Le Kaléïdoscope

Yannick Bériault

       Le kaléïdoscope, aussi peu semble-t-il aujourd'hui pouvoir nous impressionner - un jouet pour les enfants, dira-t-on -, me fascine pourtant par son potentiel d'allégorie.  C'est qu'il me laisse d'abord sur une question : son spectacle coloré clôt-il le champ de la vision, ou l'ouvre-t-il ?  Je m'explique : essentiellement jeu de miroirs et poignée de babioles colorées, il révèle une beauté et une élégance géométrique en des machins qui ne semblaient pas d'emblée les posséder - ou les fait jouer d'une telle façon que même leur banalité est chatoyante.  Le regard s'arrête sur le fond du tube et se fascine dans les schémas toujours changeants, dans ces vitraux impalpables au travers lesquels filtre une lumière éthérée. Jeu d'apparences hypnotisant, bloquant le regard par une toile qui ferme l'horizon du connu, d'un connu bien trop restreint, lui jetant des paillettes et de l'ersatz de révélation, de la fausse magie ; ou phénomène révélant les danses autrement invisibles des objets banals, tube à mystères fendant la banalité pour en faire sourdre le merveilleux ?

       Si je m'interroge ainsi, c'est donc que le kaléïdoscope peut symboliser une percée... à travers la métaphysique des apparences et du révélé, au-delà de la dichotomie entre banalité et merveilleux.  Je crois que de son jeu de couleurs, l'on peut se satisfaire, ou désirer voir plus loin, derrière, mais avec une capacité de voir transformée - notre appétit d'inédit stimulé par la frustration même.  C'est pourquoi il symbolise tant pour moi, parce que j'ai la même réaction devant les écrans conceptuels avec lesquels nous appréhendons et cherchons à communiquer ce qui se présente à nous : parfois je m'en régale, et parfois je veux voir derrière.

       Et il me semble que c'est précisément par cette ambivalence que je touche juste.  C'est que je trouve toujours un nouvel écran, un nouveau voile, m'occultant d'autres révélations, et ce peu importe le nombre de voiles que j'ai déjà soulevés.  Il n'y a pas de révélation absolue, parce que contrairement à un corps, un univers dénudé n'aurait plus rien à nous montrer.  Le voile qui ferme l'horizon est aussi la toile sur laquelle je projète le théâtre de mes connaissances, de mes visions et de mes fantasmes.  Viscéralement, je ne pourrai la soulever ou la déchirer que lorsque je sentirai qu'il y en a une autre derrière, soudain plus attirante, me semblant plus avancée, un jour de voyage plus loin dans l'inconnu, et que je pourrai voir...  En d'autres mots : sans illusions - ou croyances, si vous voulez - pour à la fois recevoir nos lumières et bloquer nos regards, il n'y aurait que de l'infini, du vide...

       Et enfin, pour ce qui est de savoir si ce qui se donne à voir est banal ou merveilleux, c'est une dichotomie que je me sais très bien capable de rompre : je suis libre de choisir, je suis caméraman et monteur... je fais le focus que je veux, j'ajuste ma profondeur de champ... je garde cela, j'oublie ceci...  Je me découvre le pouvoir de sortir ce que je veux du champ de la banalité, et quand je le souhaite... d'y laisser le reste le temps qu'il faut...  Je peux lever des voiles, en déchirer d'autres... je peux rabaisser les toiles qui me plaisaient, ajuster ma perspective, essayer de combiner les fonds, user de filtres colorés...  La connaissance est un processus créatif et culturel, c'est un jeu ; ce peut être une danse.  Le kaléïdoscope ferme et ouvre la vue : c'est mon choix, que je peux refaire à tous moments...

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