Le maître d'école - Octobre loop

lwsiffer

Les élèves chahutaient dans la cour de l'école en attendant de rentrer en classe. Louis avança d'un pas mal assuré en direction du bâtiment. Le maître se tenait devant le préau, le dos droit, son visage impassible scrutant la cour. Quand il vit Louis arriver, il esquissa un léger sourire.


-Monsieur Meunier je présume.
-Bonjour, je suis Louis Meunier, le nouvel instituteur. Vous êtes Monsieur Perrin ?

-Vous pouvez m'appeler Jean, répondit le maître en lui tendant la main.

Louis fit de même. La poignée du maître était franche et vigoureuse. Louis ne doutait pas qu'il lui fallait une certaine assurance pour faire respecter son autorité sur les élèves de l'école.

-Suivez-moi.

Louis lui emboita le pas jusqu'à la porte du bâtiment sous le préau. Il se posta à côté du maître qui sortit son sifflet et souffla trois fois pour annoncer le rassemblement.

-Allez, tous en rang et en silence, ordonna-t-il d'une voix forte, tandis que les élèves s'agglutinaient sous le préau.

Il attendit que le calme règne avant de reprendre la parole.

-Cette année avec l'arrivée de nouveaux élèves, il devient difficile de faire classe en un seul groupe. Aussi comme vous le savez, il a été décidé de créer une seconde classe. C'est pourquoi nous accueillons aujourd'hui un nouvel instituteur, Monsieur Meunier, auquel je vous demande de faire bon accueil.

Louis se raidit en entendant son nom. Il était plus stressé qu'il n'aurait voulu. Il regarda les élèves bien rangés deux par deux, dont la plupart le dévisageaient. Il devait y avoir une vingtaine d'élèves, âgés de six à dix ans.


Monsieur Perrin ordonna à l'ensemble des élèves de le suivre et pénétra dans le bâtiment. Louis le suivit également et ils s'arrêtèrent devant une première salle de classe, qui était celle où il allait dorénavant exercer son métier d'instituteur. Le groupe d'élèves se scinda en deux, la première moitié entra dans la classe et la seconde suivit Monsieur Perrin jusqu'à une autre salle au bout du couloir.

Louis referma la porte derrière lui et monta sur l'estrade. Tous les garçons étaient déjà assis en silence. Il écrivit son nom au tableau, se présenta et fit l'appel.

D'avoir toutes ces pairs d'yeux braquées sur lui l'impressionna, mais les élèves se révélèrent sages et disciplinés. Aussi cette première journée d'école se passa sans encombre et Louis se sentit soulagé lorsqu'à quatre heures, les derniers élèves quittèrent l'école en le saluant.


-Tout s'est bien passé ?

Louis sursauta en entendant la voix du maître derrière lui.

-Monsieur Perrin.

-Jean, appelez-moi Jean.

-Jean. Oui tout s'est bien passé. Vous avez des élèves studieux.

-Oui se sont de braves petits. La plupart d'entre eux je les connais depuis qu'ils ont 2 ou 3 ans. Ils doivent être contents de voir une nouvelle tête.

-J'espère qu'ils m'apprécieront.

-Je n'en doute pas, répondit Jean en souriant légèrement.

Il se tourna vers Louis.

-Si vous avez fini votre journée, je peux vous conduire à votre chambre.

-Volontiers oui.

Monsieur Perrin longea l'école, tourna à droite et guida Louis jusqu'à un petit bâtiment pas plus grand qu'une maison, accolé à l'école.

-Voici le logement de fonction des instituteurs. Jusqu'à présent, je l'occupais seul mais ne vous inquiétez pas, il est assez grand pour nous deux.

Monsieur Perrin entra dans le logement et le fit visiter à Louis. En bas se trouvaient la cuisine et une autre pièce qui servait à la fois de salle à manger, de salon et de bureau. A l'étage se trouvaient deux chambres et une salle d'eau.

-Les toilettes sont à l'extérieur, expliqua Jean. Je vous laisse vous reposer, je vous appellerai lorsque le souper sera prêt.

-Oh je… je n'ai rien prévu pour le repas, réalisa Louis.
-Ne vous en faites pas, je me doutais bien que vous n'y auriez pas pensé pour votre premier jour. Je n'allais pas vous laisser mourir de faim.

-Je vous remercie.

-Bien, je vous laisse, j'ai encore du travail pour l'administration de l'école.


Monsieur Perrin s'excusa et laissa Louis seul à l'étage. Louis ferma la porte de sa chambre et embrassa la pièce du regard. L'ensemble était spartiate, comme il s'y était attendu. Il s'assit sur le lit qui émit un grincement fatigué, lui renvoyant l'écho de sa propre fatigue.


A 18h30, Jean l'appela pour le souper. Il descendit dans la cuisine et trouva le maître en train de servir la soupe dans de grands bols. Louis s'assit à table et Jean déplia un torchon pour en sortir une imposante miche de pain dans laquelle il découpa de grosses tranches. Ils entamèrent leur repas en silence, que seul le bruit des cuillères tintant contre les bols venait troubler.

Louis n'était pas très doué pour faire la conversation. De plus il trouvait Jean intimidant. Mais il finit par trouver le silence inconfortable et se décida à questionner Jean sur sa vie à l'école. Jean lui raconta son quotidien avec les élèves, mais aussi son travail de directeur de l'école et les différents changements qui s'étaient opérés depuis qu'il s'en occupait.

-Mais depuis combien de temps gérez-vous cette école ?

-Eh bien ça fait… ça alors, déjà plus de 10 ans. J'y étais déjà auparavant mais je n'étais alors qu'un simple instituteur avant de prendre la relève du directeur lorsque celui-ci a quitté son poste.

-Cela semble bien vous convenir.

-Oui j'aime ce travail et j'espère qu'il vous plaira également et que vous resterez longtemps parmi nous.

-Je l'espère également.

-Nous ferons tout pour rendre votre vie ici des plus agréables, conclut Jean en se levant pour débarrasser.


Louis l'en remercia, l'aida à nettoyer la cuisine et monta dans sa chambre.

Allongé dans son lit, il se félicita d'avoir passé cette première journée. Il avait craint qu'en tant que nouveau venu, certains garçons ne cherchent à défier son autorité mais il n'en fut rien. Il ne doutait pas que cela était dû à la bonne discipline inculquée par le maître. Monsieur Perrin avait une prestance et un charisme certains ce qui lui permettait sûrement de se faire obéir de ses élèves. Louis espérait se montrer à la hauteur de ce maître dévoué.



Des coups répétés à la porte le réveillèrent.

-Louis, êtes-vous réveillé ? Il est temps de vous lever.

Louis répondit par un grognement et entendit Jean s'éloigner à travers la porte. Il se leva doucement, s'assit sur le bord du lit, s'étira. D'un pas traînant, il sortit dans le couloir et se rendit dans la salle d'eau pour se débarbouiller. Puis il retourna dans sa chambre pour s'habiller et descendit au rez-de-chaussée. Dans la cuisine, Jean lisait le journal, une tasse de café à la main.

-Asseyez-vous, dit-il à Louis.
Encore un peu endormi, Louis s'exécuta sans rien dire. Sur la table, Jean avait disposé une thermos remplie de café, la miche de pain de la veille, une plaque de beurre et un bol.

-Je vous laisse prendre le temps de manger, dit-il en repliant son journal. Je vais vous devancer à l'école pour mes tâches habituelles.


Louis acquiesça tandis que Jean se levait et quittait la cuisine. Il enfila sa veste et sortit dans le petit matin. Louis se servit un bol de café et se prépara des tartines beurrées. Quand il eut fini, il débarrassa et sortit également.


En arrivant dans la cour, il remarqua que la plupart des élèves était déjà arrivé et chahutait en attendant l'appel. Un petit groupe jouait à la toupie dans un coin. Louis resta les observer un moment. Soudain il remarqua la présence de Monsieur Perrin qui se tenait droit comme un i à l'entrée du bâtiment. Comme la veille, il utilisa son sifflet pour rassembler les élèves. Louis le rejoignit et les deux instituteurs conduisirent les enfants dans leurs classes respectives.

Louis sentit une petite appréhension quand il fit l'appel, mais ses élèves étaient toujours aussi attentifs que la veille. Il s'était efforcé de retenir les noms et prénoms de chacun d'entre eux pour pouvoir rapidement les identifier. Tandis que Monsieur Perrin faisait classe aux plus jeunes, lui avait hérité du groupe des 8-9 ans. Ils n'étaient pas si nombreux, seulement une dizaine. Monsieur Perrin devait avoir près d'une vingtaine d'élèves dans sa classe.

Louis supposait qu'il avait fait ce choix car il était plus à même de gérer un plus grand groupe de par son expérience. « Si tout se passe bien ainsi, alors c'est pour le mieux. » se dit Louis.


A la fin de la journée, Louis se posta dans le préau et regarda les enfants quitter l'école. « Maintenant que j'y pense, il faudrait probablement que j'aille faire les courses. Nous devrions nous mettre d'accord sur l'organisation des repas. J'en parlerai à Monsieur Perrin ».

Louis attendit que le dernier élève ait quitté l'école et se dirigea vers le portail.


-LOUIS ?

La voix forte de Monsieur Perrin qui l'interpellait depuis le préau le fit sursauter. Il se retourna, interrogateur.

-Excusez-moi de vous déranger mais pourriez-vous m'aider ? demanda-t-il comme Louis le rejoignait. Comme hier était votre premier jour, je n'ai pas voulu vous ennuyer avec ça, mais il est de coutume de nettoyer les salles de classe tous les soirs.

-Oh, oui bien sûr.

-Suivez-moi.


Jean se dirigea vers la classe de Louis et se posta à l'entrée.

-Tout d'abord, il faut taper les brosses à l'extérieur et nettoyer le tableau. Ensuite il faut passer un coup de chiffon sur les tables puis balayer la classe. Le vendredi soir, le sol est nettoyé avec de l'eau savonneuse. Suivez-moi.


Jean continua le long du couloir jusqu'à une pièce qui servait de débarras.

-Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin ici. Vous devrez nettoyer votre classe et la mienne afin que je puisse me concentrer sur mon travail d'administration.

-Je comprends.
-Pensez également à vérifier que les fenêtres sont bien fermées. D'autre part, il vous faudra préparer l'encre pour les élèves lorsque les bouteilles seront vides. Si vous avez besoin d'aide, vous me trouverez dans mon bureau.

-Votre bureau ?

-Ah oui c'est vrai, je ne vous ai pas encore fait tout visiter. Bon, nous allons y remédier tout de suite.


Louis suivit Jean pour une visite de l'établissement. Il est vrai que la veille, il n'avait pas dépassé sa classe, qui se trouvait tout de suite à l'entrée. La classe de Monsieur Perrin se trouvait un peu plus loin de la sienne, puis venait l'infirmerie, qui n'était qu'une pièce minuscule avec un lit pliable et une armoire contenant le nécessaire aux premiers soins, et le débarras qu'ils venaient de quitter, au bout du couloir. Ils montèrent à l'étage où se trouvait une autre salle encombrée de vieilles chaises et de vieux bureaux, qui un jour peut-être accueillerait une troisième classe.

Et il y avait le bureau de Monsieur Perrin. Une pièce de taille correcte, assez aérée et sobrement équipée d'un grand bureau et de quelques bibliothèques. Elle était agréablement éclairée et les rideaux qui garnissaient les fenêtres rendaient le tout moins austère.

-Voilà, c'est ici que je travaille quand j'endosse ma casquette de directeur, dit Jean en esquissant un geste du bras. N'hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Louis le remercia pour la visite et le laissa à ses tâches. Il redescendit et s'attela au nettoyage des classes. Finalement, il faisait déjà nuit quand il termina.


-Est-ce que j'aurai le temps de faire les courses ? marmonna-t-il en rangeant balai et chiffons dans le débarras.

-Vous avez terminé ?

Louis se retourna et trouva Jean posté derrière lui.

-A l'instant. J'avais l'intention d'aller faire des courses pour le repas de ce soir mais…

-Ne vous en faites pas pour ça, le coupa Jean. Il reste encore de la soupe et nous avons quelques morceaux de viande en réserve.

-Mais je…

-Allons ne faites pas d'histoire, vous aurez tout le loisir de voir ça une autre fois.

-Eh bien, d'accord, finit par accepter Louis.


Les deux hommes rentrèrent ensemble et dînèrent du même repas que la veille. Ensuite, Jean s'installa dans un des fauteuils du salon pour lire. Se sentant quelque peu fatigué, Louis rejoignit sa chambre et se coucha sans attendre.



Louis fut réveillé par des coups frappés à la porte. Il entendit la voix de Jean de l'autre côté, puis ses pas qui s'éloignaient. Il se leva, se débarbouilla et s'habilla avant de descendre prendre son petit-déjeuner. Jean était déjà prêt à partir et prit le chemin de l'école.

La journée commença par l'habituel rassemblement sous le préau et les instituteurs firent entrer les élèves dans leurs classes respectives.

A la récréation, Louis surveillait les garçons pour éviter tout chahut. Certains jouaient au cerceau, d'autres à la balle, d'autres encore à la toupie. Certains préféraient grimper un peu partout ou courir pour s'attraper.

-Tout se passe bien ?

Louis frissonna et constata que Jean l'avait rejoint et se tenait à côté de lui.

-Oui tout se passe bien.
-S'il y a le moindre problème, n'hésitez pas à venir me chercher.


Louis resta silencieux. Il appréciait la sollicitude de Monsieur Perrin mais estimait qu'il devait pouvoir gérer seul la surveillance de la cour. Après tout, cela faisait partie de son travail.


Le ciel s'était couvert et soudain il commença à pleuvoir. Monsieur Perrin ordonna aux enfants de se mettre à l'abri. A la fin de la récréation, il leur demanda de laisser leurs capes suspendues à la barre sous le préau pour éviter qu'elles ne dégoulinent à l'intérieur.

-Ça vous fera moins de travail pour ce soir, ajouta-t-il à l'adresse de Louis comme il faisait entrer les enfants dans le bâtiment.

L'après-midi, les enfants étaient souvent dissipés. Certains somnolaient. Louis l'avait déjà remarqué auparavant et cela semblait récurent. Il essaya de motiver ses élèves, les encourageant gentiment, leur proposant des activités plus ludiques. Mais il n'arrivait pas à l'effet escompté et certains semblaient plus intéressés par ce qui se passait dehors que par ce que disait Louis.

A la fin de la journée, Louis sentit le découragement le gagner, mais il se raisonna. « Je dois être plus patient. Il faut que je réfléchisse à un moyen de les captiver. »


Bien que les enfants aient laissé leurs capes à l'extérieur du bâtiment, le sol était devenus crasseux avec les souliers et les sabots mouillés, laissant des traces un peu partout.

-J'ai bien peur que vous ne deviez nettoyer également le sol du couloir.
Monsieur Perrin s'était arrêté devant la classe de Louis.

-Oui je vais m'y atteler.
-Lorsque vous aurez fini, ne m'attendez pas, j'ai de la paperasse à traiter.

-Entendu.

Louis commença directement par le sol du couloir avant de s'attaquer aux classes. Il vérifia également les encriers des bureaux. « Certains n'ont plus grand-chose. Je préparerai de l'encre demain. ».

Une fois sa tâche accomplie, il rentra au logement et s'assit quelques minutes pour se reposer. Il ferma les yeux, s'adossa au fauteuil. « Je devrais préparer le repas. Il ne faudrait pas que Monsieur Perrin me prenne pour un tire-au-flanc qui attend que tout lui soit servi. » En ouvrant les yeux, son regard remarque le livre que lisait le maître. Il le saisit et regarda le titre. Ça ne lui disait rien. L'ouvrage avait l'air ancien. La couverture était abîmée, les pages cornées et jaunies.

Louis le reposa et se leva pour rejoindre la cuisine. Il regarda les réserves. Il y avait un peu de viande, quelques pommes de terre. Il restait encore de la soupe. Louis hésita. « Je n'ai pas vraiment confiance en mes talents de cuisinier. Mieux vaut rester sur la soupe pour aujourd'hui. »

Il fit chauffer la marmite, sortit la vaisselle et la miche de pain, coupa quelques tranches et disposa les bols. Quelques temps plus tard, Jean arriva et ils se mirent à table.

-Comment se comportent vos élèves ? demanda Jean pendant qu'ils mangeaient. Vous n'avez pas de difficultés ?

Louis réfléchit.

-Non, ils ont un bon niveau. Il n'y a pas de retardataires.

-Parfait. Il ne faut pas hésiter à faire preuve de fermeté si c'est nécessaire. Les enfants ne vous en tiendront pas rigueur. Après tout, vous êtes une figure d'autorité pour eux. Et il faut que cela reste ainsi.

-Je vais garder ça à l'esprit.

Louis se demanda si Jean le conseillait pour l'aider dans sa tâche ou considérait qu'il était trop laxiste et tentait de le lui faire remarquer. « Evitons de lui parler du manque d'attention de certains garçons pour le moment. »


Louis se réveilla au son des coups tapés sur sa porte. La voix de Jean. Ses pas qui s'éloignent. Se lever. Se préparer. Attaquer une nouvelle journée. La routine s'installait et Louis se sentait plus confiant dans son travail. Il se sentait plus légitime, même si en présence de Jean il avait parfois l'impression d'être lui-même un de ses élèves tellement sa présence pouvait se faire imposante.

Notamment lorsqu'il élevait la voix pour réprimander les garçons. Quoique ce n'était pas vraiment qu'il élevait la voix. Il parlait plus fort certes, mais surtout d'une voix plus grave. Sa voix grondait, son timbre ne laissait pas de doute quant au fait qu'il valait clairement mieux lui obéir.

Louis n'arrivait pas à être aussi autoritaire avec ses élèves. Pour autant, ils semblaient le respecter et ne le faisait pas tourner en bourrique, même si de temps en temps l'un ou l'autre papillonnait au lieu de travailler.

Pourtant cet après-midi-là se produisit quelque chose qui ne lui était pas encore arrivé.

Alors qu'il voulait interroger le petit Thomas sur sa leçon d'histoire, celui-ci se dissimulait derrière son livre. Pensant que le garçon faisait preuve de timidité ou ne connaissait pas sa leçon, il l'encouragea à se lever, mais rien à faire. Louis s'approcha alors et constata avec surprise que le garçon avait la bouche pleine de chocolat.

-Enfin Thomas en voilà des manières ! Tu sais qu'il est interdit de manger pendant la classe. Ne pouvais-tu pas attendre la fin de l'école ?

Pour une fois Louis s'était emporté et s'en félicitait presque.

-Pour la peine, tu auras 5 mauvais points. Et maintenant va te laver les mains.

Le garçon se leva, penaud, et traîna des pieds jusqu'à la porte.

-Et plus vite que ça, je t'interrogerai quand même sur ta leçon quand tu reviendras.

Quelques minutes plus tard, le petit Thomas revint de l'extérieur, les joues rougies par le froid et les mains transies par l'eau glacée avec laquelle il s'était lavé les mains à la pompe des lavabos. Il n'osa pas croiser le regard de l'instituteur et retourna à sa place.

« Il a l'air désolé et je pense qu'ils ont tous compris que je serai intransigeant. Inutile de rajouter une punition » décida Louis.

Il l'interrogea sur la leçon d'histoire avec bienveillance afin que le garçon ne reste pas tendu.

« Finalement les jours se suivent mais ne se ressemblent pas forcément… »


Il accompagna les enfants dehors et les regarda partir au-delà de la grille. Il éprouva un sentiment étrange. Il n'arrivait pas à en détacher ses yeux.

-Il ne faut pas en vouloir à Thomas.

La voix de Maxime, un des élèves plus âgé de la classe, le tira de sa contemplation.

-Vous savez il ne pensait pas à mal. Il essayait seulement de se souvenir du goût du chocolat.

-Comment ?

-Mais ça n'aura servi à rien.

-Qu'est-ce qu…

Le garçon partit en courant et franchit l'enceinte de l'école sans se retourner.

« Je ne comprends pas… qu'a-t-il voulu dire ?... »


Louis retourna dans sa classe pour le nettoyage quotidien et se souvint qu'il devait remplir les encriers. Il se mit en quête de l'encre, mais après avoir fouillé les différents placards, il ne trouva rien qui y ressemble de près ou de loin. Monsieur Perrin n'était plus dans sa classe. Jean décida donc de monter à l'étage et toqua à la porte de son bureau.

-Entrez.

-Jean, j'aimerais remplir les encriers, certains sont presque vides.

Le maître ne leva pas les yeux et resta silencieux.

-Euh… je ne trouve pas l'encre.

Toujours aucune réaction.

-Pourriez-vous… m'indiquer où elle se trouve ? tenta Louis qui commençait à trouver le silence pesant.

Après de longues secondes, Monsieur Perrin leva la tête. Louis se contracta en voyant son regard. Il semblait mécontent. Louis déglutit.

-Je suis navré de vous déranger dans votre travail, s'excusa-t-il.

-Vous ne me dérangez pas, répondit le maître d'un ton sec.

Il fit racler sa chaise sur le sol, se leva sans quitter Louis des yeux. Il resta immobile à le scruter. Louis se sentait de plus en plus mal à l'aise.

Jean finit par détacher son regard, ouvrit un tiroir et en sortit un sachet. Il s'avança jusqu'à Louis, se posta devant lui et planta ses yeux dans les siens. Louis sentit la sueur couler le long de son dos.

-Tenez, dit le maître en lui tendant le sachet. Mélangez cette poudre avec de l'eau. Vous trouverez une bouteille avec un verseur dans un des placards de votre classe.

-M…merci.

Jean ne le lâchait pas des yeux. Louis avait l'impression qu'il le transperçait du regard.

-Eh bien je… je vous laisse à votre travail, bredouilla-t-il en faisant demi-tour d'un pas mal assuré.

Alors qu'il posait la main sur la poignée, le maître l'interpella.

-Louis… vous devriez être plus ferme avec vos élèves si vous ne voulez pas avoir de problèmes.

Le ton était froid et la voix de Jean avait claqué comme un fouet dans le silence pesant du bureau. Louis acquiesça de la tête et quitta la pièce sans se retourner mais il était prêt à jurer que Monsieur Perrin n'avait pas bougé et l'observait toujours.

Une fois à l'extérieur, Louis relâcha son souffle et réalisa qu'il avait retenu sa respiration. Il était essoufflé, son cœur battait à tout rompre.

Il descendit les escaliers au pas de course et une fois dans sa classe, prit le temps de se calmer.


« Il semblait en colère, mais pourquoi ? Je ne me souviens pas avoir mal agi. A moins que je l'aie dérangé au mauvais moment. Mais il m'a dit lui-même que je pouvais le solliciter. Et pourquoi m'a-t-il fait cette réflexion ? »

Louis se remémora les paroles de Monsieur Perrin et réfléchit.

« Il ne faisait quand même pas référence à l'incident du chocolat… il n'était pas présent comment aurait-il pu savoir que… »

Louis secoua la tête, en proie au doute. Perplexe, il s'occupa de la préparation de l'encre. Après avoir rempli tous les encriers, il rangea la bouteille et la poudre restante dans le placard et quitta le bâtiment.

Dehors il observa la cour. « Je ne quitte jamais l'enceinte de l'école finalement. Depuis que j'ai commencé mon travail d'instituteur c'est devenu mon seul univers. »

Il ressentit un pincement au cœur. Son entrevue avec Jean occupait encore son esprit et le déprimait quelque peu. Il se sentit las, rentra au logement et s'assit dans un des fauteuils du salon. En quelques minutes il s'endormit.


Une bonne odeur de nourriture le réveilla. Il s'étira et se rendit dans la cuisine. Jean préparait le repas. Il était de dos, mélangeait le contenu de la marmite. Louis se rappela soudain son visage mécontent et une décharge lui parcourut le dos. Jean se retourna.

-Vous êtes réveillé ? dit-il en lui adressant un sourire.

-Je suis désolé, je pensais m'occuper du repas.

-Ce n'est pas grave, vous deviez être fatigué. Avez-vous bien dormi ?

-Oui, je crois.

« Il a l'air de bonne humeur. » constata Louis étonné.

Il dressa la table et Jean servit le repas. Il avait cuisiné un mélange de lentilles, de carottes et d'oignons, accompagné de grosses tranches de lard. Un régal. Louis se sentit revigoré par ce repas et retrouva une certaine sérénité, soulagé aussi de voir que le maître ne semblait plus fâché. Il apprécia son repas et après avoir fini, remercia Jean et prit la corvée de vaisselle. Une fois tout essuyé et tout rangé, il vérifia les réserves de nourriture. Il ne restait plus grand-chose.

Avant de monter se coucher, il rejoignit Jean qui lisait au salon.

-Demain j'irai faire les courses, sinon nous n'aurons pas de quoi manger.

-Je pourrai y aller, dit Jean en levant les yeux de son livre.

-Vous avez déjà assez à faire avec vos tâches de directeur. Je finis plus tôt que vous, j'aurai plus de temps.

-….Très bien, répondit le maître en replongeant dans sa lecture.

Louis aurait juré que son visage s'était assombri. « J'ai peut-être rêvé… » pensa-t-il en gravissant l'escalier.


Le lendemain, la journée se passa sans encombres. Il n'y eut aucun incident en classe et quand Louis avait rejoint Monsieur Perrin pour surveiller les élèves pendant la récréation, il avait semblé être de bonne composition.

Louis avait réfléchi à ce qu'il allait acheter pour les repas. Il s'était fait la réflexion qu'il pouvait partir dès que les élèves auraient fini leur journée et revenir ensuite faire le ménage à son retour. Il attendit donc sous le préau que tous les élèves disparaissent au-delà de la grille. Quand la cour fut déserte, il repassa par le logement pour prendre un panier et se mit en route.

Il était seulement à mi-chemin de la cour quand il entendit des pleurs derrière lui. Un élève était sorti du bâtiment et courait vers lui en se tenant la main. C'était le petit Thomas.

-Thomas ? Qu'est-ce qui ne vas pas ? demande Louis inquiet.

Il s'accroupit à hauteur du garçon et celui-ci lui montra sa main ensanglantée.

-J'ai…j'ai mal, sanglota le garçon.

Impressionné par la vue du sang, Louis sentit la panique le saisir mais se maitrisa pour s'occuper de Thomas. Il sortit de sa poche un mouchoir pour le nouer rapidement autour de la main du garçon et l'emmena à l'infirmerie pour examiner la plaie.

-Comment t'es-tu fait ça ? demanda-t-il en cherchant le nécessaire de premiers secours.

Le garçon se contenta de sangloter en reniflant. Louis se demande s'il n'avait pas encore fait quelque bêtise. Mais l'heure n'était pas aux remontrances. L'entaille n'était pas si profonde mais avait ouvert la paume de part en part. Il la nettoya et désinfecta avant de la bander, en espérant que cela suffise. Thomas avait cessé de pleurer mais semblait toujours secoué et s'enfermait dans son mutisme.

-Tu rentres seul chez toi ? Tes parents ne viennent pas te chercher ?

Aucune réponse.

Louis voulut l'emmener auprès de Jean mais le garçon refusa de le suivre.

-Bon tu restes là d'accord ? Ne bouge pas.

Louis avait trop peur de commettre un impair et se précipita jusqu'au bureau de Monsieur Perrin. Au moment de frapper, il se remémora la dernière fois qu'il s'était trouvé là. Sa gorge se noua, il suspendit son geste une seconde et frappa finalement. Le maître l'invita à entrer.

L'atmosphère du bureau lui parut étouffante, il se sentit comme prisonnier d'un air lourd. Il avait chaud. Il se mit à transpirer.

-Louis ?

Monsieur Perrin le regardait, le regard impassible.

-Je… un élève... s'est blessé…
Il avait du mal à parler. Jean se leva aussitôt.

-Comment ? Que s'est-il passé ? Où est-il ?

-A l'infirmerie… rien de grave mais…

-Vous l'avez laissé seul ?

Ce reproche acheva Louis qui se mit à chanceler.

-Vous allez bien ? demanda Jean avec inquiétude en s'approchant.

Louis rétablit son équilibre et posa la main sur son front.

-Je suis désolé, il ne voulait pas… je ne savais pas… je suis venu…

-Calmez-vous, respirez profondément. Allons auprès de lui.

Louis essaya de retrouver son calme. Il se sentait mal, oppressé. Les deux instituteurs quittèrent le bureau. Louis se sentit un peu mieux à l'extérieur mais également honteux de s'être mis dans un tel état.

Thomas les attendait bien sagement à l'infirmerie. Louis fut soulagé de voir qu'il n'avait pas bougé.

-Alors mon garçon, dit Jean en s'asseyant devant lui, tu t'es fait mal ?

Thomas hocha la tête sans rien dire.

-Montre-moi.

Il tendit sa main bandée et Jean examine la paume.

Le sang n'a pas traversé, vous avez bien bandée la plaie. Tu as toujours mal ?

-Le garçon secoua la tête en signe de négation.

-Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire des points, dit Jean en se tournant vers Louis. Nous allons attendre un moment pour être sûr que le saignement ne reprenne pas. Pouvez-vous rester avec lui ?

-Oui bien sûr.

Monsieur Perrin laissa Louis avec Thomas. Louis commençait seulement à retrouver son état normal et n'arrivait plus à réfléchir.

Il attendait simplement.

Mais depuis combien de temps ?

Il ne savait plus.

Il avait perdu la notion du temps.

Thomas se tortillait sur sa chaise. Sans doute avait-il hâte de rentrer chez lui. Louis regarda au-dehors. Il faisait nuit.

« Que fait Jean ? A-t-il prévenu les parents de Thomas pour qu'ils viennent le chercher ? Il n'a rien dit à ce sujet… »

-Montre-moi ta main.

Le garçon obtempéra. Louis défit le bandage. La blessure était propre et avait peu saigné. Il lui refit un bandage propre.

-Si personne ne vient te chercher je vais te ramener chez toi.

-Vous êtes sûr ?

-Il n'est pas question que tu rentres tout seul.

-Mais…

-Ta famille va finir par s'inquiéter.

-Ma famille ?

-Oui. Allez viens.

Louis ouvrit la porte de l'infirmerie et fit signe au garçon de le suivre. En sortant dans le couloir, ils croisèrent Monsieur Perrin qui descendait.

-Je m'apprêtais à ramener Thomas chez lui.

-C'est inutile, répondit le maître. Son père est venu le chercher.

-Vraiment ? demanda Louis surpris.

-Oui, il attend à la grille, je vais lui amener son fils. Vous pouvez vous occuper du ménage, ajouta Jean sans laisser à Louis le temps de répondre. Il prit le garçon par l'épaule et l'entraîna prestement à l'extérieur. Louis eut l'impression qu'ils se faisaient engloutir par la nuit.

Après ses corvées, Louis se hâta de rentrer, fatigué. Ce n'est qu'une fois arrivé qu'il se souvint qu'il n'avait pas pu faire les courses.

« Mince ! Qu'allons-nous manger ? »

Découragé, il décida de fouiller la cuisine. Il ouvrit un premier placard et écarquilla les yeux. Il y vit un sac de pommes de terre et un panier rempli de légumes. Il en ouvrit un autre et trouva des morceaux de viande. Dans un autre, des miches de pain et un beurre entier. Il resta coi devant toute cette nourriture.

La porta d'entrée claqua et Jean entra dans la cuisine. Louis se retourna vers lui.

-Les placards !…

-Eh bien ?

-Il y a à manger, dit bêtement Louis.

-Je m'en suis occupé.
-Quand avez-vous eu le temps de … ?

-Vous savez j'ai mes habitudes, répondit le maître évasivement avec un petit sourire.


Louis le regarda dubitatif. Jean l'ignora et s'attela à la préparation du repas.


-C'est prêt ! annonça-t-il un peu plus tard.

Louis s'attabla et mangea de bon appétit. Se remplir le ventre lui faisait du bien après cette soirée agitée.

-Ca ne devait pas être facile de tout gérer par vous-même, fit-il soudain remarquer.

-Que voulez-vous dire ?

-Avant que je n'arrive, comment faisiez-vous lorsqu'un enfant requérait toute votre attention ?

-Ah, je vois ce que vous voulez dire. Il fut un temps où je pouvais me reposer sur Madame Martha.

-Madame Martha ?

-Le femme du maire. Paix à son âme. Elle adorait les enfants. C'est elle qui les surveillait pendant les pauses, ce qui me libérait du temps pour d'autres tâches. Il lui arrivait aussi de m'aider dans la gestion de l'école : le ménage, la préparation des cours… Tout seul, je n'aurais pas pu tout faire.

-Que lui est-il arrivé ?

-La maladie l'a emportée. Mais vous êtes là maintenant. Et je peux me reposer sur vous.

Louis lui adressa un sourire gêné mais apprécia le compliment. Jean le trouvait donc digne de confiance et légitime dans sa fonction. Cela le rassura.


Ce soir-là, Louis n'arrivait pas à trouver le sommeil. Pourtant la soirée l'avait épuisé, mais quelque chose le tenait éveillé, sans qu'il puisse déterminer ce qui le gênait. Il passa une nuit agitée de cauchemars dont il se souvenait à peine au réveil.

Il eut bien du mal à se lever quand Jean vint frapper à la porte comme tous les matins.

Alors qu'il accueillait les enfants dans la cour, il vit arriver Thomas et son cœur se serra. Cependant le garçon était en pleine forme et ne portait plus de bandage, ce qui rassura Louis.

-Ça va mieux Thomas ? Ta famille ne s'est pas trop inquiétée ?

-Mais Monsieur je n'ai plus de famille.

-Allons arrête tes bêtises.
-Et vous, vous avez une famille Monsieur ?

-Je…

Louis s'interrompit.

-Je… j'ai…

Il avait beau réfléchir, il ne trouvait aucune réponse. Plus il essayait de chercher, plus son cerveau semblait vide.

-Bonjour Monsieur, l'interpella Maxime. De quoi vous parlez ? demanda-t-il en regardant Thomas et Louis tour à tour.

-Est-ce que le maitre à une famille ? demanda Thomas à Maxime.

Celui-ci lui donna une tape derrière la tête.

-Pourquoi tu lui demandes ça ? grogna-t-il entre ses dents. Monsieur c'est bientôt l'heure du rassemblement, ajouta-t-il à l'adresse de Louis. Il s'éloigna en entraînant Thomas avec lui.

Louis restait prostré. Le bruit du sifflet le fit reprendre ses esprits. Il rejoignit Monsieur Perrin, guida ses élèves, mais il n'arrivait pas à se départir d'un certain malaise. Un malaise qui ne faisait que s'accroître. Il regarda ses élèves. Avaient-ils remarqué quelque chose ?

« Est-ce qu'ils me voient différemment ? Non, je débloque complètement ! Ressaisis-toi bon sang ! »

Il croisa le regard de Maxime, un regard compatissant. « Mais Pourquoi ? »

Il se retourna vers le tableau. Sa main tremblait.

« Concentre-toi. Tu dois faire ton travail… »

Il se sentait fébrile. Il n'arrivait pas à écrire au tableau. Soudain la cloche sonna.

« Déjà ? »

Les enfants se ruèrent hors de la salle pour aller en récréation. Louis soupira mais se sentait toujours mal. Ses jambes flageolaient.

-Je vais aller prendre l'air…

Il fit quelques pas hasardeux jusqu'au couloir, s'appuya au mur. Il était à bout de souffle.

-Louis.

La voix du Maître le tétanisa. Il tourna la tête.

- Pourquoi vous…

-Vous n'allez pas l'air bien Louis.

-Je… je n'arrive plus à respirer, tenta d'articuler Louis en proie à la panique.

Sa respiration raclait contre sa gorge. Il s'effondra sur le sol, toujours conscient. Par la porte restée ouverte, il entendait les enfants qui chahutaient dans la cour et tendit un bras dans leur direction. Jean s'avança lentement vers la porte et la poussa pour la refermer.

-Il ne faut pas que les enfants vous voient dans cet état.

Le calme dans sa voix fit tressaillir Louis qui essaya de lever la tête, mais il était trop mal en point et continuait à suffoquer sur le carrelage glacé. Il vit les pieds du Maître avancer vers lui et le contourner.

Il ne le voyait plus, il ne l'entendait plus. Tous les sons avaient disparu. Seule sa propre respiration affolée résonnait à ses oreilles.

Soudain il sentit une pression sur son épaule qui le fit sursauter.

-Il faut vous calmer Louis.

Le Maître s'était accroupi à côté de lui et penchait sa tête au-dessus de la sienne.

-Il faut vous calmer Louis, répéta-t-il.

Il était de plus en plus près et sa main se resserrait autour de l'épaule de Louis. Il avait l'impression qu'elle était coincée dans un étau.

-Vous… vous me faites mal.

Il sentit le souffle du Maître dans son oreille.

-Il faut vous calmez Louis.
Il resserra sa poigne et la douleur acheva Louis qui s'écroula complétement.


Des coups résonnant à la porte réveillèrent Louis. Il entendit la voix de Jean et ses pas dans l'escalier. Le réveil était difficile. En se redressant, il trouva son épaule endolorie et la massa légèrement. « J'ai dû dormir dans une mauvaise position… ». Il se leva en grimaçant, se traîna dans la salle d'eau pour se préparer.

-Vous avez bien dormi ? demanda Jean quand il arriva dans la cuisine.

-Pas vraiment.

-Vous avez une petite mine. Tâchez de vous mettre en forme pour vos élèves, l'encouragea Jean en se levant pour partir.

-Oui vous avez raison.

« Je dois penser aux enfants. Ils doivent pouvoir compter sur moi. »

Il s'installa à table, se servit une double ration de café pour bien se réveiller.

Plus tard, il accueillit les élèves, assista Monsieur Perrin pour le rassemblement et commença la classe. Le café faisait son effet. Il se sentait parfaitement réveillé. Il faisait beau et les températures étaient agréables. La journée se passa tranquillement, de façon sereine.

A 16 heures, la cloche sonna la fin de la journée et Louis se posta à l'endroit habituel sous le préau pour regarder les enfants partirent. Il fit des moulinets avec le bras pour tenter d'apaiser son épaule.

-Vous allez bien Monsieur ?

Louis se tourna vers Maxime et lui sourit.

-Oui ça va.

-Vous avez l'air fatigué. Ça ne doit pas être facile de travailler autant.

-Les journées ne sont pas si longues.

-Mais vous n'avez jamais de répit, vous travaillez tous les jours… Tous les jours, insista Maxime.

-Tous les jours oui… tous les jours… répéta Louis pensif.

-Maxime ! Il suffit !

Louis sursauta. Le garçon déguerpit sans plus attendre. Louis se retourna stupéfait et se trouva face au Maître qui affichait une mine sinistre. En voyant son regard noir, Louis eut l'impression que son cœur loupait un battement.

-Louis.

-Oui ?

-J'ai des dossiers assez conséquents à traiter, pourriez-vous vous charger du repas de ce soir ? demanda Monsieur Perrin.

-Oui bien sûr.

-Je vous remercie, dit-il en souriant.

Toute animosité avait quitté son visage. Il s'éloigna et Louis réalisa que tous les enfants avaient disparu. Le silence qui régnait l'angoissa soudain. Il se hâte de quitter la cour pour s'occuper de la corvée de ménage.

De retour au logement, il vérifia les réserves mais ne se sentait pas le courage de cuisiner. Il trouva un reste de soupe, bien qu'il ne se souvienne pas en avoir manger dernièrement.

« Ça fera l'affaire pour ce soir. Demain, j'essaierai de faire mieux. »

-Demain… murmura-t-il. Demain…

Son regard se perdit au loin, son esprit cherchait quelque chose. Il oublia la soupe, perdu dans ses pensées. Des pensées vides. A trop bouillir, la soupe finit par giclée hors de la marmite et quelques gouttes vinrent lui brûler la main. Retrouvant ses esprits, Louis baissa le feu et passa sa main sous l'eau.

« Quelque chose me turlupine… »

Il y pensa toute la soirée sans parvenir à mettre le doigt dessus.

-Ne vous surmenez pas Louis, lui dit Jean alors qu'il montait se coucher.



-Vous avez pu terminer vos dossiers hier ? demanda Louis à Monsieur Perrin alors qu'ils attendaient les élèves dans le froid du matin.

-Pas tout à fait, je terminerai ce soir.
-Alors je m'occuperai du dîner.

« Je n'ai servi que de la soupe hier. Je me suis promis de faire mieux. Il faut que j'arrête de me prendre la tête sans raison. »

A la fin de la journée, il attendit que tous les élèves aient quitté l'enceinte de l'école et s'occupa du nettoyage comme à l'accoutumée. Il se hâte pour finir rapidement.

« Inutile de prévenir Jean que je pars plus tôt. Plus j'aurai de temps pour cuisiner mieux ce sera. »

En arrivant au logement, il sortit des placards des pommes de terre et de la viande, qu'il disposa sur la table.

-Cette fois je n'y échapperai pas, il va falloir que je cuisine ! s'encouragea-t-il.

Il voulut faire cuire les pommes de terre mais il ne restait presque plus d'eau. Louis s'empara du seau et enfila une paire de sabots pour gagner du temps. Le puits n'était qu'à quelques mètres de la maison.

Dehors, le froid était plus piquant. Louis puisa de l'eau et voulut se dépêcher de rentrer. Dans sa hâte, il marcha maladroitement entre les pavés, se tordit la cheville et tomba contre le sol. Dans sa chute, il perdit un sabot et le seau se renversa, mouillant une partie de ses vêtements. Sonné, Louis attendit quelques secondes de reprendre ses esprits mais quand il tenta de se lever, une douleur lancinante le cloua au sol.

« Me voilà bien. Et personne à passer par ici. Espérons que j'aurais moins mal dans quelques minutes. »

Louis frissonna. La nuit tombait petit à petit et avec ses vêtements humides, le froid lui parut plus intense et il craignit d'attraper mal. Comme il se voyait déjà alité le lendemain, une voix se fit entendre derrière lui.

-Louis que faites-vous là ?

Il se retourna et aperçut Jean.

-Vous êtes déjà rentré ? Quelle chance ! s'exclama Louis, à la fois surpris et reconnaissant que le maître arrive à point nommé.

-Que faites-vous par terre ?

-Je me suis tordu la cheville en revenant du puit. Je n'arrive pas à me relever.

-Je vais vous aider, dit Jean en s'accroupissant auprès de Louis.

-Merci.
Louis passa un bras autour des épaules de Jean pour s'appuyer et celui-ci l'aida à se mettre debout.

-Comment avez-vous su que j'étais là ?

Le maître resta silencieux, observa le sol.

-Le seau n'était plus à sa place, dit-il en désignant le seau par terre.

Dubitatif, Louis ne dit rien et avec l'aide de Jean, clopina jusqu'au logement et rejoignit le salon pour s'installer dans un fauteuil.

-Et moi qui voulait préparer le repas, soupira-t-il.

-Pas question pour vous de vous lever, restez là, je vais vous chercher des vêtements secs.

Jean se rendit à l'étage et redescendit avec un pantalon et une chemise propres.

-Tenez, pendant que vous vous changez, je vais puiser de l'eau.

Il ressortit, réapparut quelques minutes plus tard avec le seau rempli et se rendit dans la cuisine pour préparer le repas.

« Quel nul je fais, pensa Louis. Une fois de plus c'est Monsieur Perrin qui va devoir tout faire. »

Une bonne odeur de viande grillée lui parvint de la cuisine et atténua un peu sa déception. Un peu plus tard, il entendit le bruit de la vaisselle tinter et Jean apparut à l'embrasure de la porte.

-Je vais vous aider à aller jusqu'à la cuisine.

Il l'aida à se relever et lui servit de soutien pour aller jusqu'à la table où il l'aida à s'installer. Ils mangèrent en silence.

-C'était délicieux, dit Louis quand il eut terminé.

-Je vous remercie, répondit Jean en se levant pour débarrasser.

-C'est douloureux ?

-Pardon ?

-Votre cheville.

-Ça s'est atténué, mais je ne suis pas sûr de pouvoir poser le pied par terre.

-Demain matin, si cela perdure, j'irai à l'infirmerie chercher le nécessaire pour vous soigner. Mais pour le moment, une bonne nuit de sommeil vous ferait le plus grand bien.

-Effectivement.

Sans rien dire, Jean s'approcha, passa le bras de Louis autour de ses épaules et l'aida à se mettre debout. Ils gravirent difficilement les marches et Jean le conduisit jusqu'à son lit.

-Bonne nuit, dit-il en fermant derrière lui.


Le lendemain matin, Louis fut réveillé de bonne heure par Jean qui entrait dans sa chambre.

-Bonjour, avez-vous bien dormi ?

-Plutôt bien répondit Louis, un peu surpris par cette irruption.

-Je voulais jeter un œil à votre cheville avant de partir.

Louis hésita, souleva le drap. Sa cheville avait doublé de volume. Jean fit la grimace.

-Elle a bien enflé. N'essayez pas de bouger, je vais à l'infirmerie.

Embarrassé, Louis attendit que Monsieur Perrin revienne de l'école. Il arriva avec de la glace et un bandage.

-Tenez, mettez ça sur votre cheville, dit-il en entourant la glace d'un linge.

Il la tendit à Louis qui l'appliqua sur la zone enflée.

-Restez ainsi quelques minutes. Ensuite bandez votre cheville pour qu'elle ne bouge pas.

-Très bien.

Monsieur Perrin observa Louis, pensif.

-Vous n'allez pas pouvoir faire cours. Il vaudrait mieux que vous vous reposiez aujourd'hui. Je prendrai vos élèves dans ma classe.

-Pas question, s'offusqua Louis. Je peux assurer la classe.

-Soyez raisonnable, comment allez-vous vous déplacer ? Et pour écrire au tableau ?

-N'auriez-vous quelque chose sur lequel je pourrais m'appuyer ? Des bâtons peut-être ?

-Des bâtons ? Je vais voir ce que je peux trouver.


Monsieur Perrin disparut et revint une vingtaine de minutes plus tard avec deux cannes. Il aida Louis à descendre les escaliers et les lui donna.

-Ça ira ?

-Oui c'est parfait.

-Bon, mais pas d'imprudence. Evitez de rester trop longtemps debout et limitez vos déplacements.


Sur les conseils de Jean, Louis ne resta pas attendre les enfants dehors et s'installa tout de suite en classe. Monsieur Perrin se chargea de conduire les élèves dans leurs classes respectives.

Louis resta assis la plupart du temps, privilégiant les leçons pour lesquelles il n'avait pas ou peu besoin d'écrire au tableau. Néanmoins il s'autorisa à prendre l'air lors de la récréation et s'assit sr un petit muret qui bordait l'extérieur du préau. Alors qu'il surveillait les enfants, le petit Thomas s'approcha de lui discrètement.

-Vous avez mal ?

Louis se tourna vers lui et lui sourit pour le rassurer.

-Non ne t'inquiète pas. Ce n'est pas grand-chose.

-Il vous a blessé aussi ?

-Comment ça ? demanda Louis perplexe.

Thomas regarda autour de lui, aux aguets.

-Je suis tombé en glissant avec mes sabots, expliqua Louis. Mais de qui parlais-tu Tho…

Le garçon s'enfuit en courant sans en dire plus. Louis tenta de le rappeler sans succès.

-Tout va bien ? demanda Jean qui approchait.

-Je ne sais pas. Je me demande si…

-Quoi donc ?

-Peut-être… que Thomas a été embêté par un autre élève.

-Vous en êtes sûr ?

-Non il a été très évasif, il n'a pas voulu me parler.

-D'accord. Soyez vigilant. Nous devons faire attention à ce genre de choses.

-Bien entendu.


Après la journée de classe, Louis tenta d'interpeler Thomas à nouveau, mais celui-ci fila sans demander son reste. Louis attendit que la classe se vide et rentra au logement. Il s'installa dans un fauteuil pour se reposer mais ne cessait de penser à ce que Thomas lui avait dit.


-Vous avez l'air soucieux, remarqua Jean alors qu'ils dînaient.

-Oh excusez-moi, je pense encore à ce que m'a dit Thomas.

-Que vous a-t-il dit exactement ?

-Comment était-ce… ah oui, il a dit « Il vous a blessé aussi. »

Le maître fronça les sourcils sans rien dire.

-Qu'en pensez-vous ? demanda Louis.

-Eh bien, vous avez peut-être raison, un autre élève l'aura embêté. Mais peut-être s'agissait-il seulement d'un accident ou d'un jeu qui a mal fini. Il ne faut pas s'imaginer le pire.

-Peut-être mais…

-Je tirerai ça au clair, le coupa le maître d'une voix ferme qui fit sursauter Louis.

-D'a…d'accord.


Cette nuit-là, Louis dormit d'un mauvais sommeil. Un sommeil agité. Quand Jean le réveilla au matin, il eut la sensation de ne pas s'être reposé. Pour autant, sa cheville allait mieux. Il décida de rester dans la cour pour le rassemblement du matin. Il s'assit d'abord sur le muret, puis au moment où Monsieur Perrin siffla, il se leva avec ses cannes pour le rejoindre et s'appuya contre le mur le temps que les élèves se rangent convenablement.

Quelque chose attira son attention. Il regarda les enfants, rangés deux par deux. Quelque chose, mais quoi ?

Les instituteurs entrèrent dans le bâtiment et chacun se dirigea vers sa classe. Louis s'installa à son bureau et attendit que tous les garçons soient assis pour faire l'appel. Tout le monde était là. Pourtant quelque chose encore le dérangeait. Il regarda le groupe du haut de l'estrade. Chaque enfant était à sa place.

« Je me fais des idées. Restons concentrés. »

Il commença la leçon. Il n'avait jamais eu de problèmes avec ses élèves.

Ils étaient toujours très attentifs et ne faisaient pas de bêtises. Non, jamais.

Il n'avait jamais eu à élever la voix. Non, jamais.

Aujourd'hui encore la matinée passa tranquillement. Lorsqu'arriva l'heure de la récréation, alors que les enfants s'apprêtaient à sortir, Louis les arrêta.

-Attendez !

Tous les visages se tournèrent vers lui.

-Je… ne devais-je pas parler avec l'un d'entre vous ?

Certains garçons se regardèrent, mais personne ne répondit.

-J'avais l'impression… ce n'est rien… allez en récréation.


Les enfants ne se firent pas prier. Louis se rassit et se prit la tête dans les mains.

« Je fais n'importe quoi » pensa-t-il.

-Il faut vous réveiller.

Louis se redressa et vit Maxime qui l'observait à l'autre bout de la classe. Il n'avait pas quitté la salle avec les autres.

-Faites un effort. Vous vous laissez faire trop facilement.

-Louis le regarda sans comprendre.

-De quoi est-ce que tu parles ?

-Vous savez au fond de vous que quelque chose ne va pas. Vous devriez aller dans la cour.

-Pourquoi est-ce que…


Maxime s'enfuit de la classe. Il hésita, se leva et empoigna ses cannes pour rejoindre l'extérieur. Jean était là et surveillait les élèves.

-Vous êtes venu ? demanda-t-il surpris. Et votre cheville ?

-Ça va mieux, je voulais prendre l'air.


Louis scruta la cour. Il chercha ses élèves un par un. Il lui sembla que tout le monde était là. Son regard accrocha le muret sur lequel il s'était assis le matin même. Ou était-ce la veille ? N'avait-il pas parlé avec quelqu'un en étant assis là ? Son cerveau tournait à plein régime mais il n'arrivait pas à se souvenir.

Le sifflet retenti. Il se leva et regarda les rangées d'élèves se former. « Ça ne va pas. Il y a quelque chose qui ne va pas », se répéta-t-il. Il scrutait. Comptait les élèves. Détaillait leurs visages.

« Il y a un élève tout seul ? » réalisa-t-il soudain. Je croyais que les classes étaient paires… »

-Vous avez un élève absent ? demanda-t-il à Monsieur Perrin.

-Non. Tout le monde est là.

De retour en classe, Louis ne cessait de penser au nombre des élèves. Il sortit le cahier d'appel. Compta et recompta. Sa classe comptait un nombre impair d'élèves.

« Je me fais vraiment des idées. Le manque de sommeil me joue des tours. »

Il ferma le cahier, bien décidé à oublier cette histoire. Pourtant une sensation de malaise grandissait en lui. Sa respiration s'accéléra. Il suffoquait.

« Non, pourquoi est-ce que je panique encore ? Encore ? J'ai déjà été dans cet état ? Je ne me souviens plus… Pourquoi ? »

-Louis.
Louis sursauta et leva les yeux. La classe était vide. Seul le Maître se tenait dans l'embrasure de la porte. Il était à contre-jour et Louis ne pouvait distinguer ses traits. Sa carrure imposante semblait bloquer le passage. Louis en eut le souffle coupé.

-Qu… que faites-vous là ?

La silhouette approcha.

-Où sont les enfants ?

La silhouette approcha un peu plus mais Louis ne parvenait toujours pas à distinguer ses traits.

-Respirez Louis.

Ce conseil prononcé d'une voix d'outre-tombe ne fit que renforcer son malaise et Louis sentit qu'il allait défaillir.

-Qui… qui êtes-vous ? questionna-t-il en se retenant au bureau.

Il glissa par terre. Il ne voyait plus rien. La silhouette noire avait tout englouti. Il hoqueta de frayeur et eut l'impression de heurter le sol.


-Louis, levez-vous.

Louis se réveilla en sursaut. Il était moite de sueur.

-Le petit-déjeuner est prêt, annonça Jean de l'autre côté de la porte.

-Je… j'arrive.


Louis posa une main sur son cœur qui battait à tout rompre. Il se leva, regarda autour de lui, sur ses gardes.

Cette sensation ne le quitta pas même lorsqu'il se retrouva face à ses élèves. Ils étaient tous là. Pourtant il avait l'impression qu'ils étaient moins nombreux. Il les compta. Seize élèves.

« Qu'est-ce qui m'arrive ? Je n'arrive pas à me calmer. »

Toute la matinée, il posa régulièrement la main sur son cœur affolé qui semblait ne jamais vouloir se calmer. Après la pause de midi, il se posta dans la cour pour surveiller les enfants. Exténué, il soupira et se prit la tête dans les mains.

-Je deviens fou ou quoi ?

-Non, vous commencez seulement à vous rendre compte.

Louis ouvrit les yeux et se retourna.

-Qui es-tu ? demanda-t-il au jeune garçon qui se tenait là.

-Je suis Maxime, un de vos élèves.

Louis le regarda perplexe.

-Ou plutôt « j'étais », jusqu'à ce qu'il me « supprime » de votre classe. Il a dû m'entendre quand je vous ai parlé la dernière fois.

-Je ne comprend pas, de qui parles-tu ?

-Je n'ai pas beaucoup de temps, il faut que vous quittiez l'école. Vite !

-Quitter l'école ? Pourquoi donc ? Je travaille ici et…

-Ecoutez-moi ! Vous n'avez qu'à traverser le portail !

-Quoi ? Mais…

-Depuis quand êtes-vous ici ?

-Eh bien, depuis la rentrée.

-Et quand était-ce ?

-C'était le … c'était…

Louis se figea dans sa réflexion.

-Alors ? Il y a combien de temps ?

-Je… je ne sais pas…

-Quand êtes-vous sorti de l'école ?

Nouvelle réflexion.

-Je n'en sais rien, répondit Louis d'une voix blanche.

-Je peux vous le dire. Jamais. Vous ne comprenez pas ? Il vous empêche de partir.

-Qui ça ?

Une forte bourrasque les souffla tous les deux et des feuilles mortes vinrent leur gifler le visage.

-Le temps presse ! s'écria Maxime. Vous devez prendre conscience de ce qui se passe. Vous êtes pris au piège !

-Mais voyons… c'est ridicule ! Tu essaies de me jouer un tour.

-Vraiment ? Alors dites-moi comment vous êtes arrivé ici.

Cette fois encore Louis fut incapable de répondre.

-En voiture ? A vélo ? A pied ?

-Mais enfin ça n'a pas de sens, je suis bien arrivé ici d'une manière ou d'une autre.

-Qu'étudions-nous en classe ?

-Nous étudions…je…

Les yeux écarquillés, Louis cherchait désespérément les réponses mais sa mémoire était vide. Complètement vide.

Une angoisse terrible le saisit aux tripes et il se précipita vers le bâtiment.

-Non revenez ! Vous devez partir ! hurla Maxime derrière lui.

En pénétrant dans sa classe, il eut l'impression de la voir pour la première fois. Il n'y avait personne. Il se pencha sous les bureaux des élèves à la recherche d'un livre, d'un cahier, d'une feuille. Il n'y avait rien. Son bureau, vide également. Le tableau, vierge de toute trace d'écriture. Il n'y avait rien qui puisse indiquer une quelconque activité dans cette pièce.

Le sang battait à ses tempes. L'angoisse l'étreignit un peu plus et il se jeta hors de la classe, traversa le couloir en courant. La cour était vide. Les élèves avaient disparu. Il regarda de tous côtés. Seul un silence pesant répondait aux battements effrénés de son cœur, que le craquement de quelques feuilles mortes interrompait par intermittence.

-Louis.

Son prénom prononcé avec fermeté lui donna l'impression que cette seule syllabe avait brisé tous les sons.

Il se retourna. Se retrouva face au Maître.

-Vous êtes encore dans tous vos états.

Louis le regardait avec effarement, le souffle rauque, une douleur naissante dans sa poitrine.

-Ne vous ai-je pas déjà dit qu'il fallait vous calmer ?

Le Maître fit un pas. Aussitôt, Louis eut la sensation d'être écrasé par sa présence.

-N'approchez pas, s'écria Louis.

Il était incapable de bouger. Le Maître continua à avancer.

-Allons, ne faites pas l'enfant. Vous êtes en train de paniquer. Mais tout ira bien.

Plus il avançait, plus il paraissait grand. Il l'étouffait un peu plus à chaque pas.

-N'avancez pas, répéta Louis, mais sa voix se perdit dans sa gorge.

-Si vous me laissez faire, vous vous sentirez beaucoup mieux.

Louis se fit avaler par l'ombre du Maître. La panique acheva de troubler son cœur et la douleur le plia en deux.

-Non… non…


-Bien dormi ?

Louis s'éveilla brusquement en entendant la voix de Jean. Il tourna la tête et vit qu'il était venu le réveiller. Sa silhouette se découpait à contre-jour dans l'embrasure de la porte et Louis en éprouva un certain malaise.

-Je vous attend en bas pour le petit-déjeuner.

Louis se leva, se débarbouilla et s'habilla avant de descendre. Après le petit-déjeuner, il accompagna Monsieur Perrin dans la cour de l'école pour accueillir les élèves. Les premiers arrivés eurent le temps de se dégourdir les jambes ou de commencer quelque jeu, puis Monsieur Perrin siffla le rassemblement. Il compta les élèves et leur ordonna de le suivre. Louis attendit que tous les élèves passent devant lui et ferma la marche.

Comme tous les matins, il se rendirent dans la salle de classe au bout du couloir. Louis s'arrêta devant la première salle, inutilisée. Il s'était toujours demandé pourquoi ils ne l'utilisaient pas, comme elle était plus proche de la cour. Il n'avait pas encore osé poser la question à Monsieur Perrin, qui l'intimidait trop.

Le groupe s'éloignait mais Louis ne bougeait pas. Il avait une irrépressible envie de regarder à l'intérieur. Alors qu'il tendait la main pour ouvrir la porte, une voix l'interrompit.

-Louis, ne nous mettez pas en retard.

Louis tourna la tête et vit le Maître l'observer sévèrement.

-J'arrive.

Il hâta le pas pour rejoindre le groupe. Les enfants entrèrent en classe en chahutant. Monsieur Perrin réclama le silence et quand tout le monde fut installé, il laissa Louis faire l'appel. Ensuite, il commença la leçon. Puis ce fut le tour de Louis. Et ainsi de suite.

« C'est une curieuse façon de procéder, pensa Louis comme il attendait son tour, assis sur une chaise. Deux instituteurs pour une classe. Avons-nous toujours fait ainsi ? »

Il regarda Monsieur Perrin écrire au tableau.

« Il est vrai que Monsieur Perrin a son poste de directeur à tenir également. Mais il s'absente rarement de mes cours. Il n'y a guère qu'au moment de la récréation qu'il me laisse seul avec les élèves. »

A la fin de la journée, alors qu'ils attendaient sous le préau que tous les enfants quittent l'école, il lui posa la question.

- N'avez-vous jamais envisagé de créer une seconde classe ?

-Pourquoi donc ?

-Eh bien, vu le nombre d'élèves, je me disais qu'il aurait été intéressant pour eux de pouvoir étudier en plus petits groupes. Séparés les plus jeunes, des plus âgés. Comme nous sommes deux, ce serait envisageable.

-J'apprécie votre dévouement mais croyez-vous vraiment que vous êtes en mesure de gérer une classe tout seul ?

Le ton cassant du Maître perturba Louis qui se raidit.

-Je… oui je pense que j'en serai capable.

-Vous manquez clairement d'autorité Louis, reprocha le Maître en le regardant droit dans les yeux.

Louis sentit son visage s'empourprer et détourna le regard.

-Je vous assure que vous pouvez me faire confiance.

Monsieur Perrin soupira.
-Nous verrons. L'année prochaine peut-être. Quand vous aurez fait vos preuves. Maintenant veuillez m'accompagner pour le nettoyage de la classe.


Louis le suivit, non sans ressentir une pointe de déception. « Il me traite comme un de ses élèves. Je ne peux jamais rien faire tout seul. A-t-il toujours été ainsi à me surveiller ? »

Louis se sentait oppressé. La présence permanente du Maître finissait par l'étouffer. Alors qu'ils nettoyaient la classe, il éprouva un besoin irrépressible de s'éloigner.


-Je… vais remettre de l'encre, prétexta-t-il en s'éloignant.

-Louis, ce n'est pas nécessaire, il en…

Mais Louis l'ignora et quitta rapidement la classe. La tête ailleurs, il se dirigea vers le placard et commença à fouiller.

« Pourquoi je cherche ici ? Il n'y a pas de bouteilles dans ce placard. »

Machinalement, il prit la direction de la salle abandonnée. Arrivé devant la porte, elle lui parut familière. Il posa sa main sur la poignée.

-Louis ! Que faites-vous ?

Louis tourna la tête et son sang se glaça. Le Maître le transperçait du regard. Louis déglutit. Il prit sur lui pour répondre.

-Je vais juste récupérer une bouteille.

-Je vous ai dit que c'était inutile, gronda le Maître en approchant. Et pourquoi dans cette pièce ?

Plus il approchait et plus il ressentait une peur irraisonnée.

« Il faut que je bouge ! »

Il se fit violence pour réagir et ouvrit la porte à la volée.

-Non ! hurla le Maître.

Louis se précipita dans la pièce et resta bouche bée. La classe était dans un état effroyable, les bureaux en piteux états, les murs décrépis, le sol abîmé, le plafond défoncé. Mais c'est surtout le tableau dont il ne pouvait détacher ses yeux. Des messages étaient écrits à la craie, à son attention, il le savait.

ENFUYEZ-VOUS ! PARTEZ ! VITE ! QUITTEZ L'ECOLE ! NE LE LAISSEZ PAS FAIRE ! PASSEZ LA GRILLE !

Il connaissait ces écritures.

« Thomas ! Maxime ! »


-Vous me donnez vraiment du fil à retordre.


Louis tourna des yeux horrifiés vers l'entrée. Le Maître lui coupait toute retraite.

-Je ne sais plus quoi faire de vous, soupira-t-il. Je vais devoir prendre des mesures plus radicales.

Il fit un pas et immédiatement Louis eut le souffle coupé. L'air semblait plus lourd. Il s'éloigna jusqu'au mur opposé, tenta d'ouvrir une fenêtre.

-C'est inutile Louis, je ne vous laisserai pas partir.

Louis se sentit pris au piège comme un animal en cage. La panique l'empêchait de réfléchir. Le Maître n'était plus très loin. Sa présence l'écrasait. Sa vue s'obscurcissait.

-Laissez-vous faire. Ça sera moins pénible.

Désespéré, Louis tâtonna, sa main rencontra une chaise qu'il balança à travers la fenêtre.

-Arrêtez ! Vous allez vous blesser !

Louis n'en avait cure. Il s'appuya sur le rebord, se coupa les mains sur les débris de verre et escalada la fenêtre. Il se laissa retomber de l'autre côté. Il atterrit maladroitement sur ses chevilles et l'une d'elle se déroba. Grimaçant, il évita de tomber et se dirigea vers le portail.

« Pourquoi je n'arrive pas à courir ? »

Il forçait sur ses jambes mais peinait à faire de grandes enjambées. Il arriva au niveau du préau. Et sursauta en voyant la silhouette du Maître apparaître.

-Revenez ici ! Il n'y a rien au-delà !

L'effroi le poussa à accélérer mais ses jambes refusaient toujours de bouger normalement. Chaque pas lui demandait un effort surhumain.

-J'y suis presque !

Le portail semblait ne jamais vouloir se rapprocher tandis qu'il sentait la présence du Maître grandir dans son dos.

-Allez ! Encore un effort !

-Revenez !

Le portail était ouvert. Il n'avait qu'à le franchir. Plus qu'un pas. Il leva la jambe. Une main de fer se referma sur son épaule.

Il posa son pied hors de l'enceinte de l'école et se retrouva dans la rue. Hébété, il regarda autour de lui.

-Qu'est-ce que je fais là ?

Un scooter passa devant lui. Il sentit une vibration dans la poche de son jean et en sortit son téléphone portable.

-Allô ?

-Allô Louis ? Où es-tu ? Pourquoi tu ne réponds pas ?

-Je… je ne sais pas je…

-Allô ? Allô ?

Louis se retourna et laissa retomber son bras. Derrière lui se trouvait un bâtiment délabré qui ressemblait à une ancienne école. Elle devait être à l'abandon depuis un moment. Il apercevait ce qui avait dû être un préau, qui s'était en partie écroulé depuis. Les murs étaient très abimés, les fenêtres cassées. Il se dégageait de cet endroit une atmosphère lugubre.

Il avait envie d'aller y jeter un coup d'œil. Mais n'était pas sûr que ça soit une bonne idée.


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