Le "K"

broue

Mécanique de l'imposture

Même en fouillant dans ma mémoire, je ne sais dire quand l'anomalie a émergé. Quel était le premier ? Pourquoi s'est-il imposé ? À quoi m'a-t-il servi ? En quoi m'a-t-il aidé ? Au fil du temps, à force d'être conté, il s'est fondu dans la vérité alentour, s'y est lentement amalgamé. Aujourd'hui, quand je regarde au loin, je ne distingue plus le contour des bouts de vie que j'ai créés. Ils se sont alignés, comblant les blancs d'une existence ridicule, liant l'histoire à son reflet. Si chaque instant de notre passé est un fragment de ce qu'on est. Si chacun de ces instants nous construit, tirant de l'expérience une substance, alors je suis moi pour trois quarts. Le dernier quart est emprunté. Il s'est forgé tenant pour vrai, la légèreté des contes de fées, la dignité des rois troyens, le courage des héros de BD, la perfidie des dieux romains, la noirceur des vipères assassines, l'impunité des parrains italiens, la candeur des comédies romantiques, l'incandescence des lames jedi, le lapin blanc d'Alice, le romantisme des bikers, l'humanité des serial killers, l'immortalité d'Highlander, l'insondable influence du destin, l'irrépressible liberté des rockers, la bienveillance de nos coeurs. Autant dire qu'il s'est forgé, oui ça c'est certain. Sans trop nous avancer, nous émettrons tout de même une infime mise en garde quant au résultat de ce subtil mélange. Avouons simplement que le référentiel puisse être un tantinet singulier.

Nous voilà donc, à trois quarts justifiable, pour un quart inqualifiable. Je sais ce que vous vous dites : “À quoi bon s'attarder sur les trois premiers quarts ? Par pitié, j'espère qu'elle va nous faire grâce de la longue liste des caractéristiques qui composent sa pauvre personnalité.” Ne soyez pas inquiets, c'est bien sur le dernier que je vais m'arrêter. Encore maintenant, malgré les années, je reste fascinée par les effets grandioses qu'il a enfantés. Approchez-vous, nous descendons un peu. Il vous faudra être attentifs. À partir d'ici nous l'appellerons le ‘K' par respect pour le ‘Q' engagé sous d'autres auspices. Le ‘K' est né du mensonge, il est né de mensonges si zélés qu'ils sont devenus vérité. Doucement, doucement ! Je vous vois sortir l'étiquette lieu-commun. D'accord, nous mentons tous et tout le temps. Sans honte, nous l'avouons volontier. Le “Trés bien, merci” en réponse au poli “Comment allez-vous ?” est le “mensonge refuge” de convenance le plus utile. À quoi ressembleraient notre intimité si chaque “Comment allez-vous ?” était suivi d'un “Bof, moyen… j'ai mangé mexicain hier soir et je suis un peu gêné niveau transit ce matin.” Pouvez-vous imaginer, en saluant la concierge, écoper d'un “Ça ne va pas du tout en ce moment. Le truc c'est que mon couple part en morceaux. Mon mari ne me touche plus depuis quatres mois et je suis presque certaine qu'il a quelqu'un d'autre. J'ai l'impression qu'il ne me désire plus et j'ai perdu toute confiance en moi. Je crois que je fais une déprime. Merci, et vous ?” Non, évidemment non. Sur la même étagère se trouve le “mensonge pacificateur”. Son rôle ? Taire un avis, une opinion pour préserver l'autre. Dans cette catégorie se rangent les célèbres “Cette robe te va très bien”, “Ce dessert est vraiment excellent”, “Je bois un verre avec les copines et j'arrive”. Quand on y regarde de plus près, refuges ou pacificateurs ont en commun leur absence de malveillance et leur caractère furtif. Dans quatre-vingt pourcents des cas, ils sont vides de conséquence. Nous sommes bien loin du ‘K'. Nous sommes en fait, à l'exact opposé du ‘K'. Le ‘K' est par excellence le mensonge engageant, celui qui doit durer, celui qui nous trahit s'il est oublié ou déformé. Le ‘K' oeuvre dans le détail. L'accident qui vous a mis en retard était impressionnant. Il a fallu pas mal de temps pour dégager la route car il impliquait un camion et quatre voitures. C'est d'abord à votre voisin de bureau que vous exposez le ‘K', comme une sorte de test. Il est alors au stade embryonnaire. Quand votre collègue d'en face revient de sa réunion matinale, le ‘K' est précédé d'une plainte affectée : “J'ai une tonne de travail, ce n'était vraiment pas le jour pour être en retard ! Quelle galère ! Oui, je me suis retrouvée coincée sur la route à cause d'un accident.” Nouvelle exposition du ‘K' qui doit être conforme et compter un camion et quatre voitures. Il est maintenant au stade foetal. Quand dix minutes plus tard, le manager prend le temps de venir vous saluer, le ‘K' prend la parole en premier et s'expose pleinement : “Je tiens à m'excuser pour mon retard. Je suis restée bloquée une heure sur la route…” Un camion, quatre voitures, le compte y est. C'est dès lors que le ‘K' montre son sourire pervers. Plus tard, attablé à la cafétéria pour le déjeuner, l'un reviendra sur l'incident s'inquiétant du nombre de blessés, l'autre s'étonnera de ne pas avoir été bloqué bien qu'empruntant le même trajet. Il faudra combler les blancs, inventer les détails attendus. L'improvisation devra être réaliste et stockée afin d'être restituée à l'identique si la question était reposée. Le ‘K' est désormais un être autonome. Il se gonfle de nouvelles molécules à chaque phrase. Bientôt, pour soutenir le ‘K', il faudra feindre l'empressement, refusé la pause café sous prétexte de finir ce compte rendu urgent attendu pour 18h. Le ‘K' est maître et nous contrôle. Nous avons créé le ‘K', il nous domine à présent. Nous devrons le garder. Il reviendra deux mois plus tard quand lors de notre entretien annuel, notre manager nous rappellera les quelques retards accumulés sur les derniers mois. Nous ressortirons le ‘K' comme argument de notre bonne foi. Un camion, quatre voitures, tout devra être là.

Je sais, je sais. L'exemple est facile. Rien qui ne justifie de faire tant d'histoire avec mon dernier quart. Continuons. Imaginez que nous appliquions cette mécanique à plus grande échelle. Imaginez que pour une raison obscure, vous vous inventiez un passé adolescent de voleur de voitures. Imaginez que vous contiez cette histoire devant deux de vos meilleurs amis. Cela aurait un effet immédiat et définitif sur la perception qu'ils ont de vous. Cela influencerait pour toujours l'analyse qu'ils feraient de vos réactions. Cela conditionnerait une indulgence mal acquise ou un jugement injuste. Imaginez qu'un homme entre dans votre vie, que chemin faisant tous se retrouvent régulièrement rassemblés. Imaginez que lors d'apartés ou de confidences l'un de vos amis interroge votre homme innocemment, lui demandant simplement : “Son passé ne te pose pas de problème ? Ça ne te fait pas peur ?”. La boulette ! La seule parade ? Répandre le ‘K' volontairement bien au delà du cadre dans lequel il est né. S'intégrant par sécurité, le ‘K' devient un élément constitutif incontournable. Il est exposé à chaque nouvelle rencontre afin de garantir son intégrité. Rapidement, il devient difficile d'isoler le ‘K' de la vérité. Il devient vrai, il devient histoire. Il n'est plus possible de s'en échapper.

Nous avançons, mais nous ne sommes pas au bout. J'aurais pu m'inventer un travail fantôme. J'aurais pu m'inventer un diplôme. Non, rappelez-vous la liste qui compose le référentiel de mon quart. Il fallait du sublime. Il fallait du dramatique. Il fallait de l'exceptionnel. Une histoire ? Pourquoi une ? Quand le jeu vous prends, il devient un réflexe.

Accablée par la conscience de mon comportement, j'ai bâti un refuge assez imposant pour tenir à distance le regard des autres. Maintenus éloignés, ils ne pourraient pas voir la pathétique vérité. Quand le ‘K' est ainsi poussé en première ligne, il s'étend sur toute votre vie. Pour l'entretenir et garantir sa survie, le mensonge devient quotidien, presque constant. C'est alors que s'est opérée la plus inattendue et étrange des inversions. Le ‘K' est devenu le réel. Le ‘K' porté par tant de récits poignants, a étouffé le vrai et sa pauvre banalité. Impossible pour moi de dire si les choses sont réelles ou inventées. Impossible de dissocier ce qui est inné de ce qui développé artificiellement en réponse à mes mensonges. Je me surprends parfois lors de conversations banales à inventer quelques détails inutiles mais sublimants. Quelques secondes plus tard je comprends qu'ils n'ont pas sublimé l'histoire mais bien la narration. Le ‘K' a écrasé de tout son poids les trois autres quarts. Il les utilise comme des figures de style, le vrai donnant du corps et de la profondeur à ses récits. Vous vouliez de l'inédit ? J'en suis. Je ne vis pas, je me raconte. Parfois, émerveillée par un habile dénouement, je me rejoue la scène de ces précieux instants.


Le ‘K' est un poison. À chaque nouvelle histoire, il a placé la barre plus haut. Chaque nouveau mensonge défiait le précédent. Plus grand, plus fou ! Toute montagne a son sommet. Ma dernière folie, gonflée de démesure, s'est étirée jusqu'à se heurter aux limites de la manipulation. Juste au dessus s'étale, bien épaisse, la couverture d'intelligence rationnelle qui protège les hommes de leurs rêves. Je suis allée jusqu'au sommet, j'ai franchi la limite. Démasquée, j'ai été accusée, jugée, rejetée avec force. La chute paraissait inévitable, je crois qu'elle l'était. À vrai dire, je n'en sais rien. Je suis peut-être tombée. Je gis peut-être disloquée au pied de ma montagne… Comment savoir ? Le ‘K' s'est occupé de masquer le mal. Il a réussi, ultime tour de force, à transformer mon naufrage en opportunité. Je me vois, surprise mais sereine, expliquer que j'ai fait le choix de mettre en oeuvre de nouveaux projets. Je dépeins le portrait d'une femme mature qui assume un changement salutaire dans sa vie. La foule des personnes à convaincre est gigantesque, amis, famille, collègues, espions, détracteurs… Après quelques représentations, le scénario se joue d'instinct. La pièce est à ce point convaincante, que je me suis convaincue moi-même. Plus un seul mot n'est vrai. Je laisse le ‘K' écrire une fable surréaliste dans laquelle la magie me sauvera demain.    


  • Texte excellent! L'ascension de votre 'K' et sa persuasion est impressionnante!

    · Il y a presque 7 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

    • Un grand merci pour ce joli commentaire !

      · Il y a presque 7 ans ·
      8

      broue

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