Le Parfum
Notyourcat
Le Parfum (droit d'auteur déjà protégé)
L’avertisseur de la porte d’entrée bourdonna discrètement. Une femme. Il était quatre heures. Il faudrait un peu de patience avant de pouvoir descendre les stores, tapoter les coussins de couleur posés sur le banc contre la vitre et ranger le désordre laissé par les clients.
La journée avait été chargée. Jeannie avait envie de s’en aller. A six heures et demie, la cinémathèque passait Minuit dans le jardin du bien et du mal, son film préféré. Elle tira sur sa jupe. Le tissu de son ensemble était trop rêche et lui irritait la peau. En plus, son collant descendait trop bas. « Cette manie de tout visser sur les hanches », se dit-elle en jetant encore un coup d’œil à son bracelet-montre.
L’allure de la nouvelle venue collait plutôt bien avec l’ambiance de la boutique ; Jeannie payait une fortune en loyers, simplement pour donner sur la rue branchée de la ville. Sophistiquée, la visiteuse faisait sans doute partie de ces filles continuellement à la recherche de lieux, d’accessoires ou d’objets originaux pour avoir la sensation de se démarquer.
Elle était plutôt petite. Les boucles de ses cheveux bruns semblaient aussi épaisses que de la laine, mais les ciseaux du coiffeur avaient dressé la masse, la disciplinant selon des règles très strictes. Ses bottes orange contrastaient avec la jupe en trapèze, taillée dans un tissu blanc moelleux. Un pull brun complétait l’ensemble, dont l’effet « recherché » était composé avec soin. Par contre, sa peau très rose et les rondeurs de son visage lui rendaient un peu de naïveté.
La visiteuse posa son sac d’une façon décidée, enleva et plia son manteau sur son bras. Elle s’approcha d’un rayon et parcourut des yeux les rangées de flacons. Puis elle se ravisa, fit quelques pas pour déposer son vêtement sur sa sacoche et retourna à sa tâche. Quatre heures sept, affichait l’horloge.
— Je peux vous aider ? lui susurra Jeannie, par réflexe.
— Je regarde, merci, lui rétorqua la jeune femme avec un grand sourire.
Finalement, elle choisit une dizaine de marques. Elle faisait des allers et retours précautionneux pour poser les précieuses bouteilles sur le comptoir.
Elle tint à s’expliquer :
— J’aimerais changer de parfum.
« Quelle surprise », ne put s’empêcher d’ironiser silencieusement Jeannie. Elle avait regardé furtivement sa montre. Quatre heures dix-neuf. Plus qu’une quarantaine de minutes. Elle eut une pensée d’espoir : « Pourvu qu’elle se dépêche ! »
La fille avait déjà posé sur la tablette en verre un flacon mauve au sommet et à la base évasés, un tube de métal rouge et un berlingot Gucci transparent. Elle les poussa de la paume de la main vers un Cabotine de Grès et un Kenzo, déposés au premier voyage. Le choix plut à Jeannie ; les composantes lui revenaient aussitôt à l’esprit. Elle se rendit compte soudain que la cliente avait choisi les marques au hasard. Elle n’allait pas se dépêcher. Elle prendrait son temps. Mais elle avait cette ingénuité qui détonnait avec son look. Bien malgré elle, Jeannie éprouva un mélange d’attendrissement et d’amusement.
Elle avait déjà sorti les languettes de buvard pour lui faire respirer les arômes, et détaillait les essences.
— Dans celui-ci vous avez de la mandarine verte, de la rose et de la pivoine... Là, on a mélangé du cassis et des airelles avec des pétales d’aubépine. Celui-ci est très tonique, avec de l’orange amère, du cèdre et de la mûre.
Pour une fois, la cliente buvait ses paroles et Jeannie s’étonna de s’enflammer au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa description. Ce n’était déjà plus une acheteuse ordinaire. Jeannie s’était prise au jeu ; elle tentait de cerner sa personnalité, se mit à lui imaginer une profession... Pas dans la pub, trop simple malgré sa tenue ; pas secrétaire, trop élégante... Bref, elle était un peu décalée, avec son air de sortir des seventies, elle semblait plutôt à l’aise financièrement et était indéniablement jolie.
Elle observait désormais avec une attention accrue ses choix chaotiques et imprévisibles. Chaque nouveau flacon la plongeait dans une série d’hypothèses.
En vingt minutes, Jeannie avait adopté la fille aux bottes orange. Elles avaient décidé d’un commun accord qu’il n’y avait qu’un seul moyen pour savoir si un parfum convenait : l’application directe sur la peau. Elles s’étaient aussitôt mises au travail. Jeannie avait complètement oublié le film et la soirée tranquille, trop préoccupée à chercher comment faire plaisir à sa séduisante invitée, qu’elle abreuvait de commentaires savants sur les élixirs qu’elle lui présentait les uns après les autres.
— Un parfum vit. D’ailleurs la complexité des arômes se développe et se déplie grâce à la chaleur dégagée par le corps, s’était-elle écoutée expliquer à la brunette, glissant un rapide coup d’œil sur l’ossature de son épaule.
L’indécise avait déjà essayé une dizaine de marques différentes et aucune ne faisait l’affaire. Finalement, badigeonner sa peau ne fit pas beaucoup avancer les choses, mais Jeannie s’amusait énormément. La fille avait retroussé ses manches ; elle s’était assise sur les coussins en regrettant apparemment de ne pas pouvoir se mettre plus à l’aise. Jeannie aussi avait envie de se laisser aller un peu, de lui demander son prénom.
Tout en parlant, elle l’examinait, notant au passage la forme de ses oreilles, la commissure coquine de ses lèvres et sa manie d’essayer d’enrouler une mèche de ses cheveux, trop courte, autour de son index.
Elle déclara avec enthousiasme :
— On va vous dénicher la perle rare dont vous tomberez amoureuse.
A cinq heures dix, elle lui annonça qu’elle ne pouvait la laisser partir sans lui trouver le parfum idéal. Tout en parlant, elle alla fermer la porte vitrée et baisser légèrement le store.
— Sinon, les gens ne réalisent pas que c’est fermé, s’excusa-t-elle.
— C’est vraiment gentil de votre part. C’est bien la première fois qu’on me laisse le temps de choisir et qu’on me conseille comme vous le faites ! s’exclama la brunette.
Jeannie s’entendit rire et elle se sentit très sotte.
Il fallait en finir. Elles avaient vidé quasiment toutes les étagères, s’esclaffant comme des enfants. « Je suis folle », se disait Jeannie, inquiétée par le mouvement irrépressible que provoquait en elle cette fille. C’était la première fois que ça arrivait pendant le travail. Heureusement, les stores étaient baissés.
Elles avaient dévasté les étagères, l’essence de freesia, la bergamote et le musc maculaient complètement les bras de sa cliente. Toujours pas de coup de foudre. Mais maintenant, trop d’arômes s’étaient mêlés. Jeannie savait qu’il était impossible que la fille puisse sentir quoi que ce soit.
Peu lui importait. Elle aurait continué jusqu’au bout de la nuit, juste pour la garder là, assise tout près d’elle, à croiser et décroiser ses jambes.
Elle n’avait même plus envie de trouver ce parfum, mais l’envie de lui faire plaisir l’emportait. Soudain, elle eut un flash.
— Je sais ce qu’il vous faut.
Elle s’était levée pour chercher la fiole.
— Mais je n’ai plus un seul coin de peau vierge, lui lança en riant la jeune femme.
Jeannie ne l’écoutait plus. Elle avait actionné le vaporisateur et appliqué l’essence au creux de son propre coude.
— On va attendre deux minutes ; vous m’en direz des nouvelles, lui assura-t-elle.
La brunette tendit le cou, s’appuya d’une main sur le mur et se pencha sur elle, approchant son nez du creux odorant. Elle resta immobile dans cette position, inspirant profondément plusieurs fois. Jeannie n’osait plus bouger. Les muscles tendus, elle regardait ces boucles, soudain agitée par une émotion gênante. Nerveuse, elle eut envie d’éclater de rire très fort, et d’aller boire un café avec cette femme. En même temps, elle se rappela cette foutue cinémathèque ; elle avait déjà acheté le billet.
— Alors ?
La belle se releva et déclara d’un air extatique :
— Il sent le raisin mûr et le kiwi.
L’espace de quelques secondes, elle avait tenu son visage à quelques centimètres de sa bouche, elle l’avait regardée dans les yeux. Mais se reculant aussitôt, elle lui avait demandé sur un ton léger combien elle lui devait.
— En tout cas, je reviendrai, vous êtes formidable !
Jeannie avait encaissé la somme ; le son émis par la caisse enregistreuse était cotonneux. Au moment où la porte se refermait sur les bottes orange, elle réalisa que les yeux de la coquette étaient bruns. Elle enfouit son nez dans le creux de son bras. Cela ne sentait pas du tout le kiwi, ni le raisin.