Le miroir

lzarama

A l'heure à laquelle je rentre, il n'y a dans la rue que quelques chats noirs, comme moi.

Nos ombres pressées caressent les façades défraîchies, glissent sur le macadam encore brillant de pluie pour disparaître des instants plus tard dans l'embrasure des portes d'immeubles pelés.

Je pénètre en silence au numéro 135. Je longe les boîtes aux lettres, traverse la cour pavée où dort, roulé en boule dans son panier, le gros chien sale de la gardienne et je m'enfuis, grimpant toujours très vite l'escalier C.

Je ne redeviens tout à fait moi qu'au moment où mes clés atterrissent sur le bar de ma kitchenette, une fois la porte close, le manteau et les talons ôtés. J'enlève une partie de l'armure, le masque s'effrite, je suis dans ma tanière, il ne peut, en principe, plus rien m'arriver.

Selon les aubes, mes rituels changent. Quand à quatorze heures, je dois être à mon poste, je file me coucher. C'est-à-dire  la plupart du temps. Le reste des jours, je m'installe devant la télé avec un café au lait. Je laisse, plutôt indifférente, les gens à l'intérieur de l'écran débiter leurs âneries et surtout le temps aux événements de la nuit d'infiltrer mon être, pour de bon. Je verrai ceux qui laissent des traces ensuite, plus ou moins délébiles.  Les scènes se rejouent dans mon cinéma intérieur, je revois des bribes, je palpe les parties de mon corps meurtries.

Au bout d'un moment, j'éteins. Je nourris le poisson, quelques miettes dans un bocal et je vais à la salle de bains. C'est une salle de bains à peine plus grande qu'un dé à coudre mais mon espace préféré de l'appartement, je l'ai d'ailleurs choisi pour ça. Je suis tombée en pâmoison, midinette que j'étais alors, devant son miroir serti de grosses ampoules rondes. Un miroir de star, de loge, un miroir flatteur, un miroir de théâtre ! Lors de la visite, j'avais demandé à l'agent, toute excitée, si une célébrité avait vécu là, il m'avait regardé sans me voir, avait demandé ma caution. Je n'avais jamais su alors j'avais rêvé. J'avais imaginé de vieilles gloires habiter les murs et ignoré comme ils étaient décrépits, je n'avais plus senti la légère et persistante odeur de moisi. Je considérais ce grand studio minable comme l'écrin parfait de mon avenir.

Neuf ans plus tard, elle affleure toujours à mes narines quand je presse l'interrupteur. Mais elle ne suffit pas à me gâcher le plaisir.

Il y a dans la salle de bains une lucarne qui m'indique à peu près l'heure et la météo mais une fois plantée devant la glace, rien n'importe plus vraiment. Ce miroir est magique : il arrête le temps. J'aime cette habitude, me figer là, pieds nus, encore costumée, attraper dans le bocal en verre des boules de coton et verser de grosses gouttes de démaquillant dessus. Avant de les passer en petits mouvements circulaires sur mon visage, je prends une seconde pour observer mon image, nimbée de la lumière orangée des vieilles ampoules. Je penche un peu la tête, je me souris, minaude, je constate les petits plis au coin des yeux. Je nettoie mon visage, je vois apparaître plus nettement les sillons et je me dis qu'ils donnent  du relief à mes traits.

Souvent, ma mère me demande si je n'ai pas peur de vieillir, d'être bientôt trop âgée. Mes rides lui donnent raison mais je continue de répondre non.

Mon manager, lui, répète :

-          Tant que le public vient, tant que la salle est remplie, tu t'en fous. Avec l'épaisse couche de maquillage, ils ne voient rien de toute façon.

Il a raison. Sur scène, il y a la distance, la lumière, la tonne de fard. Personne depuis la salle ne peut deviner les outrages, encore légers mais déjà présents, du temps. Mes proches ne viennent plus m'applaudir depuis des siècles et je prends plaisir à duper les inconnus. C'est là, après tout, une grande partie du métier.

Au fur et à mesure, je lâche du bout des doigts les petites boules toutes sales dans le lavabo, j'en utilise une quantité monstrueuse, autant que la couche de maquillage sur mon visage. J'évite les yeux, il faut décoller les faux cils avec soin. A cause d'eux, en dessous, j'ai perdu presque tous les miens. Je n'aime pas les ôter, mon regard prend l'air malade, une fois déshabillé. J'attends en général le dernier moment.

Pour la bouche, je préfère le savon. Je m'applique, avant le spectacle, un rouge à lèvres carmin comme dans les publicités, il résiste à tous les baisers,  même si cela fait longtemps que je n'ai plus eu l'occasion de me le prouver. A mesure que sa trace disparaît, le dessin de mes lèvres reprend une proportion ordinaire. De lippues, quasi vulgaires, elles redeviennent fines et timides.

En général, à mi-parcours, je marque une pause. Je fais glisser le zip de ma robe sous laquelle je suis nue, j'enfile un peignoir et je sors de la salle de bains pour aller chercher le poste radio. Je ne le laisse pas dans la salle de bains, il n'y a pas la place. Je le mets sur le seuil de la porte et j'enclenche une station qui diffuse du jazz. C'est l'heure où la voisine ne dira rien, elle se lève. Je ne sais pas tout à fait l'heure qu'il est mais j'entends son sommier grincer puis ses pas sur le parquet, de l'autre côté de la cloison.

Si l'air me plaît, je reviens devant la glace en fredonnant.

Ma mère a peur de ma solitude, elle nourrit les pires angoisses à mon sujet, peut-être pour s'occuper, puisque depuis la mort de mon père, elle a enfin le champ libre pour y songer, l'exprimer. Mon père n'avait jamais accepté.

Je retire les épingles pour que la perruque tombe. Sous le postiche synthétique, je transpire beaucoup. Je dois tenir la masse brune de mes boucles dans un filet, en plus. Elles sont écrasées, les pauvres, elles étouffent chaque soir mais je n'ai pas le choix, mon numéro fait de moi une blonde.

Si je les rase, Maman pleurera, elle a menacé.

Les cils enfin.

Voilà, je suis mise à nu. Il n'y a  plus rien du personnage de scène. L'ombre qui courait tout à l'heure dans les rues de la capitale, détentrice d'un mystère, comme elle, n'existe plus. Je peux aller m'allonger, reposer mon corps, éloigner mon âme de la poudre, des spots et des paillettes.

Dans quelques heures,  je m'assiérai derrière le comptoir, je ferai l'accueil d'une grande entreprise où je ne suis qu'un badge et un matricule parmi d'autres. C'est ma vie, elle me va.

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