Le naufragé

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Lorsqu’il se réveilla, Alec ne se souvenait plus de rien ; tout ce dont il avait conscience était la douleur lancinante qui lui irradiait la tête par vagues successives. Elle était telle qu’il ne parvenait pas à réfléchir pour essayer de se rappeler ce qui l’avait provoquée. Mais petit à petit il réussit à rassembler des pensées cohérentes, et, au prix d’un grand effort, ainsi qu’en voyant autour de lui les nombreux débris épars, il parvint à reconstituer ce qui s’était passé ces dernières heures – ou bien ces derniers jours ? – avant de retomber dans une inconscience anesthésiante.

            Le second réveil fut certes moins pénible que le précédent, mais Alec se sentait maintenant d’une grande lassitude, et son corps le faisait souffrir ; des crampes lui tordaient à présent les membres, alors que sa tête, heureusement, ne le tourmentait plus autant. Au bout d’un moment il put s’asseoir, et, avant d’entreprendre quoi que ce soit d’autre, il se remémora la manière dont il avait atterri à cet endroit. A présent tout était en effet plus clair, et il se rappelait maintenant du voyage entrepris vers une nouvelle terre, des  adieux difficiles à sa famille, de la traversée monotone, puis des soudaines explosions, de la brutale attaque des pirates et de sa tentative de fuite au milieu du fracas du combat acharné mené par les agresseurs. Finalement, il semble qu’il ait réussi, mais, à présent, que faire ?

            En regardant autour de lui, Alec se rendit compte qu’il était seul, et se demandait avec anxiété ce qui était arrivé à ses compagnons de voyage, à l’équipage, et à la petite flotte. Etait-il vraiment le seul à s’être tiré d’affaire de cette brusque attaque meurtrière ? Que recherchaient donc ces pirates, pour s’en prendre à une petite flotte de migrants !? Une grande vague de découragement s’abattit sur Alec, car épuisé, blessé et démuni comme il l’était, il se demandait comment il allait pouvoir se tirer d’une situation semblant de prime abord désespérée.

            En cherchant à rassembler les objets qui pourraient lui être utiles, il aperçut au loin comme des étoiles d’un éclat particulier, semblant se déplacer très lentement. En regardant plus attentivement, Alec constata qu’il s’agissait en fait de bâtiments en feu, très certainement ceux de la flotte dont il avait été passager. Ces épaves flamboyantes témoignaient de la sinistre tragédie qui venait de se produire. Alec était pétrifié à la vue de ce macabre mais fascinant spectacle. Il se sentait impuissant et ne mesurait que maintenant l’ampleur de la catastrophe. Lui qui avait cherché à fuir sans réfléchir, car après tout ce combat n’était pas le sien, il se disait à présent qu’il avait été lâche d’abandonner ses compagnons de voyage, même s’il ne les connaissait qu’à peine.

            La plupart d’entre eux étaient comme lui, des migrants, un peu aventuriers, à la recherche d’une nouvelle terre. Ils souhaitaient avoir une nouvelle chance ailleurs, quitter un monde qui s’essoufflait pour en construire un nouveau. D’autres passagers fuyaient un passé douloureux, certains étaient même recherchés, et ce voyage constituait pour eux une dernière chance, ou un nouveau départ. Alec se rendit alors compte à quel point sa fuite devant les pirates a été honteuse, lui qui rêvait de nouveaux espaces et de liberté ; comme s’il pouvait les obtenir simplement grâce à un aller simple vers cette terre nouvelle ! Aurait-il également fui à la première difficulté après y être parvenu ? Le voyage entrepris n’avait-il pas été lui-même également une fuite ?

            Un long moment Alec resta les yeux fixés sur le destin auquel il a miraculeusement échappé, il s’en rendait bien compte… Puis la raison reprit le dessus car même s’il venait d’échapper à un grand péril, il n’était pour autant toujours pas tiré d’affaire. En faisant l’inventaire des quelques affaires rassemblées à la hâte dans la confusion, il dut se rendre à l’évidence qu’il n’avait pas de quoi aller très loin : un peu d’eau, de nourriture, une arme de poing, des outils et quelques fournitures médicales… Pas de carte, rien qui puisse l’aider à se repérer dans ce lieu inconnu, et probablement non encore visité par des humains. Il ne pouvait même pas savoir quelle terre il avait abordée, mais espérait seulement pouvoir atteindre l’un des nombreux postes relais parsemant certainement la région de proche en proche, ce qui serait sa seule chance de salut.

            Après avoir rapidement terminé ses préparatifs et laissé un message près des débris laissés sur place, Alec se mit en route, en prenant des étoiles faciles à reconnaître comme points de repères. Heureusement, le terrain était assez plat, bien que le sol soit constitué de roches aigües dans son ensemble. Mais pas de végétation, aucun cours d’eau ne venait perturber sa marche et lui faire obstacle. Cette terre semblait bien étrange, et Alec était de plus en plus inquiet ; petit à petit, une seule pensée l’obsédait, il se demandait s’il pourrait un jour rentrer chez lui ; lui qui était parti contre l’avis des siens, il ne désirait à présent rien d’autre au monde que de les retrouver.

            Son point d’arrivée était à présent loin, Alec marchait depuis quelques heures déjà ; heureusement, il ne faisait pas trop sombre, mais suffisamment pour que le ciel étoilé lui permette de suivre sa route sans trop de peine. Il ne faisait pas trop chaud non plus, ainsi il pouvait économiser son eau. Alec était bien déterminé à marcher le plus longtemps possible pour ne pas perdre ses repères ; il se disait qu’il finirait bien par arriver quelque part, à rencontrer quelqu’un ! Cependant, ses vêtements, légers et agréables à porter lors d’une traversée monotone, ne se prêtaient pas aux escapades dans un désert inconnu, et potentiellement hostile… Au bout d’un temps trop court pour Alec, ses pieds commencèrent à souffrir cruellement des roches saillantes. Alors, il dut bien se résoudre à s’arrêter un moment pour tenter de renforcer ses chaussures avec le peu qu’il avait avec lui. Il en profita pour reprendre quelques forces grâce aux provisions emmenées ; mais il lui faudrait bientôt trouver autre chose pour se nourrir.

            Après cette courte pause, la longue marche repris son cours. Mais toujours rien à l’horizon, si bien qu’Alec se sentit de plus en plus inquiet ; allait-il mourir sur cette terre inconnue ? Sa famille saurait-elle un jour ce qui lui était arrivé ? Ces pensées macabres tournaient en rond dans sa tête lorsqu’il distingua une masse sombre loin devant, peut-être une petite montagne, ou même des fortifications ; en tout cas, cette masse tranchait maintenant plus nettement avec le reste du paysage si monotone. Même s’il ne trouvait là personne, Alec espérait trouver quelque nourriture, de l’eau, et un abri pour se reposer sans crainte de se faire surprendre par une créature sauvage ou une tempête violente. Il se pressa donc vers ce qui ressemblait de plus en plus à un petit massif montagneux de faible altitude.

            En s’approchant, il remarqua qu’en fait ce massif était composé de nombreux pics, assez serrés les uns par rapport aux autres, donnant de loin l’impression d’une masse compacte. Cette configuration lui rappelait un château de conte merveilleux aux multiples tours, dans lesquelles les princesses et leurs demoiselles d’honneur contemplaient le retour des chevaliers aux armures étincelantes sous le soleil couchant. Cette vision fit sourire Alec en lui-même ; même ici, perdu, au milieu de nulle part, son esprit trouvait un moyen de s’évader et de retrouver des souvenirs rassurants. Mais cette pensée réconfortante ne fut que de courte durée, car s’approchant toujours de ce relief, Alec trouva alors que les pics sinistres ressemblaient maintenant nettement plus aux dents acérées d’un squale géant prêt à mordre ; la lumière froide et diffuse des étoiles rendait l’endroit terriblement inquiétant, et Alec s’arrêta un moment avant de s’engouffrer parmi les défilés étroits et les chemins sinueux, afin de s’assurer du mieux qu’il le pouvait qu’il était bien seul.

            Quand il le crut bon, Alec s’aventura enfin dans le massif angoissant, sans trop savoir maintenant ce qu’il y cherchait ; en effet, il aurait aisément pu le contourner, afin d’économiser ses pieds ; mais quelque chose le poussait à y aller ; peut-être était-ce simplement la nouveauté, car ce massif semblait presque irréel dans le paysage désolé et froid. Pourtant, après seulement quelques minutes, Alec se rendit compte que mis à part le relief, rien ne paraissait vraiment différent parmi ces petites montagnes ; personne ne semblait être venu par ici, pas même des animaux ; quant à la végétation, elle était toujours totalement absente. Pas trace non plus de point d’eau. Arrivé dans ce qui semblait être le centre du massif montagneux, dans une sorte de cirque naturel, Alec décida de s’arrêter pour se reposer et essayer de récupérer des forces. La rupture avec le relief lui permettait au moins de prendre des repères, l’autorisant à s’endormir sans crainte de perdre sa route.

            A son réveil, Alec se sentait plutôt en forme, reposé, mais comme il faisait toujours sombre, il n’avait aucune idée de combien de temps il avait pu dormir. Malgré tous ses soucis, il n’avait pas tardé à trouver le sommeil, et à présent il avait faim ; terminant le reste de ses maigres provisions, il se dit qu’avant le soir il devrait absolument avoir trouvé une solution ; même la rencontre de pirates le rendrait à présent presque heureux. Tout, ou n’importe qui, mais il ne supportait plus ce paysage désolé, ce silence assourdissant, et d’être tout seul ; il appela, mais même son cri resta sans écho, et sans réponse.

            Cependant le temps passait ; Alec avait repris sa route depuis un bon moment déjà quand il sortit enfin des passes tortueuses et du jeu de faibles lumières et d’ombres profondes et effrayantes des pics rocheux. Des paysages aux horizons plats s’étendaient de nouveaux sous ses yeux ; une ligne parfaitement droite séparait la terre du ciel étoilé ; en d’autres circonstances, Alec aurait vraiment apprécié cette solitude et cette beauté sobre, invitant à l’évasion de l’esprit. Il avait souvent rêvé de ce type de grands espaces, infinis, où personnes ne pourrait l’atteindre. Mais à présent, il n’aspirait plus qu’à retrouver la civilisation, coûte que coûte. Cette pensée tournait en rond dans sa tête, devenant son unique objectif.

            Bientôt il n’aurait plus d’eau, la situation devenait vraiment critique. Pourquoi n’était-il pas resté sur le vaisseau, à combattre avec ses compagnons ? Il serait sans doute mort à l’heure qu’il est, mais peut-être eut-il mieux valu cette mort violente mais rapide, plutôt que la longue agonie qui l’attendait. Alec envisageait cette dernière solution terrifiante, en alternant des moments de rébellion intérieure, et des moments d’abattement fataliste ; après tout, que pouvait-il faire de plus à présent ? Sa marche interminable finirait bien par le conduire quelque part après tout. Mais il ne devait pas s’attendre à ce qu’on se mette à sa recherche, car on pensait très certainement que la flotte avait disparu corps et biens, et personne ne lancerait d’hypothétiques recherches, dans un secteur où une puissante troupe de pirates rendait la circulation très risquée.

            Lors d’une de ses phases d’abattement particulièrement profond, après avoir constaté que sa réserve d’eau était pratiquement épuisée, sans nourriture, les chaussures presque en lambeaux, les pieds en sang, le sang d’Alec ne fit qu’un tour en apercevant soudain au loin comme une aspérité sur la ligne d’horizon, un petit quelque chose tranchant sur cet univers stérile. Alec sentit une lueur d’espoir renaître en lui, même si une part de sa raison lui recommandait de se méfier. Mais la tentation étant trop forte, il se prit soudain à espérer frénétiquement qu’il avait enfin trouvé quelque chose, ou quelqu’un. Il pressa donc le pas, focalisé sur ce point de l’horizon.

            Plus il s’approchait, plus son envie de fuir cet endroit devenait intense. Son esprit, quant à lui, était déjà ailleurs. Il s’imaginait loin d’ici, et voyait déjà comment son retour allait s’effectuer, les retrouvailles avec sa famille ; tout le monde avait été épouvanté à l’annonce de la destruction de la flotte avec laquelle Alec avait voyagé. Et personne ne se faisait d’espoir ; les pirates faisaient rarement de prisonniers, ou alors seulement pour les faire travailler durement, et il était quasiment impossible de s’échapper de leurs geôles. Alec imaginait donc la joie de ses proches en le revoyant sain et sauf, et il riait intérieurement à l’idée de ce moment de pur bonheur ; il se promettait déjà de ne plus tenter d’aventure folle, de partir sur un coup de tête, et de faire du mal aux siens.

            Cependant, alors qu’il était tout à son ivresse euphorisante, Alec ne faisait plus attention directement à son objectif, et, lorsqu’il finit par arriver à l’endroit où se trouvait ce qu’il avait prit de loin pour un objet ou un petit bâtiment, en tout cas pour une trace de civilisation, une décharge électrique le fit convulser, il eut l’impression que les yeux lui sortaient des orbites lorsqu’il réalisa ce qu’il avait sous les yeux : certes, il avait devant lui des traces de civilisation ; mais pas celles qu’il avait espérait. Ce qu’il voyait était les restes d’une tragédie, de sa tragédie ; il s’agissait des débris de sa capsule de secours, avec laquelle il avait atteint cet endroit loin de tout. Il ne pouvait pas avoir tourné en rond, car il avait bien fait attention à se diriger en ligne droite, à l’aide des étoiles. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : il avait bien tourné en rond, mais alors qu’il avait cru atterrir sur une planète, il se rendait compte qu’en réalité il n’avait atteint qu’un astéroïde, et il en a fait le tour. La déception le frappe tout d’abord de stupeur, avant de ressentir une terreur sans nom monter en lui ; un astéroïde ; assez grand pour ne pas s’en être rendu compte, avec une gravité et une atmosphère propres, mais bien trop petit, et certainement instable pour y abriter une base de surveillance. Cette fois, Alec est bien perdu…

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