Le libre air

David Cassol

Nouvelle de concours. Thème: le récit se déroule dans une librairie. Limitation: entre 2000 et 6000 mots

 Il faisait atrocement chaud. Une grosse dame mastiquait bruyamment, assise jambes écartées sur un strapontin. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Le bus ralentit et manœuvra pour se stationner sur le bas-côté. Naîm se leva et franchit la porte d'un pas souple. Pas un nuage, simplement le soleil, féroce en ce bel après-midi d'août.

   Il déboucha sur l'avenue des artistes et se dirigea vers la librairie d'une démarche ferme et décidée. Les vacances tiraient en longueur et ses amis passaient du bon temps au bord d'une plage à quelques centaines ou milliers de kilomètres d'ici. Lui s'ennuyait ferme. Sa famille ne partait jamais, mais il ne s'en plaignait pas. Ses parents les avaient menés jusqu'ici, en France, à cause de cette horrible guerre. Trop jeune pour se souvenir, il n'oublierait jamais l'expression de son père lorsqu'il aborda le sujet.

    « Le libre air », son magasin préféré, se démarquait des commerces alentour. Sa façade en bois flotté et l'enseigne sculptée à même la pierre détonnaient. Cette boutique ne semblait pas à sa place, comme appartenant à un autre monde, un autre temps, une faille dans l'univers.

     Naîm franchit le seuil et la clochette signala sa présence. M. Simon, le vieux libraire, leva la tête de sa pile de bouquins et lui sourit, de toutes ses rides.

— Naîm ! Ça me fait plaisir de te voir mon garçon. Tu reviens déjà ? Tu vas épuiser mon stock de nouveautés à ce rythme !

    Naîm lui rendit un sourire poli. Sous ses airs aimables, M. Simon se comportait de façon très étrange, voire dérangeante. Son père le qualifiait d'original, mais Naîm discernait parfois dans le regard du vieil homme un grain de folie, quelque chose de plus sombre, indéchiffrable.

— Bonjour M. Simon. J'espère que vous allez bien. Vous voulez un coup de main pour la mise en place ?

    Question rhétorique, l'un et l'autre savaient pertinemment que cela n'arriverait jamais.

— Non, c'est gentil. Par contre, j'ai reçu l'exemplaire que tu m'avais commandé, le truc sur les dragons. Je vais te le chercher, il est resté dans la réserve !

    Le vieux libraire s'ébroua et se dirigea péniblement vers le stock. Il se figea, en passant près du jeune homme. Ses yeux d'un bleu glacial le scrutèrent.

— Je suis assez étonné, Naîm. Déjà parce que tu lis, ce qui n'arrive que rarement à ton âge, et encore moins aujourd'hui. Mais surtout, tu dévores tout, de façon anarchique, sans liens aucuns.

    Le vieil homme lui parlait tout près, ce qui gênait le garçon. Il reconnut des relents de cigare et de thé dans son haleine, mais ce n'était pas ce qui le dérangeait.

— En effet, M. Simon. J'aime lire sans limites, ne pas me contenter d'un auteur ou d'un style. J'adore voyager, le changement, les surprises, l'imprévu.

— Vraiment ? Tu es dans l'endroit parfait pour cela Naîm, j'espère que tu le sais.

    Le libraire le regardait fixement. Pourquoi insistait-il autant sur ce mot ? Vraiment.

    M. Simon s'éclipsa, au grand soulagement de Naîm. Ce dernier parcourut les allées, cherchant un ouvrage qu'il ne connaissait pas encore. Il errait sans but particulier dans les rayonnages quand un bruit étrange, comme un ballon de baudruche qui explose, retentit. M. Simon s'était-il blessé? Il se dirigea vers le comptoir, et son sang se glaça.


    La porte d'entrée et les vitres du magasin avaient disparu. Des murs, juste des murs. La panique explosa dans son esprit. C'est impossible, c'est impossible. Tu es en train de rêver. Une caméra cachée ? Un prank ? Naîm s'approcha et inspecta les parois qui n'existaient pas quelques minutes auparavant. Il toqua, et le son s'avérait identique partout ailleurs. La peinture semblait vieille. Naîm explora la boutique et ne rencontra qu'une seule porte où se situait le rayon des magazines féminins. Il colla son oreille contre le bois, mais n'entendit pas le moindre bruit. Il appela M. Simon, en vain. Il réfléchit un moment et étudia ses options. Soit il patientait, soit il empruntait cette porte. On lui jouait un tour, forcément. Allons au bout des choses.

    Naîm saisit la poignée, ouvrit et un vent puissant l'aspira. Il se sentit balloté comme un fétu de paille dans une tornade. Du sable le giflait et l'aveuglait. Le bruit, assourdissant. Crissements, frottements. Puis, le choc.


    L'odeur du pain chaud le sortit de sa torpeur. Il se trouvait dans une maison de campagne. Une table en bois, grossièrement taillée, une ferme à l'extérieur. Il se releva sur sa chaise, la tête lui tournait. Il s'aventura dehors. Des poules se promenaient en caquetant.

— Holà étranger ! Tout va bien ? Belle journée n'est-ce pas ?

    Son interlocuteur était bizarrement vêtu : une tunique marron, des pantalons mal coupés gris clair et des sandales de cuir sommaires.

— Bonjour. Où suis-je ? Merci de m'avoir recueilli. J'imagine que c'est votre maison ?

    L'homme le détailla longuement, un sourire figé. Il plissait les yeux à cause du soleil.

— Vous êtes tout près de Paris mon bon monsieur. Et oui, voici ma ferme. Mais d'où venez-vous ? Je n'ai jamais croisé quelqu'un qui vous ressemble. Cette couleur de peau, et ce visage si particulier! Vous n'êtes pas de ce pays, cela je peux l'assurer. Seriez-vous un saltimbanque ? Un voyageur ?

— Un saltimbanque ? Non. Je m'appelle Naîm. Je m'étais rendu dans une librairie, pour acheter des livres. Quelque chose d'étrange s'est produit. Je ne sais pas trop. Et me voilà ici, chez vous.

    Naîm scruta l'horizon. Des champs, à perte de vue. Il devait se trouver dans l'Essonne, ou quelque ville de banlieue rurale.

— Des livres, hein ? Une librairie ? Très bien, je comprends mieux de quoi il retourne. Je vais vous conduire à quelqu'un. Il nous aidera.

    Ils montèrent dans une charrette tirée par des bœufs et traversèrent la campagne. Les routes: de simples chemins de terre. Pas de pylône électrique, pas de bruit. La bourgade se dessina, empilement de vieilles chaumières et bâtisses d'un autre temps. Les villageois l'observaient avec curiosité et insistance. Certains évitaient son regard. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je rêve ! Tout cela n'a aucun sens. L'homme descendit du chariot. Il traversa la ruelle, donna une pièce à un gamin et lui chuchota quelque chose à l'oreille. L'enfant déguerpit en courant.

— Il nous rejoindra bientôt. Allons nous jeter un godet à la taverne en attendant. Je préfère ne pas te laisser seul. Les gens cultivent des superstitions tenaces. Ils craignent ce qu'ils ne comprennent pas.

— Et vous non ? demanda Naîm, circonspect.

    L'homme rit.

— J'ai voyagé bien plus loin que ces contrées, autrefois. J'ai découvert le vaste monde et les surprises étonnantes qu'il réserve. Tu as de la chance de m'avoir rencontré, mais je ne crois pas à la providence. Allez, viens ! J'ai la gorge sèche !


    La taverne paraissait bien tenue et propre. Un homme svelte leur servit du vin. Naîm se sentit gêné. Il n'avait jamais consommé d'alcool. Il se força à boire, mais toussa dès la première gorgée, ce qui fit rire les rares personnes attablées. Naîm laissa son verre de côté, et François s'empressa de le vider à sa place. Quelques minutes plus tard, un soldat robuste entra. Un silence de plomb s'abattit dans l'assemblée.

— Bonjour François! Comment vas-tu ?

— Karl ! Tu as reçu mon message. Très bien, très bien.

    Karl jeta un œil rapide autour de lui, puis s'attarda sur Naîm, un sourire indéchiffrable. L'homme était grand, sa carrure impressionnante. Il était vêtu de cuir, et une épée dans son fourreau pendait sur le côté.

— Qui est-ce ? Où as-tu rencontré ce Maure ? demanda Karl.

— Un Maure ? Le garçon ? Je me disais aussi qu'il semblait différent. Je l'ai trouvé dans mon champ, évanoui. Il portait des habits étranges, complètement lacérés. Mais pas de traces de blessures.

    Karl ne lâchait pas le jeune homme des yeux. Naîm songea qu'il venait de se mettre dans un pétrin sans nom. L'angoisse montait.

— Que fais-tu ici ? demanda Karl.

— Il se trouvait dans une librairie, répondit François.

    Karl se redressa. Son regard changea. Naîm discerna une lueur dans ses prunelles.

— Le garçon de la librairie ! Hé bien, il était temps ! Je suis pressé de me mettre au travail dans ce cas.

— De quoi parlez-vous ? interrogea Naîm. Écoutez, laissez tomber, je retourne chez moi par mes propres moyens.

— Chez toi ? s'enquit François en riant.

— Oui, je veux simplement rentrer.

— De quelle époque viens-tu, Naîm ? demanda François.

    Un frisson parcourut son corps. Ils savent, c'est donc bien vrai ?

— 2022, rétorqua le jeune garçon, sur ses gardes.

— Alors tu connais M. Simon, répondit Karl. Il m'a tout enseigné.

— Qu'est-ce que vous racontez ? Je ne comprends rien! geignit Naîm.

    Karl l'empoigna par le col et le souleva du sol.

— Pas de cela. Pas toi, Naîm. Tu veux un bon lait chaud et une couverture ? Attends patiemment ici, pendant 2 000 ans. Ou alors tu te remues, tu marches dans mon sillage, et peut-être, si tu restes attentif, tu vivras.

    Naîm regarda François, dubitatif.

— Tu n'es pas le premier Naîm, tu n'es pas le dernier non plus. J'ai aidé le précédent, et j'ai formé Karl pour te prêter main-forte. Nous attendions ton arrivée. Ne crains rien mon garçon, nous sommes des amis. Mais ce n'est pas le cas des autres. Ne commets pas de bêtises et fais-nous confiance, si tu veux vivre.


    Karl et François rassemblèrent quelques vivres. Ils équipèrent également Naîm de vêtements de cuir, et Karl lui offrit une longue dague. Naîm s'apprêtait à refuser, mais il comprit que ce serait futile. La compagnie prit la route, vers les hautes collines, au nord.

— M. Simon est déjà venu ici ? demanda Naîm. Comment le connaissez-vous ?

— M. Simon est le dernier garçon de la librairie, ton prédécesseur. Il est le héros de ses terres, et d'autres royaumes également. C'était un puissant mage, en son temps. Sage, et courageux, s'exclama Karl.

    Naîm ne parvenait pas à s'imaginer le vieil homme en Gandalf intrépide. Ce rêve étrange s'avérait beaucoup trop long à son goût.

— J'ai beaucoup de mal à croire cela, répondit Naîm, sceptique.

— Dans votre monde, M. Simon reste quelqu'un de parfaitement ordinaire. Ici, les choses changent. Lorsque M. Simon traversa la librairie pour la première fois, il devait avoir ton âge, et moi celui de Karl. Mon père avant moi avait accueilli l'élu, j'ai rempli ma mission à mon tour, et désormais Karl te prendra en charge.

— Je ne suis pas un élu monsieur, ou un garçon spécial, un mage, un guerrier ou je ne sais quoi. Je ne suis qu'un enfant. Je ne possède aucun talent particulier. Je ne suis pas celui que vous croyez.

— Vraiment ? Tu sais, M. Simon disait exactement la même chose, et les autres avant lui. Tu l'ignores, mais un pouvoir sommeille en toi. Nous allons découvrir ce trésor et l'éveiller, affirma François.

— Pour quoi faire ? demanda Naîm. Je ne suis personne. Je ne suis pas courageux, simplement un enfant qui aime passer ses journées à lire.

— C'est ce que tu es. Mais tu devras devenir bien plus. Sinon, tu mourras, et tu condamneras la lignée, tous les autres qui devaient te succéder, rétorqua Karl.

    La compagnie fit halte pour la nuit dans une clairière, à l'ombre d'un grand chêne. Les deux hommes installèrent la tente, et Naîm contempla l'horizon, sur un rocher à l'écart. Il sentit les larmes lui monter aux yeux. Il pria pour que ce cauchemar, cette illusion cesse. Cela durait depuis bien trop longtemps, c'était trop réel! Il se retrouvait coincé ici, dans cet endroit inconnu. Il aimait lire de formidables aventures épiques, il rêvait d'être un héros possédant de puissants pouvoirs, mais aujourd'hui il ne souhaitait qu'une chose : rentrer chez lui. Il n'était qu'un petit garçon. Ses parents lui manquaient. Il aspirait à rejoindre son foyer, sa chambre d'enfant, ses livres et ses posters.

    Ils mangèrent autour du feu. Les deux hommes échangèrent des propos au sujet des dernières rumeurs. François prit le premier tour de garde pendant que Naîm et Karl s'allongèrent. Le jeune garçon pensait qu'il ne fermerait pas l'œil de la nuit, qu'il sangloterait toutes les larmes de son corps sous sa couverture, guettant le lever du jour. Mais il s'endormit dès qu'il posa la tête sur son oreiller de fortune.


    Le froid mordait sa peau. Naîm ouvrit lentement les yeux et se releva, le dos courbaturé. Il rejoignit les deux hommes autour du feu et grignota un morceau de bœuf séché et un quignon de pain, qu'il arrosa d'un peu d'eau. Il resta silencieux durant toute la matinée. Ils descendirent la route jusqu'à atteindre un grand lac bordé d'arbres. Le toit feuillu masquait le jour.

— C'est étrange. On se croirait dans une forêt tropicale. Il fait si sombre, murmura Naîm.

— Dame Mélusine et ses servants détestent la lumière. La végétation se développe afin de les préserver du soleil.

    Naîm remarqua une lueur hypnotique un peu plus loin. Elle clignotait par intermittence. François le secoua et il sortit de sa torpeur.

— Reste sur tes gardes, Naîm. Cet endroit est maudit. Cette lumière te plaît ? Si je ne t'avais pas arrêté, tu marcherais au fond du fleuve pour la rejoindre.

    Naîm contempla ses pieds trempés. D'autres halos semblaient flotter sur la surface du lac.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda le jeune garçon.

— Les fantômes des noyés, répondit Karl. Ceux qui s'aventurent sur ces rivages sont ensorcelés par la dame de ces lieux, et ils la servent jusqu'à la fin des temps, sous forme d'esprit. Ils attirent à leur tour de nouveaux égarés qui erreront à leurs côtés pour l'éternité.

    Naîm frissonna. Les feux follets se multiplièrent, éclairant la combe. Des rides se formèrent au milieu du lac, et une forme s'extirpa des eaux et se rapprocha d'eux. Une femme, magnifique, aux longs cheveux roux. Des seins fermes et bien dessinés. Elle lui souriait, charmante comme une jeune pucelle. Naîm sentit son bas-ventre se réchauffer. François le secoua.

— Ne te laisse pas envoûter par cette sorcière. N'aie confiance en rien de ce que tu vois ou entends en ces lieux, ou tu perdras la vie et la raison.

    Elle glissa vers eux. À mesure qu'elle s'approchait, Naîm réalisa sa taille démesurée.

— Mélusine, une dame du lac, sirène, mi-femme, mi-poisson, morte et vivante, esprit et créature. Garde ton sang-froid Naîm, elle ne peut rien contre toi, affirma Karl.

— En effet, gronda Mélusine.

    Sa voix, profonde et rocailleuse, le pétrifia. Naîm comprit que ce qu'il voyait n'était qu'une illusion. Sous ses atours de belle demoiselle, Mélusine ressemblait probablement à un monstre terrifiant.

— Le nouvel élu, l'enfant de la librairie. Je me dois donc de guider tes pas, comme tes prédécesseurs.

    Elle ne semblait pas ravie. La sorcière agissait contre son gré, prisonnière d'un sortilège. Libre, elle les dévorerait.

— Naîm, un village dépérit sous le joug d'un ennemi redoutable. Rends-toi dans le bourg de la croix verte et libère ses habitants du fléau qui les hante, reprit-elle.

    Mélusine rugit, révélant une gueule pleine de crocs jaune et noir, puis plongea dans les eaux en faisant claquer sa queue gigantesque sur la surface.

— Charmant, je ne me lasserai jamais de sa compagnie ! lança François.

— Je connais bien ce village. Nous pouvons l'atteindre avant la tombée de la nuit, affirma Karl sans prêter attention au vieil homme.

— Toujours si sérieux, gronda François. Il faut te détendre mon ami, réjouis-toi et profite de la vie tant que tu le peux encore !


    Les trois voyageurs atteignirent le pays de la croix verte en fin de journée. Quelques centaines d'âmes vivaient en ce lieu. Ils réservèrent une chambre à l'auberge, puis se dirigèrent vers l'hôtel de ville. Un vieil homme au teint buriné les reçut. Le bourgmestre était grand, vêtu d'habits très élégants malgré la modestie de ce hameau, et ses manières sophistiquées semblaient appartenir à un autre monde.

— J'espérais la venue de combattants de votre trempe. En effet, notre village souffre d'une malédiction. De nombreuses disparitions ont été signalées depuis maintenant deux ans. J'ai sollicité l'aide du roi, mais il n'a envoyé personne. Il pense probablement qu'il ne s'agit que de superstitions paysannes.

— Combien de personnes cela concerne-t-il ? demanda Karl.

— Selon le prêtre, 126 de nos citoyens manquent à l'appel. Les choses ont débuté au mois de janvier, l'an dernier.

— La couronne n'a mandé aucun renfort ? s'étonna François.

— En effet. Des voyageurs alourdissent ce bilan. Ils prennent une chambre, et plus personne n'entend parler d'eux. La situation m'inquiète terriblement.

— Le phénomène se manifeste-t-il régulièrement ou existe-t-il des périodes plus intenses ? demanda Karl.

— C'est plutôt constant. Cela dit, ce qui nous chasse préfère s'attaquer aux itinérants.

— Personne n'a rien remarqué ? Vous n'avez jamais retrouvé de corps ? s'enquit Naîm.

— Non, aucun jusqu'ici. Les gens parlent. Certains affirment avoir vu des farfadets, des lutins, des elfes. La rumeur la plus tenace concerne une meute de loups, des varieux plus précisément. Après nous avoir chassés et tués, ils cacheraient leurs méfaits afin de ne pas être inquiétés.

— De quoi s'agit-il ? demanda Naîm.

— Des changeformes. Ils peuvent se métamorphoser en monstre, s'exclama François. Communément paisibles, des légendes racontent que certains s'abandonnent corps et âme à la Bête. Cela expliquerait beaucoup de choses. Ils marchent parmi les hommes, ne peuvent pas être reconnus. Ils connaissent nos coutumes et pourraient infiltrer des communautés sans laisser de piste.

— Il faudrait donc attendre la pleine lune, et utiliser une épée d'argent ? proposa Naîm.

    Karl et François sourirent.

— Dans les contes pour enfants probablement. Mais les varieux peuvent se changer d'une forme à une autre à volonté. Les armes en argent s'avèrent inefficaces, peu importe ce que tu affrontes. Le métal, trop mou, ne vaut pas du bon acier. Un varieux se combat comme n'importe quelle créature. Le vrai défi sera de les débusquer ! affirma Karl.

— Un alchimiste réside à l'extérieur du village. Il pourrait peut-être vous aider à ce sujet. Il ne sort jamais de sa tour et ne se montre pas très commode, avertit le maire.

— Parfait. Nous lui rendrons visite demain à l'aube, mais pour l'heure il nous faut prendre un peu de repos ! conclut François.


    Lors du repas, Naîm se sentit assailli de doutes et de questions.

— En quoi pourrais-je vous aider à combattre ces monstres ? Je ne serais qu'un poids pour vous.

    François lui sourit. Il but une rasade de vin et écarta son assiette.

— Chaque voyageur manifeste un pouvoir, un don. Il est béni des dieux et permet d'entreprendre des quêtes réputées impossibles. Certains pratiquent la magie, d'autres combattent. Tu possèdes une capacité, et en temps voulu elle se révèlera.

    Ce discours ne soulagea en rien Naîm. Il regrettait sa chambre si calme, sans sirènes démoniaques, sans loup-garous, et sans aventure. Il tenait plus du hobbit qui refuse le danger que de Grand Pas le noble guerrier !

    La tour du mage se situait au sommet d'une colline surplombant la vallée. Elle n'en imposait ni par sa taille ni par son aspect. Un phare étroit perdu dans la nature. Une petite créature les accueillit. Il portait des vêtements très colorés. On ne distinguait pas sa barbe rousse de ses cheveux, comme une crinière de lion. Il prit note de leur demande et leur confia que son maître refusait toute visite. Mais s'il accédait à leur requête, le lutin les rejoindrait.

    La compagnie rentra pour se restaurer. On leur servit du pain noir, que Naîm avala difficilement, et une soupe où le jeune garçon tenta de dénicher un légume ou un morceau de viande, sans grand succès. La cloche de l'Église sonna midi lorsqu'un bruit de ballon de baudruche éclata dans la salle à manger. Le lutin apparut dans une explosion de nuées vertes.

— Mon maître vous confie une décoction. Buvez-la d'une traite, à minuit, et vous débusquerez les varieux, où qu'ils se cachent. Je vous avertis cependant : ne les titillez pas trop, ils ont la fâcheuse manie de mordre !

    Le gnome adressa un clin d'œil malicieux à Naîm avant de disparaître dans une fumée rose. Karl manipula avec précaution la petite fiole entre ses doigts, pensif.

— Allons nous reposer. Nos forces seront durement éprouvées cette nuit ! marmonna-t-il dans sa barbe.


    La pleine lune éclairait la campagne comme en plein jour. Atmosphère surnaturelle et électrique, nimbée d'une lumière particulière et onirique. Elle était belle, gigantesque et rayonnante. Karl se plaça au centre du village et but l'élixir d'une seule traite. Rien, durant plusieurs minutes. Puis, une fumée bleue se manifesta, comme un fil les guidant vers quelque chose que le jeune garçon aurait préféré ne jamais rencontrer. Karl et François dégainèrent leurs armes et avancèrent.

— Je crois vraiment que je devrais vous attendre. Je vais vous gêner, et vous ralentir, supplia Naîm.

    Il tremblait, de terreur et de froid.

— Sans toi, nous n'avons aucune chance. Nous mourrons avec certitude. Sans toi, Mélusine nous aurait dévorés, et ces monstres nous massacreront. Je sais que tu doutes, que tu as peur, et c'est normal. Mais tu n'as pas le choix. Si tu veux rentrer chez toi, tu dois réaliser cette quête, affirma François.

— Est-ce que d'autres enfants de la librairie ont failli ? Est-ce que d'autres sont morts ? demanda Naîm.

— Oui. Cette mission semble impossible, mais nous devons poursuivre ! s'écria Karl.

— Je n'ai le devoir de rien. Je ne suis qu'un garçon. Je veux simplement rentrer chez moi. Ces histoires ne me concernent pas.

— Vraiment ? Tu demeureras prisonnier de ces terres tant que tu n'as pas accompli ce pour quoi les dieux t'ont guidé jusqu'à nous. En vérité, si tu n'achèves pas cette quête, tout changera, et plus aucune route ne t'y ramènera, conclut François.

— Trève de bavardages, enfant ! Nous devons avancer pendant que le sortilège agit.

    Les vapeurs colorées les menèrent dans les bois. Ils marchèrent longtemps jusqu'à atteindre un endroit chargé de bouleaux. On ne discernait plus la lumière du ciel, il faisait nuit noire. Les volutes se séparèrent en sept fils distincts et fins.

— Nous sommes tout près, ils sont plus nombreux. Restez vigilants, chuchota Karl.

— Un peut tard pour la discrétion, clama une voix caverneuse.

    Une silhouette, grande comme un ours, apparut en haut du sentier. Elle marchait sur deux pattes poilues, son large torse musculeux ressemblait à celui d'un homme, sa gueule de loup révélait de gigantesques dents effilées. Naîm sentit son cœur s'emballer.

    La bête bondit. Karl leva son épée, mais elle se tenait à bonne distance. Elle le toisait, de toute sa hauteur, l'air moqueur. Naîm comprit et cria pour les avertir.

— C'est une ruse ! Ils vont nous prendre à revers ! hurla le garçon.

    François pivota, mais un monstre surgit de l'obscurité et planta ses crocs dans son cou. Le sang coulait à flots. Karl se redressa et empala de son épée celui qui bondissait dans son dos. Il ne parvint pas à retirer sa lame et dégaina une hache. Il tailla dans un second assaillant, puis un troisième. Naîm resta figé devant la scène d'horreur. François succombait sous le poids de la bête. Il saisit une dague dans sa botte et la planta dans la fourrure blanche jusqu'à ce que la mâchoire le relâche. Le loup s'enfuit en gémissant. Naîm se précipita vers François et fit pression sur le cou de son compagnon. Trop tard, la blessure s'avérait fatale. Il pleurait à chaudes larmes et s'excusait de son inutilité.

— Ton pouvoir, vite. Trouve-le, Naîm ! Le monde a besoin de toi. Ne te soucie pas de moi, seule ta vie importe.

    Naîm leva les yeux et aperçut Karl aux prises avec l'alpha. L'enfant se sentit impuissant, désemparé. Ils se trompaient, forcément. Il n'était personne, juste un gosse comme les autres. Ordinaire, banal. Il aurait aimé aider. Il s'était attaché à François. Ce dernier avait pris soin de lui, il le protégeait, se montrait gentil et bienveillant. Ils mourraient tous cette nuit, dévorés, par sa faute.

    François lui saisit le bras. Naîm se pencha sur lui.

— Merci, souffla François. Je savais que tu y arriverais.

    Une onde lumineuse blanche émanait de sa paume. Lorsqu'il la retira, la blessure était parfaitement guérie. Le jeune garçon n'en croyait pas ses yeux. Il contempla ses mains, nimbées d'une aura mystique. Karl avait le dessous contre le grand loup. Il trébucha sur une ronce et son adversaire abattit son bras griffu dans un mouvement d'une violence inouïe. Une coque lumineuse recouvrait le torse de Karl. L'alpha, pris de court, se jeta sur Naim, mais un bouclier entourait le garçon, impénétrable. Le loup s'acharnait, rageur, tentant de percer les barrières magiques. Le jeune homme sentait le pouvoir affluer en lui, il appréhendait le plein potentiel de ses capacités. Il propulsa le varieux contre un arbre et des liens de lumière l'entravèrent. Karl se releva et se dirigea vers le prisonnier.

— Révèle-moi le sort que tu as réservé aux voyageurs et aux itinérants, ou j'achève ceux qui gisent à tes pieds, invectiva Karl d'une voix sombre.

    Le loup marqua une pause, puis éclata d'un rire désabusé.

— Vous imaginiez ma meute responsable des disparitions ? Vous êtes des idiots! Le maire vous a lancé sur mes traces n'est-ce pas ? Il vous a dupé. Nous vivons en paix, dans ces forêts. Aucun membre de mon clan n'a jamais nui à quiconque. Nous prospérons en harmonie avec les hommes et la nature, pourquoi agirions-nous de la sorte ?

— Monstres ! Vous nous avez attaqués, et François serait mort de ses blessures sans mon intervention, s'interposa Naïm animé d'une colère froide.

— Monstres ? Tu ignores tout de ce que peut être un monstre jeune enfant, railla le loup-garou. Je demeure humain, comme toi. La déesse de la nature nous a dotés de ses pouvoirs parce que nous sommes les gardiens des forêts. Nous combattons le mal. Je suis le protecteur de ce Caern. Vous nous chassiez, vous nous pistiez, et nous nous sommes défendus. Le maire vous a berné, lui et son mage !

— Explique-toi ! l'exhorta François.

— Le sorcier de la tour a invoqué quelque chose, une bête sur laquelle il a perdu le contrôle. Lorsque l'on joue avec les puissances des arcanes, quelqu'un en paye le prix. Après l'arrivée de l'alchimiste, certains notables de la région se sont vus bénis par la fortune. Tout leur réussissait, comme si le destin leur donnait un coup de pouce. Ce n'est pas de la chance, mais de la manipulation. J'ignore ce qu'ils ont amené, mais un fléau a franchi le portail, je le sais, je le sens. Quelque chose de gigantesque, de puissant, de ténébreux. Ils vous ont lancé sur nos traces parce que nous tentons de déjouer leurs plans. Malheureusement, nous ne sommes pas parvenus à les arrêter jusqu'ici. Si vous désirez combattre ce mal, nous pouvons agir ensemble.

    Karl et François se consultèrent.

— Il ment, c'est obligé ! Les loups-garous sont des bêtes maléfiques. Elles contaminent les hommes, les chassent dans la nuit ! s'exclama le garçon.

— Pas vraiment, répondit François. Les varieux sont simplement capables de prendre forme animale. Mais ils conservent leur lucidité, ils ne perdent pas le contrôle. En général, ils sont pacifiques, bien que certains puissent se montrer sauvages. Il dit peut-être vrai.

— J'avais un mauvais pressentiment envers ce maire, et ce mage. J'espère ne pas me tromper, loup. J'ai décidé de te faire confiance. Naïm, libère-le et soigne les blessés, s'il te plaît.

Naïm, paniqué, adressa un regard suppliant vers François. Ce dernier acquiesça.

— Je ne crois pas non plus à cette histoire de meute enragée. Lorsqu'une bête s'attaque aux hommes, elle laisse des traces, des corps. C'est autre chose, j'en suis persuadé.


— A quel type de monstre sommes-nous confrontés?

     L'alpha avait repris forme humaine, comme ses congénères. Naim nota que certains d'entre eux avoisinaient son âge.

— Le mal que je ressens est grand, gigantesque : une aberration, comme une tarasque, ou une vouivre.

— Un géant de cette taille se remarquerait. Pourquoi est-ce que personne ne l'a aperçu ? s'enquit François.

— Je l'ignore. J'imagine qu'ils l'ont caché dans un endroit isolé. J'ai pensé à la montagne noire, en amont du fleuve. Des soldats gardent les mines, et nulle ne peut pénétrer en ces lieux.

— Nous allons devoir essayer. Guidez-nous jusque là-bas, et nous nous infiltrerons discrètement pour découvrir ce qui s'y trame, lança Karl.

— Je vous aiderai, et ma meute se joindra à vous. Protéger ses terres relève de notre mission sacrée. Je ne resterai pas en retrait pendant que vous risquez vos vies ! assura Igor.

— Votre assistance est appréciée. Je suis heureux de vous compter parmi nous, plutôt que contre nous, affirma François.

    L'alpha acquiesça.


    Le chemin pour rejoindre la montagne se révéla ardu et difficilement praticable. Lorsque la compagnie atteignit les mines, ils contemplèrent avec effroi les traînées de sang qui jonchaient l'entrée de la grotte.

— Aucun signe de soldats. Ce qu'ils gardaient les a dévorés, semblerait-il, affirma Igor.

— D'où vient ce monstre ? demanda Naïm. Vous évoquiez un portail.

— Du bas, un monde comme le nôtre, mais en négatif. Les valeurs sont inversées, le blanc devient noir, le noir devient blanc, l'air n'est que soufre et vapeurs empoisonnées. Les esprits de ces terres cherchent à dévorer notre univers depuis la nuit des temps, ils veulent que nous basculions dans l'obscurité, expliqua Igor.

     L'enfant frissonna. Il repensa à ses parties de Donjons et Dragons. L'imaginaire devenait réel.

    Ils traversèrent plusieurs couloirs avant d'aboutir au cœur de la mine. Une gigantesque coupole était éclairée de mille feux. Au centre de la pièce, ils reconnurent le maire, et plusieurs autres personnes habillées d'étranges toges violettes. Une dizaine d'âmes languissaient dans des cages en fer. Les comploteurs chantaient une litanie dans une langue inconnue. Un bruit de succion retentit dans la caverne. Quelque chose venait depuis une ouverture gigantesque.

— Je ne sais pas ce qui apparaîtra de ce couloir, mais nous devons éliminer ces fanatiques avant. Sinon, nous serons débordés par leur nombre ! gronda Karl.

     Igor fit signe à sa meute et ils se faufilèrent vers la sombre assemblée.

— Naïm, reste en retrait, ne te mets pas en danger. Nous avons besoin de toi pour nous supporter, mais ils ne doivent pas t'atteindre. Si tu tombes, nous sommes condamnés ! le prévint Karl.

   Karl et François échangèrent un regard entendu et chargèrent, en hurlant comme des bêtes féroces, épée au poing. Les hommes en toge se retournèrent vers les deux intrus, diversion qui permit aux varieux de bondirent et lacérer les notables. Le combat se conclut précipitamment. Une exécution. L'alchimiste invoqua d'étranges sphères noires, mais succomba sous le nombre des attaquants. Naïm se chargea des blessés. Il refermait les dernières plaies lorsque le bruit de succion se rapprocha: un escargot géant, plus haut qu'un immeuble, rampait dans un fluide dégoûtant. Il semblait rugir comme un lion, et ses deux antennes titanesques se balançaient de droite à gauche. Son corps ressemblait à celui d'un serpent, et des tentacules gluants et poilus battaient l'air.

— Un Lou Carcolh! Ses appendices peuvent parcourir plusieurs kilomètres. Nous devons tuer ou mourir : pas d'échappatoire ! souffla François à Naïm.

— Prenez garde aux bras ! hurla Karl. S'ils vous touchent, vous êtes condamnés !

     La troupe encercla le démon. Karl tremblait. De peur et d'excitation, songea Naïm. Ils attaquèrent, de concert. Le monstre enlaça un loup. Ce dernier glapit de terreur avant de disparaître dans la gueule de l'abomination. Igor vociféra de rage et grimpa comme un dératé sur l'escargot, esquivant ses offensives. Il trancha net une de ses antennes et un sang verdâtre gicla. De l'acide. Igor jappa de douleur, le visage et le corps rongés. Il s'écroula sur le sol et un tentacule l'écrasa. François et Karl chargèrent de front, mais furent balayés tels des fétus de paille. Les autres loups se dispersaient, évitant les fouets puissants et gigantesques avant de tomber à leur tour. Naîm contempla la scène, dévasté. Ses compagnons gisaient, terrassés par l'entité chaotique. L'escargot géant le plaqua contre le mur, il ne résista pas. Tout était fini. Ses pouvoirs de guérison ne serviraient à rien. Le poison s'infiltrait dans son organisme, ses membres s'assouplirent. Il ne sentait plus ses jambes, ses bras, son visage. Il plongeait dans une torpeur mortelle.

     Quelque chose au fond de son âme, un espoir, une flamme, éclata brutalement. Son corps se revigorait, chassait les toxines de ses veines. L'escargot-serpent sembla gronder, d'étonnement et de frustration. Il était le mal, Naïm le bien. Il était l'obscurité, Naïm la lumière. Il était l'affliction, Naïm la guérison. Le royaume inversé, le monde du bas. Il concentra son pouvoir curatif sur l'escargot. On ne peut pas combattre avec la violence ce qui se nourrit de brutalité. Un flux éclatant remonta depuis le tentacule jusqu'à sa gueule béante. La bête hurla et relâcha ses proies. Elle toussa, éructa, et vomit un corps, puis un autre, et le processus de régurgitation se poursuivit durant de longues minutes. Sa peau s'embrasait, sa taille réduisait à mesure que le Lou Carcolh libérait ses otages. Puis, il s'effondra en une mare fumante de fluide jaunâtre. Le monde était préservé, ses amis étaient sauvés !


    Naïm sursauta, son cœur battait la chamade.

— Ça va, mon garçon ? Tu étais encore plongé dans tes histoires de dragons et d'aventure ?

M. Simon lui adressa un sourire franc et sincère. Le jeune homme décela également de la complicité dans son regard.

— Un escargot géant, et des loups-garous, répondit-il en lui montrant la couverture du « Livre dont vous êtes le héros ».

— Drôle d'escapade, j'imagine ! rétorqua M. Simon avec un clin d'œil. Voici ton bouquin. J'ai tardé un peu, mais je ne me souvenais plus dans quel casier je l'avais rangé. Tu prends celui-là aussi, avec les escargots ?

— Oui monsieur Simon, je ne suis qu'au début de l'aventure.

    Naïm paya en carte, récupéra ses achats et salua le vieux libraire en sortant. Il s'arrêta devant la boutique, sur le pas de la porte. La chaleur le frappa. Il venait de franchir une passerelle entre deux mondes, il abandonnait ce terrier sombre et frais pour rejoindre la rue éblouissante de soleil. Il jeta un œil vers la vitrine. M. Simon l'observait, l'air grave. Il lut sur ses lèvres « À bientôt ».

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