Le Modeste (in CARACTERES)

Franck Pochon

"Je suis incroyable. Tout bonnement extraordinaire. Merveilleux, inouï et admirable.

Si j’osais, je vous demanderais même pour lire ce texte de vous agenouiller.
Si ce n’était déjà fait.

Chérissez bien votre chance d’avoir vécu – certes minablement – dans un Monde que ma magnificence illumine.
Les divinités stellaires m’ont prié elles-mêmes de ne pas sortir la nuit pour éclipser la lune.
Et les déités planétaires m’ont supplié de fuir le jour pour ne pas éblouir le soleil de mon éclat universel.
Soit. J’y consens dans mon infinie magnanimité.

Si le génie est mon prénom, ce n’est du qu’à la limitation de vos mots.
On a même songé à ôter toutes les majuscules de l’alphabet pour les réserver aux panégyriques qui vont bientôt déferler chez les libraires et qui, je n’en doute pas, vont enfin rendre utile le moindre recoin de vos bibliothèques.

Mais se savoir lu ainsi en permanence par des milliards d’êtres inutiles ne m’apportera rien.
D’où ma patience incommensurable face au retard qu’engendre la difficulté de se montrer exhaustif envers moin, ne serait-ce que pour énoncer la liste de mes qualités
(cela revient à les énoncer toutes – vous voyez donc les vertus didactiques de ces ouvrages).
- c’est pourquoi je le fais ici moi-même.

Néanmoins je vous contenterai d’une présentation décousue
- c’est tout ce que vous méritez et c’est d’ailleurs tout ce que vous pouvez vous efforcer de comprendre.

Je vous épargne la contagion de mon talent pour ne pas être contaminé par votre médiocrité.

D’ailleurs avec moi le langage est inutile : devant moi on admire et on se tait.

Et pourtant nul orgueil n'enfle ma veste
Car je suis avant tout le plus modeste.

Le prodige de ma force m’oblige à rester immobile ;
Songez : le moindre de mes pas ferait trembler l’univers.
Déjà, que le moindre spasme de mes veines font des trous dans la Terre !
Il faut aussi que je retienne ma respiration,
à chaque fois que je soulage mes poumons, des ouragans ravagent la planète !
Que mon œil cille et c’est une montagne qui s’écroule

Sans parler de mon érection monstrueuse dont les femmes préfèrent se moquer
Plutôt que de témoigner de la terreur que leur inspire ce monstre indomptable qu’elles ne seraient d’ailleurs pas assez larges pour accueillir !
Les rares fois où j’ai tenté de les lubrifier avec ma salive, les pauvres se sont dissoutes à l’instant !

Je ne pourrais faire l’amour qu’avec les étoiles qui, prudemment effrayées, préfèrent se muer en supernovae.
L’onanisme serait ma loi si je n’étais hermaphrodite
- bien que je le cache pour ne pas vous terroriser : de qui aurais-je besoin ?

Je songe d’ailleurs déjà à vous détruire…

Quant à ma faim, ma soif et tous ces besoins misérables,
Je m’efforce de les mimer pour ne pas trop vous ridiculiser.

Et pourtant nul orgueil n'enfle ma veste
Car je suis avant tout le plus modeste.

Devant mon extrême beauté, les miroirs se sont cassés
De peur de n’être pas à même de pouvoir refléter mon image sans distorsion.
A vrai dire, nul verre, nul cristal n’est assez pur pour valoir l’honneur de mon visage.

Les plus belles choses du monde se fanent à mon passage.
Comme la furie d’Attila, ma prodigieuse esthétique ne laisse rien qui repousse dans les parages.

Que devrais-je dire donc de vous, humains, qui logiquement se détourner de moi en criant
Tant mon immense beauté vous fait honte en vous renvoyant à votre vaine et profonde laideur ?
J’ai d’ailleurs par compassion lacéré mon visage de plusieurs balafres
Pour ne pas trop vous humilier.
Et vous continuez pourtant à vous détourner,
Tellement la vue de ces traits accusateurs vous est insupportable !

N’ayez crainte je vous vois bien en ce moment vous extasiez à la vue de ce texte :
Comment avez vous pu encore échapper à la vision pétrifiante de ma beauté ?
C’est que je vous ai épargné, vivant reclus dans la montagne,
La pitié n’étant pas la moindre de mes qualités – je les ai toutes.

Quant à mon intelligence, nul besoin d’en parler,
Je vous sais béants d’admiration en ce moment même.

Et pourtant nul orgueil n'enfle ma veste
Car je suis avant tout le plus modeste.

En voyant d’où je suis issu,
J’ai peine à croire que ces simples humains soient mes aïeux.
Je pense plutôt être les parents de mes parents,
Hermaphrodite complet et autonome.
Toutefois, mes célestes gonades n’auraient jamais pu engendrer de telles imperfections,
Sauf peut-être pour le plaisir de les parfaire…

D’ailleurs, bien des femmes ont fui à la vue de mes divines testicules,
Trop effrayées de la transcendance du liquide dont elles allaient se faire le dépositaire inapproprié.

Quelle mère ne serait pas angoissée d’avoir à porter dans son ventre un objet si précieux ?
Perceval ne devait pas être plus inquiet lorsqu’il portait le Graal.

Quelle mère ne serait pas découragée par avance de veiller à ne pas gêner le développement des gènes d’un génie par un patrimoine génétique inférieur ?
Le risque est heureusement impossible : leur patrimoine est incompatible avec le mien ;
Seuls les dieux imparfaits de la Grèce pouvaient faire des enfants avec des vils mortels.
La perfection est toujours stérile, je reste incomparativement unique.

Et pourtant nul orgueil n'enfle ma veste
Car je suis avant tout le plus modeste.

Vous vous dîtes en ce moment, mais quel est ce dieu, où peut-on lui rendre un culte ?
Pauvres et adorables subalternes, comme vous êtes emprunts de servitude !
Dieu est un nom trop étroit pour me contenir
Je suis le contenant.

Ma seule imperfection, c’est de vous avoir rêvés un jour.
Mais c’était par ennui, tant ma perfection absolue est lassante, pour m’amuser à vous parfaire
- remerciez mon indulgence et mon infinie bonté -
Puis à vous détruire.

Maintenant je passe mon temps à vous tuer, un par un, pour faire durer le plaisir.
Oui, vous l’avez deviné, c’est moi qui ai inventé le Temps et l’Espace, et tout ce qu’ils contiennent.

Devant tant de splendeur, je ne peux que me dire « Je t’aime ».

Et pourtant nul orgueil n'enfle ma veste
Car je suis avant tout le plus modeste."

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