LE MONDE DE CRIN GRIS
laurent-saint-damien
Le monde de Crin Gris
Nous sommes aux prémices de la saison estivale et les bouches chantantes, trompettes et bals musettes soufflent des airs légers de douce liberté. Au cœur du delta du Rhône, à mi chemin entre Arles et les Saintes-Maries-de-la-Mer, non loin de l’endroit où le fleuve se jette dans la mer, des hommes aux visages burinés et les mains calleuses ont bâti, il y a bien des décennies, une grande bergerie. Leurs héritiers, nés sur cette terre de vent et de soleil, l’ont transformée en maison de gardians avec de belles écuries où les hennissements émis par les pensionnaires véhiculent l’idée qu’il fait bon poser les sabots. Par respect de confidentialité et en remerciement de l’hospitalité accordée nous tairons le nom de l’élevage. Et si les devinettes vous aimez, alors bien que sa prononciation appelle un adjectif empreint de tristesse et d’amertume, entendez qu’il en appelle tout le contraire. Ici, c’est le Paty de la Trinité. Les gens qui aiment la Camargue, connaissent la route dérobée pour s’y rendre. Les autres conducteurs, filent vite à l’arlésienne sur la voie principale, pressés de gagner pour des raisons qu’ils ignorent sans doute, la capitale gitane. Et ce n’est pas pour déplaire aux gens qui vivent dans les terres et les protègent.
Ah, le silence camarguais. Nul silence vide ici mais un calme apaisant où l’oreille prend le temps de s’exercer à percevoir les multiples bruissements de la Camargue : le frémissement du vent dans les roselières et les joncs, l’envol d’un héron cendré, le vol gracieux d’une cigogne, les chevrons dessinés dans le ciel par les flamants roses en formation, le cri aigu d’un rapace, la nage furtive d’un ragondin ou encore et le plus récurrent, le beuglement lointain d’un taureau.
Ah, l’espace camarguais. A priori uniforme, immense et plat dont les confins se mêlent au ciel qui bien souvent s’habille de traîne. Mais un espace qui ne manque pas de changer au fil des saisons. Le pré, aujourd’hui sec, sera bientôt recouvert d’eau pour favoriser la repousse de l’herbage dont les juments profiteront pour mieux allaiter, le moment venu, leur descendance. Ce champ à la terre brune deviendra une rizière irisée d’un beau vert tendre au début de l’été. Ailleurs, la saladelle discrète pour l’ heure, nimbera de bleu, le printemps arrivé, la sansouire. Et la salicorne de la teinter de rouge quand viendra l’automne.
Ce soir là, la nuit était noire et inhabituelle car nulle lune n’était présente pour l’éclairer. Pourtant dans les écuries, ma naissance allait apporter son lot de joie et son halo de lumière. Il y avait de la vie dans cette sorte de linceul argenté déposé sur la paille et, dans sa transparence, ma paire de sabots noirs et luisants apparut. D’un coup de pied, j’expulsai cette couverture qui m’avait jusque-là, enveloppé et protégé. Une demi-heure aura suffit pour me voir, jeune équidé à la robe rouanne, tout frais arrivé, me dresser avec maladresse mais courage, sur des jambes frêles que je portais déjà très longues. L’éleveur, dans sa grande miséricorde et tenant les rênes de la poésie, attribua l’absence de la lune dans le ciel, au pêcheur- né qui venait de la capturer. Aussi décida-t-il de me nommer tout joliment, Pescalune, dans la langue chantante et chère à Frédéric Mistral.
Comme tous les étés depuis son âge tendre, Julian venait dans ce coin de paradis que ses parents affectionnaient. Par la suite il s’y retrouvait seul pour se laver des morsures de la grande ville lyonnaise. Il était alors un adolescent au caractère bien trempé mais restant à forger et il possédait déjà la folie de ces artistes qui se gâchent à s’autodétruire ou à ne pas savoir se disperser sagement. Il s’était passé deux semaines depuis ma naissance, et c’était un poulain au poil de lait que Julian découvrit, juché sur des jambes dont les postérieures largement écartées, tentaient de le maintenir dans un équilibre encore instable. Pour l’adolescent qu’il était et pour ma part, ce fut le coup de foudre immédiat. Après une négociation à l’ancienne semblable à celle des temps reculés évoquant le potlatch, il allait en coûter à son père, une automobile de marque Renault : une 4L de couleur crème. C’était le prix convenu pour échanger des chevaux vieillissants nourris au pétrole contre un cheval en devenir, élevé au lait maternel. Il allait observer son cadeau tombé du ciel lors d’une nuit sans lune, pendant ses deux mois de vacances sans perturber la relation privilégiée et protégée que j’entretenais avec ma mère. J’étais, selon les critères de Virgile, de bonne race car reconnaissable dans les champs à mon amble relevé et à la souplesse avec laquelle je fléchissais les jarrets. J’allais à mon tour le regarder, selon ma perception animale toute personnelle, débourrer d’autres confrères plus mûrs et en âge d’être chahutés. S’il est vrai qu’on lit une paix étrange dans l’œil du cheval dont le regard paraît contempler un monde lointain, on n’en devine pas moins une lueur qui pourrait surgir des profondeurs d’un rêve. Le garçon qui m’était promis se devait de remplir les tâches journalières d’une manade pour gagner à la manière d’un cavalier doublé d’un palefrenier, le gîte et le couvert et parfaire sa technique de monte. Ainsi, il serait prêt quand viendrait l’heure de composer une harmonieuse danse sur mon dos.
Durant quatre années, mon squelette, mes muscles et mes tendons se sont développés pour atteindre la maturité. C’était le temps nécessaire pour que mon dos puisse accepter sans déformations ni sollicitations exagérées les poids de la selle et du corps de Julian. Avant le jour tant attendu de composer ensemble, nous avions sagement et patiemment fait ample connaissance. Nous avions meublé les instants où nous étions seuls avec des codes et un langage qui nous étaient propres. Malgré nos nombreuses séparations, nous nous étions à chaque fois retrouvés et apprivoisés de nouveau sans en perdre pour autant notre liberté singulière. Nous ne formions pas encore un ensemble parfait puisque nous n’avions pas eu le plaisir de fusionner en une seule entité mais les fées de la symbiose travaillaient à dessiner à coups de crayons secrets les contours de notre relation et les anges de l’alchimie, s’amusaient à en peindre les formes avec de chaudes couleurs.
Même si les envies sont partagées, force est de constater que la vie s’évertue à nous réserver bien des surprises et qu’elle jouerait presque à compliquer les données. Nos nuits précédant le jour J, avaient été agitées de la représentation du spectacle que nous nous apprêtions à nous donner. Les rayons horizontaux du soleil matinal léchaient les herbes hautes en favorisant la glissade des gouttes de rosée. Nous nous faisions face et nous chuchotions sur un fond irréel confectionné par la lueur atmosphérique. Nous nous expliquions quelque chose que nous paraissions tout de suite comprendre. La preuve, c’est que quelques minutes plus loin, nous nous grattions et nous nous « reniflions » comme deux frères. Et c’était ce que nous étions : les frères d’une union à venir : un binôme en construction véritable. Je soufflais l’air chaud de mes naseaux dans sa nuque tandis qu’il farfouillait les crins de mon encolure, en alternant des mouvements énergiques et des caresses délicates sur ma belle robe grise. L’immense rond orangé aux rayonnements dorés nous transformait en majestueuses ombres chinoises. L’appréhension mutuelle de nos deux êtres pour mener à bien l’entreprise de se combiner était palpable et allait quelque peu contrecarrer les assemblages. Je goûtais pour la première fois le poids d’une charge sur mon dos et m’en défendais malgré moi mais selon toute logique tandis que Julian transpirait pour la première fois depuis bien longtemps la peur de se rater et de m’incommoder. Mon épiderme sentait sa nervosité. Je dansais alors « la camarguaise en folie ». Je me cabrais et voltais. Le poitrail dilaté, les veines gonflées de sang pur, je faisais voler mes sabots et j’enchainais croupades et ruades dans un nuage de poussière tandis que mes hennissements foudroyants retentissaient. Ma queue et ma crinière flottaient dans l’air. La première, ébouriffée effleurait le sol quand mère Nature aidée par la touche d’Eole caressait amoureusement la seconde. Mes crins ainsi agités par le chant du vent et la liberté de mes mouvements emprunts de notes sauvages ondulaient comme des ailes emplumées. J’offrais un spectacle si parfaitement beau, tant surprenant qu’admirable que j’aurais pu retenir les regards de tous spectateurs, jeunes et vieux. Nul ne saurait se lasser de me contempler aussi longtemps que je me révèlerais dans autant de splendeur. Cette liberté affichée dans le désir fier d’être ainsi défendue rendait la nature plus belle encore. A m’observer m’enlever ainsi, on comprenait l’origine de cette légende bédouine qui veut que lorsque Dieu décida de nous créer, il dit au vent du Sud : « Condense-toi afin que de toi je crée un nouvel être pour glorifier mes saints et humilier mes ennemis… Et le vent du Sud, répondit : Seigneur sois-en le créateur. » Et Dieu prit une poignée du vent du Sud, souffla dessus et créa le cheval.
Dans les grands espaces de la liberté, le mouvement, qui est notre élément originel, se dessine foncièrement joyeux.
Mais la liberté d’un être a besoin de se confronter à celle d’un autre pour se ressentir et en mesurer l’étendue. Aussi le spectacle n’aurait pas été plein si on n’avait pas retenu la ténacité dont Julian avait fait preuve pour rester en phase avec mes humeurs et garder son assiette. Si chez les hommes, « l’enfer c’est les autres », dans notre monde, c’est le bonheur de faire les choses à deux qui le caractérise. La liberté de l’un ne s’arrête pas où commence celle de l’autre mais chacune appelle l’autre pour ne faire qu’une et tendre vers le même objectif : l’influence réciproque ou l’interpénétration. Julian et moi-même, dans notre danse improvisée et virevoltante, n’avions de cesse que de nous tester. Nous nous défions, nous nous séparions, nous nous réassemblions, nous nous contrarions et nous nous unissions jusqu’à nous apprendre et nous comprendre. Julian ne s’épuisait pas d’être désarçonné et il remontait à chaque fois sur moi jusqu’à se faire complètement accepter. Nous dansions ainsi tous les deux jusqu’à nous prouver mutuellement que nous pouvions nous faire confiance. Le but ultime étant de rentrer en osmose pour nous transfigurer… en un centaure des temps modernes, unique et singulier, plus beau que celui de la mythologie grecque puisqu’ ici, je conserve toute ma tête.
Ce jour fort et inoubliable allait décider de l’avenir de chacun. Les jours suivant notre danse folle, nous allions communier au quotidien dans le même idéal, chevaucher par marais et par Mistral, vivre ensemble pleinement la Camargue. Julian avait renoncé à ses études dont il ne tirait aucune satisfaction ni n’envisageait de débouchés en adéquation avec sa personnalité. Je l’avais révélé comme cavalier et il s’était ouvert à un monde qui convenait à ses penchants naturels enclins aux grands espaces et aux salutaires errances. Il avait donc décidé fort instinctivement d’embrasser la vie de gardian. Il était un jeune majeur et nouvellement responsable de sa propre trajectoire. Le propriétaire de la « bergerie », certain de sa passion pour ce nouveau mode de vie, persuadé de ses louables résolutions, et spectateur privilégié de l’amitié sincère et indéfectible de ses deux pensionnaires, lui avait confié un cabanon laissé à l’abandon qu’il était libre de retaper selon son bon vouloir et ses envolées artistiques. J’avais quant à moi, choisi pour abri, les prés clos de barbelés avec mes congénères plutôt que les douillettes écuries. Je vivais en groupe pour le simple plaisir d’être ensemble et je parvenais facilement à me sentir uni. J’aimais à conserver ma nature sauvage et je ne me partageais qu’avec mon ami, unique humain en qui j’avais investi toute ma confiance. Les deux êtres bienveillants que nous étions l’un envers l’autre n’étaient pas prémunis pour autant de certains impairs. Un jour que nous guidions une promenade et traversions un marais non asséché, il lui prit l’envie de griller une cigarette. Afin de protéger ses jambes qui commençaient à prendre l’eau, il les souleva vers l’avant et les reposa lourdement, sans en mesurer l’impact, sur mon encolure. L’effet de sa désinvolture, ne se fit pas attendre et je m’emballai. La cigarette, le briquet et le fumeur volèrent sans éclats pour finalement s’enfoncer dans les eaux vaseuses et saumâtres. Les autres cavaliers de la ballade n’avaient pas gardé secrètes leurs impressions et leurs rires avaient largement fusé. A cheval, il convient de ne jamais oublier son partenaire. Cette mésaventure allait lui servir et le vacciner pour ses expériences ultérieures quand il s’agirait de sauter les roubines ou autres obstacles comme les clôtures barbelées, lorsqu’il faudrait trier les taureaux de combat ou rattraper le client perturbé dans son assiette qu’un compagnon mal luné ramènerait à l’écurie.
Un jour d’été, aux dernières lueurs du couchant, nous galopions sur la plage sauvage d’où les voitures étaient parties, ne laissant de leur souvenir dans les croutes marbrées coiffant le sable que les empreintes des crampons de leurs roues. J’étais nu, ma queue flottait dans l’air marin parfumé aux embruns et ma crinière servait d’ancrage aux mains de Julian qui me montait à cru. Nous étions seuls au monde. Mes sabots rencontraient le sable pour faire naître des sons que nos oreilles accordaient aux fracas des vagues de bord déposant leurs offrandes. Julian ajoutait ses cris de joie et de douce folie, témoins de la liberté accueillie par tous les pores de son être, à cette mélodie du crépuscule. C’était un de ces moments où malgré l’immensité du monde et des éléments naturels environnants, l’homme sur son cheval se sent immortel et invincible. Ne touchant plus terre, volant sans avoir d’ailes et triomphant sans épée tel un char tiré par un cheval de feu, l’homme se prend pour nous, un cheval nu. Alors que nous continuions à quitter le sol selon un mode à trois temps, la mer se retira brusquement jusqu’à se soulever divinement pour laisser apparaitre un énorme trou béant, vraisemblablement creusé par des enfants et compte tenu de sa taille, il n’était guère possible de douter que les adultes avaient participé au jeu d’excavation. J’avais trop rapidement changé de pied mais j’avais fait l’écart nécessaire pour éviter ce piège que la négligence et l’insouciance des hommes n’avaient pas rebouché. Encore tout enveloppé du sentiment de grande liberté, Julian avait continué sa trajectoire sans ne rien comprendre de son état ni de la situation. Son envol avait pris fin sur la paroi du cratère et son souffle avait été contrarié puis coupé par la rupture de deux côtes thoraciques. Sa jambe droite était percluse de traumatismes.
La mer dont la légende locale fait courir le bruit que nous serions nés de son écume, m’avait miraculeusement prévenu mais le cavalier qu’il était avant de perdre ses repères avait quant à lui, été trahi par l’inconscience de ses semblables. Dans sa souffrance et contre ses vives douleurs, il n’avait jamais pesté contre moi, ni perdu sa confiance en mon être. Mais Julian n’avait pas pu s’empêcher de m’imaginer m’aventurer pleinement dans ce gouffre dissimulé. De façon très plausible, nous aurions chuté violemment tous les deux et j’aurais perdu l’usage d’au moins un de mes membres. Il aurait dû alors m’abattre ou le faire faire, puisqu’il aurait été certainement enterré loin dans le sable ou enfoui sous mon corps. Et cette éventualité touchée de près et prégnante dans son esprit, avait suffi à le faire tolérer ses blessures et encaisser son malheur.
Mieux encore, il allait faire la découverte de deux choses magnifiques qui dans leur façon presque simultanée de lui apparaître, ne seraient jamais oubliées. Dans le trou où son corps endolori reposait, flottait comme par magie, une vraie rareté… Un cheval de mer de la taille de son index. Toute son enfance ainsi qu’une grande partie de son adolescence, de promenades en flâneries sur les sables humides des bords de mer, il avait toujours caressé le rêve et manifesté le désir inassouvi de ramasser un hippocampe. Alors même dépourvu de vie, ce spécimen tant recherché et finalement découvert, l’avait comblé de bonheur. L’autre découverte se trouvait en mon for intérieur. Nous étions seuls sur cette plage immense et désertée. Personne donc pour le secourir. Avant qu’il ne panique, j’allais me révéler le maître de la situation. Avec majesté et délicatesse, je me couchai au plus près de lui, dans la fosse que mon corps avait largement remplie sans même me soucier de nous faire submerger par le retour des vagues. Il ne m’avait jamais appris cette figure et je l’avais senti pour cette raison, encore plus admiratif de mon initiative. Avec grand peine, il s’était laissé glisser sur mon dos. Avec attention, je m’étais relevé et j’avais regagné le sable plus ferme en prenant grand soin de ménager sa position. J’étais son brancard, son ami, son sauveur et son maître.
Forts de cette épreuve, nous allions facilement supporter sa convalescence et continuer à fonctionner ensemble ; aller au pas tout en demeurant l’un comme l’autre, toujours plus prudents envers le monde étranger à notre bulle aux accents magiques. Julian me ferai longtemps penader, voltiger, ruer et danser jusqu’à ce que mon corps fatigué par les années de loyaux services ne m’autorise plus les fulgurances des vertes années. Mais peu nous en importait, nous nous étions promis de nous comprendre dans tous les langages corporels auxquels le temps nous obligerait. De toutes les façons, je partirais avant mon ami bipède.
Selon Mahomet, lorsque le seigneur eut créé ce que je suis, il dit à cette magnifique créature que j’incarne : « je t’ai crée différent de tous, tous les trésors du monde reposent entre tes yeux. Tu écraseras mes ennemis sous tes sabots mais tu porteras mes amis sur ton dos ; tel sera le siège d’où s’élèveront les prières qui me sont adressées. Tu trouveras le bonheur sur toute la terre et tu seras aimé entre toutes les créatures car pour toi s’accroitra l’amour du maître de la terre. ». Julian m’avait appris en ces termes.
FIN