Le mouvement perpétuel
Gaetan Serra
Il est en retard. Elle ne sait pas qu'il a fait demi-tour à mi-chemin pour rentrer chez lui.
Elle regarde inlassablement sa montre en se répétant qu'il faudra bien fixer une heure limite. Il est probablement du genre peu à cheval sur la ponctualité. Peut-être se fait-il désirer ? Pour l'instant, elle n'envisage que les bonnes possibilités, celles qui l'arrange. Elle ne veut pas se dire que ce rendez-vous n'aura pas lieu.
Elle pense que c'est le coup des fleurs qui a dû le refroidir. L'idée était idiote de lui suggérer subrepticement la dernière fois qu'elle adorerait qu'on arrive à un rencard avec un bouquet. Cela avait dû le faire fuir, on n'évoque pas les grands sentiments à un premier rendez-vous.
Les gens attachent beaucoup d'importance aux premières expériences, mais les secondes le sont bien plus encore. D'abord, on a les excuses de la spontanéité, de l'insouciance, de la méconnaissance. Dans un premier baiser, on cherche les lèvres de l'autre, on tâtonne sans tâter. Dans un premier rencard, on ne dévoile pas tout de ses vœux. Mais dès qu'on aborde les deuxièmes instants, tout ceci n'est plus valable et on se doit de faire ses preuves. Elle avait affiché ses intentions, pire ses ambitions. De quoi faire fuir tout mâle allergique à l'engagement. Alors voilà, peut-être prend-il la poudre d'escampette, sur son joli vélo qui fait tellement vieille France, et qu'elle espère encore apercevoir au loin.
Le doux son du rayon de la roue qui clique parvient encore jusqu'à ses oreilles. Il est entêtant comme un acouphène, alors elle passe son temps à regarder de tous les côtés. Parfois, elle nage en pleine folie douce, et d'autres, une bicyclette passe entre les béliers fous de la circulation, mais ce n'est pas lui qui guide.
Elle se dit qu'elle peut rester encore cinq minutes de plus. Elle n'est plus à une demi-heure près. Cette soirée commence à sentir le brûlé, ou plutôt le macadam détrempé, à cause des fines pluies de ce début d'été. Le jour se couche tard mais il se met à décliner et à l'horizon, il n'est toujours pas là.
Elle se sent bête et à la merci de son bon vouloir. Pourquoi ne lui avait-il pas dit qu'il ne viendrait pas ? Elle aurait accepté tout mensonge - celui-ci en étant justement un - pour justifier son absence. Un empêchement, quel qu'il soit, pourvu qu'il ne mette pas un point d'orgue à cette idylle naissante. Elle commence à se persuader que c'est peine perdue pour ce soir, mais son esprit fait blocage à l'évocation de la fin de leur relation. Pas de double peine au crépuscule.
Les rayons du soleil se cachent et ceux du vélo murmurent plus qu'ils ne l'interpellent à présent. Dans son oreille, ils se font de plus en plus discret, comme un mouvement qui n'aurait rien de perpétuel. C'est fini, il ne viendra plus, elle en est sûre maintenant.
Elle lui en veut, sans pour autant quitter le lieu du rendez-vous, sait-on jamais. Lui, en qui elle mettait de grandes qualités, était un rustre incapable de prévenir celle qu'il courtisait. Elle semblait ne pas avoir grâce à ses yeux. Elle ne reverrait sans doute jamais le vélo sur lequel elle rêvait d'être emmenée.
Il est plus qu'en retard. La nuit est tombée. Elle est rentrée chez elle, foulant le goudron mouillé et détestant l'odeur qu'il dégageait. Elle n'entendait plus la roue, elle s'était arrêtée. Pourtant, non loin de celle-ci, gisaient encore au sol quelques pièces de monnaie d'un homme revenu chez lui à la hâte, mû par le souvenir d'une anecdote savoureuse, et quelques pétales de myosotis éparpillés par un bélier fou.
Cette fois je m'attendais à la fin, mais le style reste agréable. :)
· Il y a plus de 9 ans ·J'ai relevé deux choses cette fois :
- "celles qui l'arrange." => arrangent.
- "pourvu qu'il ne mette pas un point d'orgue à cette idylle naissante" => est-ce que vous ne vouliez pas dire "point final" plutôt que "point d'orgue" ?
tabellion
oui, bonnes remarques, merci :)
· Il y a plus de 9 ans ·Gaetan Serra