Le monstre de la vallée – Première partie

exanimo

« Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »

Charles Baudelaire



Une fois arrivé au bout de la ligne du chemin de fer, j'avais poursuivi le chemin dans la diligence aussi loin que possible, et à présent je traversais la forêt à pied.

Le hameau où vivaient presque toutes les victimes se trouvait au pied des montagnes, au fond de la dernière des vallées. Le glacier qui le surplombait était la source du torrent que j'entendais gronder en contre-bas. Un autre village se développait à l'entrée de la vallée et un vieux pont en pierre à mi-chemin des deux était le seul moyen de traverser les eaux.

Mon enquête concernant la dizaine de morts étranges survenues ces dernières années s'annonçait difficile. La forêt était dense et compliquerait les recherches. Les témoignages des paysans et des chasseurs du fond de ces vallées ne viendraient pas spontanément en présence d'un intrus. Les indices étaient, d'après le peu d'informations dont je disposais, presque inexistants. L'origine de ces décès, qui se faisaient de plus en plus fréquents, était totalement inconnue. Même si, selon mes supérieurs, un loup ou un lynx devait traîner dans la région. Dans tous les cas, les consignes étaient claires : il fallait mettre un terme à cela et rapidement. Pour ce faire, je pouvais utiliser tous les moyens que je jugerais bons. Une telle liberté d'action signifiait que mes supérieurs sédunois de la gendarmerie avaient besoin d'affirmer l'efficacité de nos interventions.

Je trouvai enfin le petit chemin de chapelles devant me mener au village. Je le suivis et je devais bien en être à plus de la moitié lorsque j'entendis soudain une voix  :

- Que faites-vous là ?

Je tournai la tête et découvris un homme en train de m'observer à quelques mètres au-dessus de moi. Il était grand, robuste, vêtu d'un habit de chasseur, avec le visage fermé et un regard qui me scrutait avec une certaine antipathie.

- Bonjour, répondis-je. Je suis envoyé par le gouvernement pour enquêter sur les morts qui se sont produites dans cette vallée.

- Voilà autre chose. Il descendit de son escarpement et vint me serrer la main. Je m'appelle Raiss.

- Josserand, enchanté.

- Je ne pense pas que vous trouverez grand-chose, ce qui a tué ces gens ne semble pas vouloir être arrêté. On a déjà essayé.

- Eh bien j'essayerai quand même.

Il me dévisagea un instant.

- Si cela vous amuse. Le village est par là, vous y êtes presque. Je vous laisse y aller, j'ai à faire.

- J'aurais aimé en savoir un peu plus sur ces morts.

- Je n'ai pas le temps. Puis il ajouta devant mon air insatisfait : Mais passez donc chez moi un de ces jours, nous reparlerons.

Je le remerciai et il se détourna. Cette discussion confirmait mes craintes sur le manque de collaboration des habitants. Je repris ma progression en suivant les petites chapelles.


Au bout de ces dernières, je découvris la petite église. Un prêtre se tenait entre les rangées de bancs. Tandis que je m'approchais, il me vit et me rejoignit à la porte d'entrée. Son nom était Oggier, un homme rempli d'énergie mais chez qui l'âge commençait à se faire sentir. Je lui expliquai rapidement les raisons de ma venue.

- Mon fils, je crains que tous vos efforts ne soient vains, me répondit-il. Nous ne pouvons rien faire contre les forces qui nous dépassent. Cette créature est l'œuvre du Diable. C'est un fléau envoyé pour nous punir et nous priver de ceux que nous aimons. Il n'y a rien que nous puissions faire à part prier Dieu pour qu'il nous épargne, fit-il avec un air grave.

- Êtes-vous certain qu'il ne puisse pas s'agir d'une bête de notre monde mon père ?

- J'ai toujours vécu dans ces montagnes et je n'ai jamais vu un animal faire un tel carnage. Cette créature ne tue pas pour se nourrir, elle tue pour tuer. Bien sûr que les loups sont dangereux, mais ils ne tuent pas des hommes adultes. D'ailleurs, nous l'aurions attrapé depuis le temps. Si cette créature a su se cacher pendant tout ce temps c'est qu'elle disposait de pouvoirs qui ne sont pas de ce monde.

- Il reste la possibilité qu'il s'agisse d'un tueur humain, rajoutai-je, toujours sceptique quant à ses élucubrations.

- Aucun homme n'est assez cruel pour faire cela.

- Ne dit-on pas, dans la bible, que le cœur de l'homme se remplit parfois du désir de faire le mal ? lui fis-je remarquer en me servant de mes restes de catéchisme.

- Il y a en effet une parole semblable dans l'Ecclésiaste. Parfois le cœur d'un homme est trop empli de haine, elle coule dans ses veines depuis toujours et à force d'être écoutée elle finit par s'imposer... Et après un temps de réflexion, il conclut : Mais je ne crois pas que les gens d'ici puissent faire cela à leurs propres enfants, aux membres de leur famille.

Comme la nuit commençait à tomber, je le laissai à ses occupations pour trouver un endroit où m'installer.

Signaler ce texte