Le miroir

Christophe Soresto

Au-dessus de ma tête, serrés les uns contre les autres, des visages incertains forment une couronne. Fées aux chevelures mêlées, aux traits déformés sous l'empressement bienveillant et la curiosité, elles ont ardemment souhaité être présentes à mon réveil. Contre l'avis des médecins, contre l'envie de ma famille.

En ces premiers jours de juillet, la température a grimpé subitement, surprenant la population et les pouvoirs publics. Dans la chambre que j'occupe, un ventilateur ahane, malaxe la touffeur de son mieux, peine à lutter contre l'excitation, les bavardages, l'énergie développés autour de mon lit. Des filets de sueur se dessinent lentement sur les tempes, le liquide salé s'amoncelle dans les nuques, s'infiltre, colle les chemisiers, dévoile quelque sous-vêtement par une transparence malicieuse.

Dans l'air saturé de Dakin et de Bétadine flotte une autre odeur à peine perceptible. Un résidu tourbeux et caramélisé, largement dilué mais que j'identifierais entre mille : l'Amsterdamer de mon père, son tabac pour réfléchir. Encore dans une transition semi-éveillée, la stupéfaction me gagne. Lui qui ne distribue ses sourires qu'avec parcimonie, dont les encouragements sont toujours sévères, il serait venu jusqu'ici pour s'enquérir de mon état ? Evidemment, il n'est pas resté. Je l'imagine, songeur, comptabilisant par la fenêtre les visiteurs, le ballet des ambulances, établissant des statistiques et des schémas d'économies potentielles. Il ne peut ignorer ma mère, debout en contrebas, les bras fermement comprimés sur la poitrine, gonflée de reproches et d'impatience. Sur le trajet elle l'a tancé pour qu'il ne traîne pas, après avoir réitéré sa détestation des hôpitaux. De toutes façons, ils ont un repas prévu de longue date chez des amis et elle l'avait averti à diverses occasions que je devais cesser de faire l'imbécile.

Heureusement, les copines sont venues. Monique s'est outrageusement maquillée, comme souvent lorsqu'elle est anxieuse. Après avoir dessiné d'une main tremblante ses lèvres effilées et décoré ses pommettes d'un rose éclatant, elle a revêtu sa robe la plus généreuse. Celle qui fait tourner tant de têtes, maudire tant de mégères, se désunir tant de certitudes. Petite Louise, de dents, de sourires et de bruit, me conte déjà les dernières rumeurs, ragots croustillants qui la font se pâmer d'aise. Envahissante mais positive, elle martèle conjointement ses émerveillements de gamine et son portable, répand des nouvelles de ma santé. Samantha ne se retient plus de pleurer. D'habitude c'est un roc, à l'écoute infatigable, aux paroles sages et mesurées. Mais la guerrière a ouvert des vannes et en a jeté le vilebrequin. Christine, ma secrétaire fraîchement débarquée du Cantal, est également présente. A peine embauchée dans l'entreprise, il lui a fallu gérer certains dossiers urgents en mon absence. Pourtant, elle se tient à mon chevet, lie connaissance, tisse un nouveau réseau d'amitiés. Ainsi m'apporte-t-elle son concours. Et quelques parapheurs à signer, il faut bien traiter les affaires.

Les commentaires sur ma mine vont bon train. On se moque gentiment de mon teint cireux, de mes yeux qui peinent à rester ouverts. Je perçois une caresse sur ma main gauche. D'un geste léger et discret, on contourne le trou du cathéter dans la peau, apaise les tiraillements, panse mes angoisses naissantes. C'est Camille. Qui ne dit rien. Darde son regard dans le mien, intense, perçant. Camille cherche, vérifie, sonde, puise des certitudes. Finalement, la conviction que nous nous aimerons encore s'impose. Alors ses paupières s'étrécissent, fentes rieuses. Tout va bien.

En retrait, observateur discret, il y a Antoine, mon ami d'enfance. Le meilleur, l'indéfectible. Le seul. Je ne peux que le deviner depuis ma position mais je sais qu'il est assis, raide et impassible. Tourmenté sans rien en laisser paraître, bouillonnant mais à l'intérieur seulement. Une fois, brièvement, sa nature s'exprime. Son ordre claque qui sonne la fin de la récréation : « Reculez. Laissez-lui de l'air. » Gardien de ma santé, de mon bien-être.

Sous l'effet des sédatifs les souvenirs tournent en moi. Un séminaire avec nos gros clients de Dubaï s'affiche puis reflue ; des syndicalistes vocifèrent et menacent, poings tendus, alors que j'annonce un plan de licenciements ; mes comparses de l'ACF m'offrent une boîte des meilleurs cigares cubains pour fêter mon passage de la cinquantaine hurlante ; une puissante berline fend la nuit.

Je comprends confusément qu'on attend que j'agisse, me manifeste. Malgré une fatigue globale et des élancements, j'entreprends donc de me lever, afin de retrouver ma place au milieu de l'attroupement. Je déploie mon corps endolori, au ralenti, laisse à chacun de mes muscles le temps de se réapproprier sa fonction. Le torse est comprimé, le ventre tiraille sans relâche. Malhabile, je glisse sur le côté pour m'asseoir. Une jambe sort des draps ; la seconde. D'une impulsion du bassin je suis au bord du matelas. Puis, une fois mon souffle stabilisé, je pose les pieds sur le carrelage chauffé de soleil et me redresse complètement. Je vacille à peine, écarte d'un geste un bras qui se propose.

Les filles sont venues avec de la musique. Elles savent que ce n'est pas mon fort, mais rien de tel pour dérider l'ambiance. L'appareil diffuse de douces mélopées et des morceaux de Lennon. Sans trop réfléchir, je fais quelques pas. D'abord la tête me tourne, l'ivresse de me sentir en vie. Dans ma chemise de polyester, avec mon goutte à goutte solidement arrimé, je valse lentement. Se sentant autorisées à me suivre, les unes et les autres se mettent en mouvement, m'effleurent, m'assurent un passage sans encombre. De plus en plus vite elles virevoltent, rayonnantes.

Après quelques tours je ralentis, m'arrête devant un placard, en ouvre lentement la porte pour laisser apparaître un miroir en pieds. Les danseuses continuent, respectueuses ou insouciantes. Mon image me trouble. Je palpe mon front, dessine mes traits, évalue mon corps, vérifie, mesure, compare les textures. En cet instant décisif se joue la rencontre de mon passé et de mon avenir.

Des bruits de course dans le couloir. François, mon fils aîné, fait irruption dans la pièce. Rien ne présageait sa présence. Sa mère est à Quiberon en cette saison, il devrait s'y trouver également avec ses frères. Plus personne ne bouge. Seule la musique perdure une poignée de secondes, le temps que quelqu'un réalise et l'interrompe enfin. Apercevant mes cheveux poivre et sel entre deux visiteuses, il approche d'un pas incertain. Je frémis, ai deviné sa tension à la soudaine pesanteur de l'atmosphère. Je lève lentement les yeux, croise les siens dans le reflet. Après une profonde inspiration, je me retourne vers lui, fébrile.

Il m'observe, ne sait quelle contenance tenir, hésite à me manifester sa tendresse, garde de la connivence pour plus tard. Peut-être. Devant l'évidence, une question l'envahit, le tourmente. Comment me nommer maintenant ? Papa n'est plus possible, maman est impensable. Ma voix, éraillée et encore incertaine, résonne alors que je lui ouvre les bras :

- Appelle-moi Hélène.

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