Le lien du cent

Gaetan Serra

collision d'actualités …

Le lien du cent

Me revoilà reparti pour un mandat de six ans. Alors que toute la France se déchire au regard des résultats de ceux qui ont gagné et ceux qui ont été vaincus, entre les tentatives de rachat et les argumentaires pour se trouver des excuses, je regarde vers l'avenir. Moi aussi, j'ai six années pour représenter dignement ma commune et porter son nom dans l'Histoire.
Je n'ai pourtant pas eu de programme à défendre, pas d'électeur à convaincre. Il n'y avait que des fantômes pour assister au vote fictif. C'était joué d'avance pour moi ; d'ailleurs, je ne parle même pas de victoire, mais de continuité logique. Mon écharpe de maire est faite d'une étoffe qui est pourtant un lourd fardeau. Cependant, je suis fier de la porter devant mes contemporains, tout comme les hommes et les femmes qui ont fait de ce village son identité autrefois. Je demeure le garant de leur mémoire.
Je sais que l'on pourrait me reprocher d'habiter le village voisin mais qui le ferait ? Il me serait impossible de toute façon d'habiter ici, c'est d'ailleurs pour cela que la mairie est délocalisée chez moi. Aussi paradoxal que cela puisse être, ces terres sont devenues les plus paisibles qu'il soit, tout en restant dangereusement endormies. Personne ne sait encore ce qui se cache sous la fine couche qui supporte nos pieds. La nature a repris ses droits aussi. Regardez l'allée principale du village : elle est bordée par les arbres d'un bois qui a poussé là, transformant les maisons décimées et la pierre par une urbanisation verte. Quelques cailloux aménagés et le monument aux morts témoignent encore de la voie principale. Tout autour du territoire communal, des grosses variations de terrain, des trous, comme un immense poinçon vu du ciel.
Alors, pendant que les français se satisfont de leur nouvel édile ou se lamentent d'avoir subi la vox populi, je prépare le futur en scrutant le passé. Je ne peux pas ne pas me tourner en arrière pour savoir comment porter haut les couleurs de la commune que je représente. Parce que plus le temps passe et plus il est difficile d'intéresser les gens. La distance des souvenirs et l'absence de ceux qui pouvaient témoigner amènent les gens à se détourner de leur devoir de commémoration.
Pourtant, en cette année d'élection, en deux mille quatorze, il suffit de regarder cent ans en arrière, au moment où la guerre a éclaté. La bourgade était encore debout, il y avait encore des habitants. Maintenant, je dois me battre pour que ce village mort pour la France, ne sombre dans l'oubli. Le préfet m'a confié cette tâche. Celle d'administrer Louvemont-Côte-Du-Poivre : zéro habitant. Et continuer à perpétrer la mémoire collective.

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