Le marchand de malheur

Benjamin Didiot

Je suis le marchand de malheur.

Je fais tomber les handicapés. Je pisse dans le bénitier. Je vole tout ce qui à l'air d'avoir de l'importance pour ma pauvre victime. J'ai volé la marionnette d'un ventriloque, et depuis ce jour il est muet. J'ai volé le doudou d'un bébé et depuis il ne cesse de pleurer. Je le sais car j'ai volé ce bébé, mais je ne l'ai rendu à ces parents, ces pleurs incessants suffiront à les rendre malheureux autant que s'ils n'avaient plus leur enfant.

Je dis marchand de malheur, car tout le monde ici bas m'appelle ainsi, mais je préfère me considérer comme un passionné, un collectionneur. Je n'ai pas besoin de monnayer mes services, répandre le malheur est toujours un plaisir pour moi. J'offre le malheur.

Et le monde le mérite.

Certains dise que je suis le mal incarné, je ne crois pas à cela. Si j'étais le mal incarné, je ne me soucierais pas des sentiments que j'évoque, et je suis toujours soucieux d'évoquer, d'aussi loin que je me souvienne, le malheur. Certains, encore plus méprisables que les autres, pensent que je suis une sorte de messager de la mort. Elle et moi nous en rigolons beaucoup. Déjà, ma chère amie ne fait que ce qu'on lui demande. Et surtout, je ne vois pas quel serait l'intérêt de rendre malheureux si ils meurent juste après. Il me faut un certain temps pour apprécier et profiter du malheur des gens.

Je ne suis pas non plus égoïste. Ce n'est pas parce que c'est un plaisir de propager du malheur que je suis forcément heureux au final.

Et ce n'es pas toujours facile en plus. Je me souviens d'un soir où j'ai surpris un voleur en train de dérober un joli tableau. Si je l'en empêchait, il serait malheureux mais le propriétaire serait heureux, et si je le laissais ce serait cette fois le propriétaire qui serait malheureux mais le voleur heureux. Heureusement que mon vif esprit m'as permis d'imposer un équilibre avantageux, pour moi, dans cette situation difficile. Le voleur repartit bredouille, et le propriétaire est devenu le malheureux propriétaire d'un immonde tableau transformé par mes soins, et autant vous dire que je suis bien loin d'être un artiste, je dirais même qu'il était souillé par mes soins.

Je comprends que les gens me détestent, me haïssent. Et c'est tant mieux, ça légitime les malheurs que je leur offre. Comment peut-on me traiter d'égoïste sadique sans cœur alors que je ne fais que rendre la pareille à des personnes qui me détestent tout autant et raconte mes méfaits à leurs enfants pour les effrayer ?

C'est par un hasard ridicule que je rencontra, pendant que je notais cette réflexion, une jeune fille qui vint à ma rencontre.

Elle était habillée d'une jolie robe noire, et lorsqu'elle baissa sa capuche, elle révéla un visage qui semblait m'indiquer qu'elle était tout à fait heureuse de me voir. Ça ne mettais jamais arrivé, et alors mon incompréhension prit le dessus sur ma surprise, qui était déjà très grande. Merde, pourquoi est-elle heureuse de me voir ?

Et alors que je réfléchissais à une manière de rendre la petite garce malheureuse, elle saisit ma main et me remercia. Mes pensées haineuses s'évaporèrent comme la fumée d'une cigarette. Je lui inspirait aussi la reconnaissance ? Quelque chose devait clocher chez cette petite, j'en étais sûr et certain.

Mais non, c'était normal. Elle m'expliqua pourquoi.

J'avais, il y a quelques mois, volé les clefs de ce que je pensais être l'appartement miteux d'une sorte de vieil homme lubrique en imper sale, enfin vous voyez le genre. Ivre, et s'énervant contre sa porte comme un dératé pour qu'elle s'ouvre, ces voisins avaient appelé la police, signalant un homme hystérique et bruyant à la porte de leurs voisins. Les policiers menottèrent l'homme pour le maîtriser, et défoncèrent la porte. Ils y trouvèrent la seule survivante d'un massacre ayant décimé une famille.

Cette survivante était en face de moi, et elle me remerciait car par un vulgaire malheur de ma part à l'encontre de ce fou furieux, détail qui j'ignorais, j'avais permis à cette pauvre orpheline de rester en vie.

J'en étais inconscient, mais je lui avais offert la vie, et pas le malheur.

Et au travers de ces yeux brillants, que je me souvins qu'au début, je ne faisait pas le malheur par plaisir.

Je la remercie à mon tour, car je n'aurais plus à faire le malheur, et finalement ma vieille amie vient enfin me prendre, et c'est avec une ironie certaine que elle aussi, je la remercie.

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