Le lanceur de cailloux
tropical-writer
LE LANCEUR DE CAILLOUX
Dans la casemate fortifiée, aux étroites meurtrières, Denis rit en regardant les gamins qui s'amusent à nous jeter des pierres, sans autre résultat qu'un bruit mat contre les sacs de sable.
Chaque nouvelle tentative s'effectue sous les encouragements et les éclats de rire. Denis n'est d'ailleurs pas le dernier à commenter la technique des lanceurs.
Ce simulacre d'attaque, qui se déroule pourtant sans agressivité, me rend nerveux. Je veux disperser les morveux en lâchant une rafale au-dessus de leurs têtes. Denis s'y oppose fermement et va jusqu'à écarter légèrement deux sacs de sable pour y ménager un petit interstice qui devient immédiatement le but de nos jeunes lanceurs.
En quelques jets, un des jeunes tireurs parvient à faire pénétrer, presque systématiquement, son caillou dans notre fortin. Denis admire son adresse. Enervé, j'engage une bande dans la culasse du fusil-mitrailleur et glisse le canon de l'arme entre deux sacs. Denis se moque de moi.
Son champion nous vise à nouveau. Son projectile, comme les précédents, décrit une élégante parabole vers notre trou. Mais les cris et les rires ont cessé et ce silence m'avertit du danger.
Je me jette à terre en hurlant, pour alerter Denis. Il me regarde, sans paraître comprendre, riant toujours, quand la grenade explose.
Je n'entends plus rien qu'un douloureux ronflement. Je me relève péniblement, sans parvenir à rétablir complètement mon équilibre. Denis est mort. Je le sais sans avoir besoin de le voir. Mais peut-être ai-je jeté un regard rapide dans sa direction, dont mon cerveau n'a voulu enregistrer que la conclusion...
Maladroitement, j'épaule le FM. Je ne perçois toujours aucun son, mais je discerne un mouvement furtif entre les rochers. Immobile, affalé sur mes sacs, je ne pense à rien d'autre qu'à déterminer la nature de ce mouvement. Au bout de quelques secondes, un pan de tee-shirt dépassant d'un rocher me renseigne: c'est notre as du lancer. Je sais très bien ce qu'il veut: le FM, dont le canon dépasse à l'air libre. Pour avoir tué deux soldats, il est déjà un héros. Mais s'il parvient à s'emparer du FM, il deviendra une légende vivante !
J'essaie de calmer mon souffle pour ne pas révéler ma survie. Prudent, le jeune assassin fait un long et lent détour pour arriver, par la gauche, juste sous notre mur. Il rampe jusque sous mon canon. Je ne le vois pas. Il donne un violent coup de bâton contre le canon de l'arme. Peu après, sans doute rassuré par l'absence de réaction, c'est à la main qu'il tente d'arracher le FM. Il répète sa tentative trois fois, mais sa position et son jeune âge ne lui permettent pas de développer une traction suffisante. Après une longue période sans nouvel essai, il se relève soudainement pour empoigner le canon à deux mains. je sais qu'il me voit, affalé sur le bloc culasse.
A l'extérieur, le canon ne doit pas dépasser de plus de dix ou quinze centimètres. Enhardi par ma mort apparente, le petit salaud travaille maintenant sans plus de précautions. Il doit faire vite. Bien qu'assourdie par nos murs, l'explosion a pu être entendue par nos camarades de la casemate la plus proche... Peut-être entend-il, lui, les appels angoissés de la radio. Il sait qu'il na plus qu'une ou deux minutes avant que ne surgisse une jeep ou un blindé.
Ivre de rage, il tire et pousse dans tous les sens pour dégager l'arme de sous mon corps. Je sens, enfin, l'hésitation que j'espérais. Une seconde, pas plus, avant la décision déterminante...
Ca y est, il a pris son parti ! Bien campé sur ses jambes, les reins arqués, il se plante devant le canon et hisse l'arme vers lui.
J'ouvre les yeux. Son regard, malgré l'effort, est braqué sur mon visage.
La longue rafle le coupe en deux au niveau du bassin.
Il avait douze ans...