugé que sa santé était en danger. Il n'avait aucun doute qu'elle parviendrait à sortir de cette épreuve saine et sauve, du moins c'est ce qu'il pensait quelques heures plus tôt.

Quand un premier cri, plus aigu, plus perçant, résonna depuis l'autre côté de la porte, ce fut comme si l'air s'infiltrait enfin dans ses poumons après une éternité passée sous l'eau. La porte s'ouvrit, il ne se fit pas prier pour entrer.

— Félicitation Monsieur Lovewood ! s'exclama aussitôt le médecin, tout sourire. C'est un fils.

On lui tendit un enfant emmailloté de linge. Alors qu'il le tenait dans ses bras avec toute la délicatesse du monde, il sentit ses larmes monter. Il voyait déjà en lui ses pomettes et les yeux emplis d'intelligence de sa femme. Il avait, entre ses mains, le plus bel enfant du monde, et c'était le sien.

Médecin, accoucheuses, domestiques, et même la famille proche qu'il avait envoyée quérir au début du travail et qui attendait dans le petit salon jusqu'à présent, le félicitaient.

Helen, quant à elle, était allongée dans le lit. Son regard se perdait dans le paysage qu'on pouvait observer à travers la fenêtre. Loin de participer à toutes ses effusions de joie, elle était restée silencieuse. Peut-être était-elle, après ces longues heures d'effort, trop épuisée pour se réjouir.



« Je crois que je n'arriverais pas à rester célibataire encore bien longtemps. Mes parents ont beau ne rien vouloir m'imposer, je sens qu'ils se font de plus en plus impatients à mesure que le temps passe et que je m'éloigne de l'idéal du marché du mariage. Ils craignent de me voir finir vieille fille. Ils essaient de le cacher, par peur, certainement, de me braquer, mais je ne suis pas dupe, et surtout, ils ne sont pas très subtils. Je me doute bien que ce n'est pas le hasard qui nous a fait rencontrer (quelle coïncidence !) tel homme célibataire, tel prétendant potentiel, telle amie de ma mère qui cherche justement une épouse pour son fils. Au moins dans ces moments-là, je peux les éviter, prétexter avoir vu une amie au loin, dire que je suis indisposée dans le pire des cas. Exposés ainsi en public, personne n'ose faire d'esclandre. À l'inverse, je déteste quand mes parents les invitent directement chez nous, parfois sans me prévenir, et je me retrouve donc à devoir tenir la conversation à une présence qui m'est tout à fait désagréable alors que je voulais simplement passer mon après-midi à lire dans le patio.

« À mon grand bonheur, mon attitude impassible a tendance à rebuter même les plus persistants. Après tout, qui voudrait d'une femme qui les méprise ouvertement ?

« Hélas, depuis quelque temps, trois semaines, peut-être, quatre, je ne sais plus, l'un d'eux s'est montré particulièrement acharné. J'ai beau lui partager clairement mon mécontentement en sa présence, il continue de me rendre visite. Pire encore, dès qu'il me voit en soirée, il s'empresse de me rejoindre pour remplir de son nom mon carnet de bal. Soit il est idiot, soit il est complètement borné. Son enthousiasme constant m'épuise et ses préventions m'oppressent. Il n'est pas méchant, et en d'autres circonstances peut-être aurais-je pu apprécier sa compagnie, mais sa cour incessante m'est franchement déplaisante. On dirait une mouche qui s'obstinerait à voler près de son oreille et qu'on arriverait pas à chasser quelque soit les efforts mis en place. Mais même la plus entêtée des mouches finit par se poser un jour.

« Je suis désolée, père, mère, mais je refuse de sacrifier mon bonheur pour le bien des codes sociaux. »



Il entra en trombe dans la chambre, claquant bruyamment la porte.

— Pourquoi as-tu dit cela ? Demanda-t-il à sa femme.

Il fulminait. Helen était assise dans un fauteuil. Emmitouflée dans un châle, elle lisait placidement au coin de la fenêtre.

— J'ai dit beaucoup de choses dans ma vie, il faudra être plus précis, répondit-elle d'une voix désintéressée.

Il avait toujours apprécié son flegme, c'est ce qui faisait son charme, pensait-il souvent, pourtant, en cet instant, ce désintérêt flagrant n'avait pour effet que de redouble sa colère. Il ferma la porte, refusant qu'une oreille écoute cette dispute, qui ne serait certainement qu'à sens unique, il la connaissait trop bien pour savoir qu'elle ne se laisserait pas emporter.

— Ne fais pas l'idiote, tu vois parfaitement de quoi je parle. Pourquoi lui as-tu dit que tu ne l'aimais pas ?!

— Il m'a posé une question, et je lui ai répondu. Ce n'est pas de ma faute s'il ne voulait pas entendre la réponse.

— Helen ! Ce n'est qu'un enfant ! Cela te tuerait donc de te montrer ne serait-ce qu'un peu tendre envers lui ?!

— Il me semble que nous payons une nourrice pour cela.

— Un enfant a besoin de sa mère ! Pas d'une nourrice !

Elle l'ignora. Le bruit de la page qu'elle tourna lui sembla assourdissant dans ce silence qu'elle laissait derrière elle. Un rire désabusé s'échappa de la gorge de Gilbert Lovewood.

— Bien sûr. Évidemment que tu ne vas pas me répondre. À quoi est-ce que je m'attendais de toute façon, tu as toujours été ainsi, incapable d'amour et de tendresse. Mais à défaut d'aimer ton mari, j'espérais que tu aimerais au moins ton enfant !

— Cet enfant est le vôtre. Pas le mien.

— Pardon ?

— J'ai dit : cet enfant est le vôtre. Pas le mien.

— J'avais très bien entendu, pas la peine de répéter.

— Ah bon ?

Elle ferma sèchement son livre et leva sur lui un regard aiguisé. Un frisson lui traversa l'échine.

— C'est étrange, j'ai pourtant toujours cru que vous aviez du mal à comprendre ce qu'on vous dit. Mon enfant ? Mon mari ? Ma famille ? Ne me faites pas rire ! Je n'ai jamais rien voulu de tout cela ! Je n'ai jamais voulu être mère ! Je n'ai jamais voulu être épouse ! Tout ce que je souhaitais, c'était d'être moi ! Helen Grey ! Juste, Helen Grey ! Mais j'avais beau vous le répéter encore et encore et encore, vous ne m'avez jamais écouté ! Alors quoi ?! Vous pensiez peut-être  que je finirais par vous aimer, tôt ou tard, et que nous filerions le parfait amour ? À moins que vous pensiez que mes rejets constants étaient une manière d'attirer votre attention ? Vous pensiez que j'avais accepté de vous épouser de grand cœur ? La seule raison pour laquelle j'ai fini par céder, c'est parce que je ne supportais plus la pression constante de mes parents !

En face de lui se trouvait une tout autre personne. Non, il serait plus correct de dire qu'il ne la connaissait pas vraiment. Il ignorait depuis combien de temps elle retenait en elle tous ces sentiments, mais ils avaient fini par exploser. Et il ne savait comment réagir.

— Je… Je suis désolée, lâcha-t-il enfin après un silence bien plus éloquent que tout ce qu'il aurait pu dire. Je pense, pour t… Pour vous, pour moi, pour Arthur, je pense qu'il vaudrait mieux que v-vous retourniez habiter chez vos parents pendant quelques temps.



« Je ne veux pas me marier. Je me rappellerai toute ma vie du jour où j'ai prononcé ces quelques mots devant mes parents pour la première fois. Ma sœur, la dernière avant moi, venait d'annoncer ses fiançailles, proclamant dès lors le début de la recherche de celui qui devrait partager ma vie. Mes parents avaient alors ri, s'exclamant que cela correspondait bien à mon caractère sauvage (je déteste ce mot) de dire ce genre de choses, et que cela finirait bien par me passer. Ils ne s'attendaient pas à ce que je tienne fermement ma position pendant toutes ces années.

« Je ne veux pas me marier, c'est une volonté que je ressens au plus profond de moi depuis mon plus jeune âge. Petite, j'aimais les histoires de princes et de princesses, mais je ne comprenais pas pourquoi ils finissaient toujours par se marier à la fin. Pourquoi, quand ce n'était pas leur mission, ce qui les poussait à avancer dans la vie, le mariage était toujours une récompense. Je me demandais tout le temps pourquoi ils ne pouvaient pas simplement rester amis. Dès lors, je savais qu'une telle chose n'était pas faite pour moi, mais si je n'avais pas les mots pour le décrire à l'époque.

« Je me suis toujours considérée comme chanceuse à ce sujet. Ma famille est dotée d'une fortune moyenne, mais assurée, qui ne m'oblige pas à épouser un vieil homme qui voudrait bien de moi malgré une dot faible sans pour autant attirer les corbeaux. Il en va de même pour le statut de ma famille. Il est suffisamment élevé pour que mes parents ne cherchent pas à s'élever socialement sans pour autant être convoité. Les hommes ne se battent pas non plus pour ma beauté, non pas que je sois laide, du moins je ne le pense pas, mais ces messieurs préfèrent largement les cygnes élégants, les ravissantes colombes et les perruches chatoyantes, et je ne fais rien pour mettre mes atouts en valeur. Mais plus que tout, je peux remercier mes parents particulièrement conciliants. Chose rare, ils se sont mariés par amour, raison pour laquelle j'ai autant de frères et sœurs, et ils tiennent absolument à ce que je connaisse le même bonheur. Ils ne m'imposeront pas un mariage sans amour.

« Malheureusement, je dois tout de même accompagner ma mère dans ses sorties mondaines. En temps normal, cela ne me dérangerait pas, je ne suis pas une grande fan de ce genre d'événements, mais il m'arrive tout de même parfois de m'amuser, mais je sais que ma mère m'y emmène afin de faire une “belle rencontre”, comme elle le dit. Elle espère sûrement que j'y trouverais mon âme sœur. J'y suis habituée, mais j'espère simplement que, ce soir, je ne croiserai personne de trop obstiné. »



Gilbert avait débarqué à la demeure des Grey dès qu'il avait reçu la nouvelle.

— Où est-elle ?

— D-Dans sa chambre, répondit sa mère d'une petite voix.

Madame Grey avait bien vieilli depuis la dernière fois qu'il l'avait vue, quelques semaines plus tôt. De profondes poches marquaient ses yeux, des rides d'inquiétude cernaient son visage et elle avait perdu cette allure digne et assurée dont avait hérité sa fille.

Sans un mot de plus, elle le conduisit devant la chambre de la jeune femme.

— Elle s'est endormie en début d'après-midi. Ces derniers temps elle dort beaucoup, son état l'épuise énormément. D'après le médecin, elle n'en a plus pour très longtemps.

Madame Grey tripotait nerveusement ses mains. Ces derniers temps n'avaient pas été très simples pour elle.

— Le médecin nous a conseillé de la laisser se reposer, reprit-elle, mais je me suis dit que vous auriez sûrement voulu la voir avant que…

Sa voix se brisa. Gilbert lui offrit un sourire compatissant.

— Merci.

Il n'avait pas besoin d'en dire davantage, d'autres mots auraient été superflu. Alors, il poussa la porte de la chambre. Malgré les efforts de sa belle mère pour aérer la pièce, l'odeur âcre de la maladie lui prit aussitôt le nez. Helen était étendue là, dans son lit, au milieu d'une montagne de coussins, le bruit de sa respiration sifflante brisant régulièrement le silence de l'endroit. Il s'assit à ses côtés et, n'osant prendre de sa main, se contenta de la regarder. Elle respirait encore, mais elle avait la pâleur d'une morte. Le rose de ses joues avait disparu, laissant place à deux profondes cavités. Sur sa poitrine qui semblait se soulever avec difficulté, se trouvaient deux mains aux doigts squelettiques. Disparue, sa vigueur, disparue sa fierté, disparu sa placidité.

« Elle n'en a plus pour très longtemps ». Ces paroles résonnèrent en lui comme un gong. La dernière fois qu'il avait vue, elle déchargeait sur lui tous les regrets qu'elle avait empilées des années durant. Il sentit les larmes monter. Il les retint. Il était indécent de sa part de pleurer quand il était celui qui avait causé son malheur. il n'avait même pas sa place ici.

Il se pencha pour embrasser tendrement le front de celle qui fut un temps avait partagé sa vie, mais tandis que ses lèvres s'apprêtaient se poser sur la peau cireuse de la jeune femme, il se ravisa, et au coin de son oreille, espérant se faire entendre, murmura : 

— Je suis désolé.



Un point sombre sur le papier jauni brouilla la fin d'un mot écrit à l'encre noire. Ce n'est qu'à cet instant que Shirley remarqua qu'elle pleurait.

— Chérie ? Tout va bien ?

Elle sursauta en entendant la voix de Kate derrière elle. Elle ne l'avait pas entendue arriver.

— Pourquoi tu pleures ?

Shirley regarda le journal qu'elle tenait entre les mains et le ferma.

— Ce n'est rien, répondit-elle en essuyant ses larmes. Je me suis juste laissée distraire.

Sur ces mots, elle remit le journal à sa place et referma le coffre.


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