Le Monsieur qui ressemble à un soleil
pascale91
Synopsis
Julia se rapproche de la fin de son parcours. A soixante-huit ans, enseignante retraitée, veuve et mère de deux enfants qui n'ont pas le même père, elle se sent sombrer dans une pathologie qui englue son cerveau et lui dérobe un à un ses plus beaux souvenirs. Irréversiblement touchée, elle se bat pourtant avec l'énergie du désespoir pour restaurer la chronologie de sa propre histoire, habitée par la certitude d'avoir dansé dans les flammes d'une passion absolue, un jour, quelques mois, quelques années plus précieuses qu'une vie entière, loin, si loin en arrière. Un joyau au fond du coeur, dont elle ne parvient pas à ranimer la flamme, elle s'accroche à une dernière conviction : il reviendra...
Esteban Vidal a cinquante-trois ans. Ex icône du sport idolâtrée, il a négocié sa fin de carrière et sa reconversion avec la sérénité de ceux qui ont embrassé une destinée hors du commun. Après avoir connu gloire, succès et passion, Esteban coule des jours plus paisibles, quotidien presque ordinaire partagé entre une épouse idéale et cyclothymique qui suit une thérapie, pour vivre avec son temps, ses deux filles devenues adultes, son petit fils et ses obligations professionnelles, qui l'éloignent encore ponctuellement de son île espagnole natale. Au hasard d'une cérémonie protocolaire, à laquelle il accepte de prendre part, Esteban, Nino pour les intimes et tous ses supporters d'antan, débarque en France et retrouve son vieux copain Gilles, collègue d'une autre époque. Ce dernier va lui donner des nouvelles de son ancienne maîtresse, celle pour qui il fut prêt à faire n'importe quoi et plus encore, quelques trente ans plus tôt. Aussitôt replongé au coeur du plus poignant dilemme amoureux de son existence, Nino se lance impulsivement à la recherche de Julia, sans calcul des conséquences...
Un scénario qui démarre plutôt mal, pour une comédie. Et pourtant... Pourtant, au fil d'un drôle de voyage et à travers les regards croisés de différents personnages, acteurs, victimes ou témoins de cette passion torride et fulgurante, l'histoire de Julia et Nino sera ressuscitée, à grands renforts d'anecdotes et de souvenirs truculents, qui lui rendront sa saveur et son éclat. Happy end garantie ? Sans doute... Et si tout ceci n'était qu'une farce au fond, à l'image d'un conte universel sur les paradoxes de l'amour et de la vie...
Début du roman
Chapitre 1
Cent trente : c'était beaucoup trop pour une route de province, même en ligne droite. Il leva le pied brusquement, soulagé que le trafic soit quasiment inexistant, car son inconstance aurait pu le mettre en danger, ou exaspérer le plus patient des conducteurs. Surpris de cette accélération soudaine, parce que les dernières fois qu'il avait consulté le compteur, l'aiguille avoisinait plutôt les quarante-cinq, il réalisait que la voiture tournait au rythme de son cerveau, par à-coups. N'ayant d'autre choix que de se fier à son GPS pour assurer la navigation, il éprouvait l'étrange sensation de se laisser porter plus que de conduire, bercé par la voix féminine qui diffusait ses messages monocordes dans l'habitacle. Inévitablement, comme il lui fallait avaler cinquante kilomètres de goudron sur cette départementale déserte avant de bifurquer vers Royan, le grouillement de ses pensées prenait la pas sur sa concentration.
En temps normal, il se serait amusé à répondre à la petite boîte noire. Cette nana virtuelle, au calme olympien, le faisait sourire. Il estimait pourtant qu'elle manquait de tempérament et se l'était représentée souvent en pin-up hystérique perdant son sang froid, poussée à bout par un automibiliste dissipée : "mais à gauche... A GAUUUCCHEEE, je t'ai dit ! T'es sourd ou quoi ?! Et ben t'as gagné tête de lard... démerde-toi maintenant ! Ben non, je sais plus où on est... puis tu m'as saoulée, j'ai plus envie de chercher... ! Tu seras en retard à ton rendez-vous et tu l'auras pas volé ! Moi, je démissionne...".
Au lieu de ça, elle se bormait à émettre en boucle sa lancinante injonction - "au prochain rond-point, faites demi-tour..." - jusqu'à ce que l'appareil se résigne à calculer la nouvelle trajectoire. Mais au fond, quoi de plus difficile que de rester d'humeur égale face à l'adversité ? A bien y penser, une femme capable de vous intimer l'ordre avec aplomb, de tourner à droite à l'embranchement suivant, tandis que l'artère se trouvait condamnée par un sens interdit aussi gros que l'horloge de Big Ben, avait forcément du cran.
Voilà le genre de divagations auquel il aurait pu s'adonner en temps normal, bien qu'il préférât s'y prêter en présence d'Anton, que ce délire complice faisait hurler de rire. Lorsqu'il l'emmenait en virée, il lui laissait toujours le choix du véhicule : la berline familiale - "Celle-là, elle est pas drôle !" - le coupé Aston Martin - "Juste pour jouer les Fangio !", comme répétait Anton en singeant son aïeul sans comprendre ce qu'il disait - ou le gros quatre quatre métallisé, qui remportait souvent l'adhésion du bambin : "Parce qu'on dirait qu'on est dans un camion quand on est dedans !".
Harnaché sur la banquette arrière du fameux camion, Anton, quatre ans, son regard rivé sur le rétroviseur intérieur pour ne pas manquer une miette des facéties de son grand-père, se délectait des discussions animées que Nino, comme il l'avait toujours appelé, feignait d'entretenir avec "madame GPS". Nino forçait le trait devant l'hilarité de son petit-fils, jouant la sourde oreille, priant la petite boîte d'articuler ou d'être polie, vitupérant quand elle ne réagissait pas au quart de tour, comme s'il s'était agi d'une copilote en chair et en os.
Il n'oubliait jamais le gadget magique quand il recevait Anton, l'espace d'un week-end ou pendant les vacances scolaires, bien qu'il ne lui fût d'aucun usage pour sillonner son île, qu'il connaissait par coeur. Penchés tous deux sur la carte routière, ils s'ingéniaient à dégotter les endroits les moins fréquentés, afin de tester les limites de la technologie et voir si la dame les mènerait à bon port. Ils partaient avec un pique-nique, mais l'escapade tournait court généralement. Majorque atteignant à peine quatre-vingt kilomètres en largeur et cent en longueur, le réseau routier n'étant pas spécialement fourni, elle s'acquittait de sa mission sans difficulté, et ils regagnaient la côte pour terminer l'aventure sur la plage, jurant qu'ils n'avaient pas dit leur dernier mot, sautant dans les flaques ou jetant des cailloux dans l'eau jusqu'à l'heure du dîner.
Si ces évasions motorisées constituaient un rituel de ralliement, Anton affectionnait davantage les activités liées à la mer, la pêche en particulier. Dès qu'il posait les pieds dans la demeure des ses grands-parents, il sautait dans les bras de son papi et lui servait - dans un labs de temps qui n'excédait pas les trois minutes - ce sempiternel refrain : "Nino, Nino ! Quand est-ce qu'on part à la pêche dans ton super bâteau ?". Ce à quoi Nino, qui n'était pas en reste pour sortir ses gaules, répondait invariablement : "Quand tu veux bonhomme ! Cette fois, on ne rentrera pas sans avoir attrapé...". Il parlait lentement pour laisser Anton conclure avec enthousiasme : "Un poisson... gros comme une baleine !". Nino savait ce qui lui restait à faire : sortir le hors bord et ranger le GPS.
Ce dernier en revanche, s'avérait utile lorsqu'il se déplaçait sur le continent, pour rendre visite à sa fille cadette notamment - Lucia avait donné naissance à Anton à l'âge de vingt et un ans et déménageait depuis lors aux quatre coins de l'Espagne au gré des mutations professionnelles de son époux - ou à plus forte raison lorsqu'il circulait en dehors du pays, ce qui lui arrivait rarement, car il se faisait conduire, à l'ordinaire.
Mais en cette journée dété qui meurt, à la fin d'un mois de septembre comme tant d'autres, on n'était justement pas en temps normal. Esteban Vidal, Nino pour les intimes, pour son petit-fils et tous ses supporters longtemps avant lui - qui scandaient ce surnom trente ans plus tôt à la folle époque, celle de la gloire - était bel et bien seul maître à bord d'une voiture de location, en territoire inconnu au coeur de la Charente Maritime. Perdu dans les méandres de sa mémoire, une vie d'ancien champion reconverti, il était convaincu que le voyage dans lequel il s'était engagé était le plus dur, mais aussi le seul qu'il lui restait à entreprendre. Dans ces conditions, il n'était pas d'humeur à badiner avec madame GPS.
Chapitre 2
Attablée devant les restes de son petit déjeuner, Christina regardait la baie avec une moue songeuse. Ses yeux sombres parcouraient la côte alentour, glissaient le long des toits des villas voisines pour plonger dans les flots limpides en contrebas, avant de se perdre sur la ligne d'horizon, où l'azur épouse la mer. Drapée dans un déshabillé de satin, elle avait relevé ses cheveux ébène en un épais chignon, dont quelques mèches rebelles s'échappaient, ondulant sur sa nuque et ses épaules. Etait-ce dû à son teint hâlé, à sa silhouette élancée en dépit de deux grossesses, à l'élégance de ses toilettes qu'elle sélectionnait avec le plus grand soin, ou à tous ces facteurs conjugués, toujours est-il qu'à cinquante et un ans, Christina Vidal en paraissait presque dix de moins.
Bien sûr - elle en était consciente - n'ayant jamais travaillé, elle avait eu le loisir d'entretenir son corps et sa beauté, avec la sérénité des gens qui n'ont à se préoccuper ni des soucis du quotidien, ni de ceux du lendemain, ni du devenir matériel de leur famille, la fortune de son mari garantissant à elle et aux siens un ciel sans nuage, à l'image de celui qu'elle contemplait. Elle relevait la tête en fermant les paupières pour laisser le soleil matinal illuminer son visage, sa gorge et la naissance de ses seins. Elle appréciait ces moments de solitude, où elle laissait vagabonder son esprit, dans la chaleur de l'été déclinant. La brise tiède qui caressait sa peau, contribuait à la plonger dans la méditation, à mi-chemin entre la rêverie mélancolique et un état des lieux sans concession de sa vie de femme.
A cinquante et un ans donc, Christina menait une existence privilégiée au côté d'un homme admirable - autrefois célèbre et encore très prisé - attentionné, richissime, généreux et séduisant. Une ombre avait noirci le tableau de leur idylle, évocation d'un bouleversant orage - très loin derrière eux, deux ans après leur première étreinte soit trente et un ans plus tôt - puis le calme était revenu, comme après une violente tempête, faisant place à une vie de couple normale pour qui épouse la gloire : un mariage en grandes pompes et en couleur à la Une des journaux du pays, puis deux filles merveilleuses - actuellement âgées de vingt-cinq et vingt-sept ans, respectivement installées en Espagne et en Angleterre - mais aussi des vols en première classe à destination des plus grandes villes du monde, une résidence somptueuse dotée d'une piscine et d'une gigantesque terrasse avec vue imprenable sur la Méditerranée, un pied-à-terre à Londres, un appartement à New York, un autre à Madrid, un chauffeur, une employée de maison assurant ménage et intendance et depuis l'année dernière, deux séances hebdomadaires chez le plus onéreux thérapeute de Majorque. Quelle femme sur cette terre aurait pu espérer mieux ?
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