Le Masque

tonymila


           Paul se demande souvent combien de ses actions auraient été identiques s'il avait été un homme courageux. Quelle serait ma vie se dit-il, si j'avais pu me libérer de l'inertie qui me tient depuis le hasard de ma naissance ? Chaque matin, il se voit reproduire le même rituel, faire le même trajet qui le mène à son travail, et, chaque fois, il se demande pourquoi ? Parfois, sur la route, apercevant le panneau indiquant sa sortie, il s'imagine résister et ne pas se soumettre : pourquoi ne pas prendre la prochaine ou la suivante se demande-t-il ? Mais pour aller où ? N'importe où, dans un autre lieu, dans un lieu qui le sortirait de cette stase absolue qu'est devenue son existence. Mais, à chaque fois, il préfère ne plus y penser et ne fait rien ; rien d'autre, rien de plus que ce qui était initialement prévu.

                  Arrivant à son travail, il change de vêtements et enfile son Masque. Qu'est-ce qu'il pouvait le haïr ce Masque quand il avait pris son poste. Etriqué, le Masque le comprimait et empêchait Paul de respirer. Mais des années plus tard, après assiduité et régularité, voilà qu'aujourd'hui son corps a été façonné. Dorénavant, chaque matin, avant de l'endosser, Paul le cajole et le remercie pour la protection qu'il lui offre ; que ferais-je sans lui se dit-il ? C'est finalement si confortable de ne pas être perçu et de rester hors d'atteinte.

Pourtant, quand il réfléchit, cela participe à son ennui. Une monotonie a envahi son existence, et le submerge du matin au soir. Il se voit agir, décider ou parler mais ne ressent rien ; au mieux, il éprouve une lointaine sensation de devoir accompli.

Chaque heure est pénible et chaque jour se ressemble. Il repense avec envie aux jours radieux de sa jeunesse : personne ne l'a pourtant jamais averti. Mais pourquoi ne l'a-t-on pas alerté ? De peur qu'il prenne la fuite ? Mais aurait-il pu seulement le croire ?

                Ce soir là, sur le retour, Paul est particulièrement agité. Dans une forme de dissociation entre son corps et son esprit, il ne discerne plus qui il est. Il touche son visage ; il a pourtant bien pris le soin d'ôter son Masque avant de quitter son poste. Il jette un coup d'œil dans le rétroviseur mais ne se reconnaît plus. Nerveux, il enveloppe ses mains sur son visage transpirant, ferme les yeux et tente dans un mouvement désespéré de faire renaitre son véritable lui. Il invoque son moi passé mais ne parvient pas à s'en souvenir. Seules quelques bribes imprécises chargées d'affectivité refont surface mais sans pouvoir former un tout homogène. Il est trop tard. A présent, son visage et son esprit ont été tout entier déformé. Après quelques secondes, il repose ses mains sur le volant et rentre machinalement chez lui sans ne plus penser à rien.

                    Depuis, Paul ne ressent plus d'émotion. Il ne se sent désormais ni courageux ni lâche. Le plaisir aussi a déserté son existence mais il ne ressent plus l'ennui. Le voilà entré à tout jamais dans une platitude absolue. Le Masque a encore triomphé, victorieux face à l'inertie d'un homme comme les autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

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