Le mauvais gagnant

Fleuriste Manchot

Quand on la malchance d'avoir trop de chance.

« Un coup de chance, c'est pas toujours un coup de bol » lâcha Claude.
Confronté au visage perplexe de son ami, il tenta d'affiner son argument. « Je veux dire… Un coup de chance, c'est pas toujours une bonne chose.

— Ben si.

— Ben nan.

— Ben si, sinon c'est un coup de malchance. »

Claude prit quelques secondes sur son emploi du temps passablement chargé pour réfléchir à la question.

Quelques secondes plus tard – quelques secondes avant de se faire réprimander par son ami –, il décida (enfin) de tirer sa fléchette.

Il commença à articuler un mouvement digne d'un champion olympique (un champion olympique de n'importe quel sport, mais pas de fléchettes en tout cas) et (pardon, je me coupe – mais, de toute façon, les fléchettes sont pas un sport olympique) projeta le projectile dans une direction à peu près semblable à celle de la cible.

Bref, il tira sa fléchette comme un pied.

Croyez-le ou non, mais la fléchette, pour une raison qui ne concerne qu'elle, décida de se planter en plein milieu de la cible. Claude venait de remporter la partie ! Il se mit à hurler : « C'est un scandale ! J'en ai marre ! C'est quoi ce jeu, c'est truqué ou quoi ?!

— Calme-toi, Claude ! Ça arrive… » tenta de le consoler son ami. Mais Claude était hors de lui. Il refusait d'admettre sa victoire.

« — Je suis sûr qu'il y a un courant d'air quelque part (il y en avait surement dans ce bar miteux, mais un courant d'air ne dévie pas une fléchette). Viens on en refait une… mais on échange de fléchettes, les tiennes étaient abimées… »

Ses supplications furent interrompues par un homme ivre et bavard qui n'avait pas exactement suivi la conversation.

« J't'ai vu tierrerr… tirer et. Euh. Ça m'étonnerait que tu l'aies mise dans la cible. » Il mit en pause son charabia pour vérifier ses dires. « Oh purée de roubignoles ! Nom d'une ogilo… n'om dune orgi… nom d'une oligarchie il l'a mise en plein dans le milieu ! EH LES MECS IL L'A MIseenpleinmilieu »

Claude et son ami observaient l'homme ivre et bavard tituber en essayant d'interpeler d'autres hommes ivres. Sa pensée semblait clignoter comme un néon fatigué. Dans un dernier sursaut, il exprima la remarque de trop : « La chance que t'as eue !! » Il ricana lentement tout en s'effondrant sur le sol tandis que Claude lui jetait un regard noir.

« — La chance qu'il me dit l'autre. J'en ai marre de la chance moi.

— Elle finira bien par tourner, tenta de le rassurer son ami avec candeur.

— J'aimerais bien y croire, mais… » Claude leva son verre pour couper sa plainte d'une gorgée de bière, mais… « Mon verre est vide. »

Son ami lui désigna du menton tout d'abord son verre à lui, encore à moitié plein, puis le bar où Claude pourrait se faire remplir le sien.

Ce dernier se leva lentement et s'approcha du comptoir. Il bouscula légèrement une charmante demoiselle en pleine discussion avec une charmante amie à elle, s'excusa poliment puis s'accouda sur le bar.

« — Je vous ai vu jouer aux fléchettes tout à l'heure, lança la charmante demoiselle en se retournant lentement vers lui.

— Ah.

— C'était très impressionnant, ajouta sa charmante amie. Vous venez souvent ici ? »

Claude n'était pas né de la dernière pluie, il comprit rapidement que c'était dans la poche. Il avait gagné alors qu'il ne jouait même pas. Il passa son chemin en râlant dans sa barbe naissante. « C'est quoi c'est fille… j'en ai marre de jamais me faire rembarrer… »

Il retourna s'assoir à sa table, dépité, quand il se rappela qu'il avait oublié son verre. Son ami lui fit un clin d'œil en désignant – d'un mouvement de tête moins discret qu'il ne l'aurait souhaité – la charmante demoiselle et sa charmante amie gloussant prêt du bar. Claude lui fit un signe complexe pour exprimer son dépit et se releva pour aller chercher son verre.

Mais à l'instant où il fut debout, la serveuse s'arrêta à leur table et y déposa une pinte et un sandwich.

Devant le regard perplexe de Claude, la serveuse s'expliqua : « — La pinte c'est le monsieur là-bas qui vous l'offre, dit-elle en désignant l'homme ivre et bavard qui avait été ramassé par ses camarades et tentait de lui faire comprendre, au travers d'une série de signes aussi maladroits qu'incertains, qu'il s'agissait de sa récompense pour avoir gagné la partie de fléchette. Et le sandwich c'est parce qu'on fait une loterie ce soir.

— Une loterie ? s'étonna l'ami de Claude.

— Ne me dites rien, j'ai gagné c'est ça ? Compléta celui-ci.

— Tout à fait ! Vous êtes table 12, donc vous avez gagné un sandwich poulet parmesan ! C'est moi qu'il l'a fait, j'espère que vous aimerez… » finit-elle avec un clin d'œil pour Claude avant de s'éloigner.

Claude finit par se rassoir, au bout du rouleau.

« — Fais pas cette tête…

— Tu savais qu'il y avait une loterie toi ? le coupa-t-il.

— Non, mais…

— Eh ben j'ai quand même gagné. »

Son ami hocha la tête pendant quelques minutes, comme pour admettre sa défaite, mais sans lâcher le morceau. Son hochement de tête finit par gagner en intensité puis il reprit.

« — Si t'étais vraiment si chanceux que ça, t'aurais pas été au bar pour revenir puis repartir avant que la serveuse elle arrive.

— Quoi ?!

— Si t'étais vraiment chanceux, la serveuse elle serait arrivée avant que tu lèves tes fesses par deux fois.

— Oh, tu crois que c'était de la malchance, vraiment ? Ironisa Claude en fronçant les sourcils.

— Ouais ! Comme te faire accoster par le mec ivre et bavard, continua-t-il en désignant l'intéressé, toujours en train de développer une série de signes de moins en moins intelligibles à leur attention. »

Claude se tut quelques secondes pour intégrer l'idée.

« — C'est juste que tu te focalises sur ce que tu réussis, du coup t'as l'impression de réussir tout le temps.

— C'est pas faux, philosopha Claude. Tu sais c'est quoi le mieux dans cette histoire ?

— Nan.

— J'aime pas le parmesan ! » conclut Claude, qui venait de retrouver son sourire. 

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