Le mime antipersonnel
Christian Monnin
Défiguration de l’humanité et préfiguration de la ghost-humanité soulagée du péché originel et de la vérité de l’incarnation, Michael Jackson a achevé son show, ce mauvais thriller dont il fut à la fois victime et machinateur, dans un tiers et bien piètre état : bambin barbu, zombie de Bambi, pathétique chorégraphe et danseur d’une spectrale limbada, mâtinée de valse Disney. Avant de succomber le 25 juin 2009, il a longtemps parodié la mort, poussant à l’extrême la mise en scène de la haine de soi, figurant sa propre négation jusqu’à affecter la phylogenèse par-delà l’ontogenèse. Niant ses racines familiales, raciales et sexuelles avec une effrayante radicalité, il s’est arraché à la fois à son arbre généalogique et au tronc de l’espèce humaine. Voilà un homme qui s’est détruit en croyant se recréer, qui s’est décréé. Il est peut-être mort comme il a vécu, mais surtout il est, mort, comme il était vivant, et il serait adéquatement ressuscité en hologramme dans un spectacle du Cirque du Soleil. Il convient moins dans son cas de parler d’une vie que d’une vaste opération ou, mieux, d’un théâtre des opérations : médiatiques, financières et, bien sûr, chirurgicales.
Il est à la fois exception monstrueuse et produit le plus abouti d’une culture. « Nous avons tous un Michael Jackson en nous » a déclaré le ministre français de la Culture, voulant dire seulement que tout le monde a en tête une de ses chansons. Il faut aller plus loin et avancer que l’homme moderne est un Michael Jackson en puissance, que ce dernier a divergé de l’humanité pour mieux lui tendre un miroir à peine déformant. Sampling sauvage de l’Apôtre : « Devenez semblable à moi, puisque je me suis fait semblable à vous ». Avec des petits cris et des déhanchements contrefaits de faux sex-saint Paul. Il a passé sa vie dans l’écran, tandis que ses contemporains la passaient devant. Il fut bien le reflet de leurs fantasmes et de leurs aspirations, une vision de l’après-dernier homme. Dès lors tout, dans sa vie, est emblématique, depuis l’origine.
Rappelez-vous, au commencement était la vibe : Michael Jackson n’a pas vu le jour au sein d’une famille, il a été incubé dans l’un des premiers et des plus juvéniles boy’s band de l’histoire de la musique, sorte de fratricide Star Académie dont il est sorti grand vainqueur. Il a par la suite sans cesse essayé de se distinguer non seulement de ses frères de sang, mais de ses frères humains, devenant fils parodigue. Son enfance volée, transposée en dessin animé alors qu’il avait à peine onze ans, est un non-lieu de naissance qu’il passa sa vie à chercher, qu’il finit par recréer dans son ranch de Neverland, sous forme de parc d’attraction domiciliaire. Il en fit même une danse : le fameux Moonwalk, dont il n’est pas l’inventeur mais auquel son nom restera à jamais attaché, est un pas de danse régressif et d’une absolue modernité : il consiste à reculer en faisant mine d’avancer. Michael Jackson a une petite longueur d’avance sur les reculades de son temps. Durant les années 90, alors que le monde retombe en enfance et pille l’héritage artistique des années 60, lui vit littéralement des rentes que lui procurent les chansons des Beatles, de Bob Dylan et de Joni Mitchell dont il a acquis les droits. Il n’a jamais fait que mimer l’humanité : qui, par exemple, a cru à son personnage d’adolescent ordinaire au début du clip de Thriller (alors qu’il est criant de vérité en zombie) ? Qui a pris au sérieux la virilité contrefaite de Bad ? Qui a pu voir en lui un mari et un père de famille ? Même son sommeil était artificiel, les boîtes à rythme ayant supplanté le rythme circadien : trop accoutumé sans doute aux blocs opératoires, Michael Jackson ne trouvait le repos que sous perfusion d’un puissant anesthésiant. Tant il est vrai que les stars ne dorment pas, mais s’éteignent. Ou explosent et se disséminent dans l’univers.
Sa musique est universelle avant tout par son savant métissage de disco, de rock, de funk, de hip-hop, un gémissement à la James Brown par-ci, un riff d’Eddie Van Halen par-là. Musique postmoderne par un artiste déjà post-mortem, triomphe synthétique des musiques noires et blanches enfin accordées. Il joue l’humanité et fait l’unanimité. Il est le premier artiste noir diffusé sur MTV, à laquelle en retour Thriller donne une crédibilité en faisant du clip un genre obligé. Tout lui réussit. Un succès aussi éclatant ne pouvait que faire pâlir et c’est exactement ce qui se passa. De même qu’il n’a jamais parlé que de lui dans ses chansons, il a fait corps avec sa musique, il s’est instrumentalisé, son corps devenant corde, au point de se métisser. Mixité bien ordonnée commence par soi-même. Débuta alors une folle bodyssée, à l’origine d’un courant de chirurgie esthétique qui mérite d’être appelé jacksonnisme viennois : petit garçon noir, au terme d’une longue ascèse musicale il finit femme blanche voilée, après son rachat par le fils du roi de Bahreïn, qui éponge ses frais de justice et finance son grand come-back, sa résurrection scénique avortée. Tout à la fois homme et femme, enfant et adulte, blanc et noir, être de chair et chimère, décédé et assassiné, avec Marilyn et avec Elvis, il est devenu unique par l’abolition en lui de toute singularité, icone d’un temps qui ordonne à chacun d’être différent comme tout le monde. Prenant saint Paul à la lettre, il a voulu être « tout à tous », mais simultanément, au prix de son âme : il est donc devenu rien, un Golem sans créateur, un Legolem fabriqué de toutes pièces par lui-même, un afrométhée. Prototype de l’idole à venir, il a combattu la mélanine comme le mal pour effacer en lui toute part d’ombre et devenir blanc comme Blanche Neige, pour inverser son négatif et étinceler de positivité javelisée.
Il est tentant de dire que Michael Jackson n’a jamais eu lieu. Il a voulu incarner la grande utopie de la modernité, cette enfance immortelle dans un parodis de guimauve, sans péché originel, où ni la couleur ni le sexe, ni aucune différence n’ont la moindre importance, où le soda jaillit des fontaines et les barbapapas sont gratuits. Il a voulu la réaliser dans son être et peut-être par son être, dérisoire Christ pantomime, exsangue comme une hostie non consacrée, qui laissa trop venir à lui les petits enfants. « Nous devons ramener l’amour dans le monde », lance la star à ses collaborateurs dans le film posthume This Is It. C’est ça, en effet : devant le Père éternel, il a rêvé d’être l’enfant éternel et il a tenté de se mômifier génétiquement. Ses catastrophiques interventions chirurgicales l’ont dépouillé de tout caractère et en ont fait cette pure monstruosité : un visage impersonnel, blanc comme un écran. Le grand crime de Michael Jackson est d’avoir tué en lui la personne. En un sens, il a réussi cet ultime paradoxe de devenir clone, caractéristique qu’il a transmise à ses enfants, dont l’un n’a officiellement pas de mère. Un clone triste, bien sûr, mais surtout un clone sans pareil, une copie sans original, un ectoplasme. Si l’humanité était un médicament, il en serait le générique, probablement le générique de fin. Avec ce premier avatar humain, c’est l’aventure humaine qui semble toucher à sa fin. Du moins l’espèce est-elle frappée d’avatardissement.