Le parking de la place
patrick-eillum
L'autorisation du stationnement des voitures sur la place De Geyter avait été décidée par le maire et son cabinet suite aux multiples pétitions des commerçants des alentours. Mais c'est surtout l'intervention du président du conseil de quartier peu enclin à la réduction de la place laissée aux engins motorisés qui avait sonné le glas du réaménagement de cet espace public. Le lieu, pourtant inauguré en grande pompe et précédemment destiné aux piétons et aux transports doux grâce à des bornes automatiques que seuls quelques privilégiés pouvaient baisser, était devenu un vulgaire et ordinaire parking, théâtre d'un drame absurde; La patronne du magasin «MarieVog» était décédée. Sa bicyclette aurait été déséquilibrée par un plot rétractable resté en position basse, ce qui aurait entraîné sa chute, tête la première, contre un plot anti-stationnement. Une mauvaise réception sur ce mobilier urbain, à hauteur de taille, est à l’origine du décès de l'ancienne commerçante mortellement blessée à la carotide et aux cervicales.
Après quelques lignes dans la presse locale et de multiples interrogations des quelques conseillers de quartier se sentant concernés par l'affaire, celle-ci serait vite retombée dans les oubliettes de l'histoire de Fives si la mort ne s'en était encore mêlée.
Comme pour contenter le lobby des bicyclettes, les marchands du temple auraient dit acheter la paix vélocipédique, 7 arceaux-vélos avaient été ajoutés aux 6 disposés le long du mur végétalisé. Et c'est sur le premier arceau que fut retrouvé le cadavre du boulanger de la rue Pierre Legrand. Son corps mutilé par des clous de 110 enfoncés dans ses mains et pieds y était accroché au niveau du cou par une chaîne, véritable garrot causant une mort affreuse par strangulation. Sur l'arceau était gravé «Προμηθεύς».
Avant même que la police ait commencé son enquête, le crime de rôdeur étant improbable, le second corps, celui du patron du kebab de la place fut retrouvé le lendemain adossé au second arceau où était inscrit le mot «Ποσειδῶν».
C'est le meurtre suivant qui nécessita le rappel de l'inspecteur Patrick Porro à la retraite dans le privé depuis l'affaire des V'Lisle. Le gérant du magasin d'optique de la rue de Lannoy, habituellement sobre comme un chameau avait été retrouvé inconscient, une bouteille de tord-boyaux à la main avec 6,5 g d'alcool dans le sang avant de décéder dans l'ambulance. Sur le 3ème arceau qui lui servait d'appui était tracé «Διώνυσος».
Les premières investigations menèrent le limier sur la piste du professeur de grec ancien qui habitait le quartier. Véritable pilier de bar, il était en congé pour longue maladie, femme et enfants l'ayant quitté depuis sa passion pour l'ouzo et les olives de Kalamata. De plus, il était connu pour être irascible avec les boutiquiers ce qui en faisait un coupable idéal.
Le mobile de l'enseignant étant en marbre de Paros, c'est néanmoins son interrogatoire qui apporta quelques éléments au détective; Les inscriptions mystérieuses correspondaient aux noms de Prométhée, Poséidon & Dionysos en caractères helléniques ancien. Ce fut un appel sur son mobile qui le sortit de ses réflexions; L'agent en surveillance de la place avait été retrouvé abattu d'une balle dans la nuque par son arme de service. Sur le 4ème arceau était imprimé «Ἀθηνᾶ » pour Athéna.
La population était en émoi, les journalistes à la recherche du scoop, la police sur les dents & Porro sous pression. Ce fut l'autopsie de la seconde victime & le film du dimanche soir qui mirent l’enquêteur sur la piste. Le rapport indiquait que le gérant du fast-food était mort par étouffement, une queue de hareng lui ayant été littéralement enfoncée dans la gorge. Comme dans «Se7en», le polar de David Fincher avec Brad Pitt et Morgan Freeman où le meurtrier s'inspirait des pêchés capitaux, le criminel usait de la mythologie grecque pour commettre ses crimes. Prométhée était le titan qui avait enseigné la métallurgie aux humains d'où les clous et la chaîne, Poséidon le dieu de la mer pour le poisson, Dionysos celui de la vigne avec l'alcool et Athéna, la déesse de la guerre pour l'arme à feu.
Les deux assassinats suivants, quasiment concomitants à un incident de la circulation arrivé au privé allaient encore le faire avancer dans son enquête. La shampouineuse du salon de coiffure de la rue de Bouvines avait été retrouvée morte dans son commerce, les cheveux et la peau brûlés au 3ème degré par ses produits de permanente. Un peu plus tard dans la journée, c'est le conseiller général du canton qui était découvert à sa permanence en mairie, les yeux crevés et la boîte crânienne défoncée par ses branches de lunettes.
Porro se rendant sur les scènes de crime afin d'établir les constatations d'usage manquât de se faire renverser par une voiture. De ses premières fonctions d’îlotier, il avait conservé l'habitude de se déplacer à vélo et c'est en empruntant la rue Bourjembois qu'il avait failli se faire faucher par une automobile arrivant à fond de cale. Un véhicule stationné sur le contresens cyclable l'avait obliger à déboîter sur l'artère en sens interdit sans visibilité sur la voiture arrivant d'en face. Après s'être arrêté pour faire de la pédagogie avec le conducteur mal garé qui n'était autre que le commis du boulanger, Porro repris son chemin pour aller ranger son fidèle gazelle hollandais sur les maudits arceaux où personne n'osait maintenant s'aventurer. Sur les 5ème et 6ème, les sinistres graffitis ; «Ἀφροδίτη» et «Γοργόνες» pour Aphrodite, la déesse de l'Amour, des Plaisirs et de la Beauté et les Gorgones, ces créatures fantastiques et malfaisantes, d'une telle laideur que quiconque ose les regarder en plein visage meurt pétrifié.
Une intuition habitait désormais le policier mais pour la corroborer, il devait d'abord se rendre au commissariat afin d'y interroger les agents et d'y consulter les mains-courantes ou copies de procès-verbaux. 90 minutes lui suffirent pour en ressortir avec une certitude.
La maison se situait dans la cour Brunswick face à la salle des fêtes. Dans le long couloir d'entrée, Porro ressentit un souffle d'air froid sur son crâne dégarni. La porte de la maison où il se rendait était entre-ouverte et les 3 coups secs qu'il y donna suffirent à l'ouvrir entièrement. Dans le fauteuil, un vieil homme à la peau fripée par les âges semblait assoupi. Il ne bougea pas malgré les raclements de gorge et les toux de moins en moins discrètes du constable. Porto coupa la télévision qui rediffusait un vieux film de Hardy Kümel, Malpertuis d'après le roman éponyme de Jean Ray. Le barbon ne bougeait pas, ne respirait plus. Dans un soupir de déception, l'inspecteur se saisit du téléphone pour appeler les secours.
Les minutes précédant l'arrivée de l'ambulance lui permirent de fouiller succinctement le désordre indescriptible de l'exiguë demeure. La seule chose digne d’intérêt se trouvait ans le meuble de la pièce principale; un vieux coffret en cuir avec quelques pages couvertes de minuscules pattes de mouches qu'il fourrât dans sa poche d’imperméable. Les hommes en blanc eurent vite fait de lui confirmer le décès du vieillard. Après que ses ex-collègues eurent recueillit son témoignage et posé les scellées, notre individu se rendit d'un pas lourd dans le salon de thé le plus proche afin de lire ce qu'il pressentait être une confession.
Je suis Hermès, le gardien des voyageurs, le dernier Dieu de l'Olympe. Mes compagnons du berceau de la civilisation & moi nous sommes éparpillés sur la planète lorsque les mortels ont cessé de croire en nous. Certains sont partis en Afrique ou en Asie, d'autres tout au nord. Quelques uns se sont établis à Anvers. Avec 12 de mes condisciples, nous avions choisi de nous arrêter non loin de ces marécages qui allaient devenir ce quartier. Mais nos pouvoirs déclinant au fil du temps, nous devions passer inaperçus. Alors nous avons pris forme humaine et sommes devenus commerçants ou artisans.
Je tenais le magasin de cycles face à la mairie avant qu'il ne se soit démoli par les travaux de construction de la nouvelle place.
Mon épouse, Aphrodite s'occupait du commerce de vêtements de femme, «MarieVog» juste à coté.
Dionysos vivotait grâce à la taverne «Le Bock Gambrinus» & Poséidon résidait dans sa poissonnerie sur le même trottoir.
En face, Apollon, patron des arts avait installé la droguerie «Buisine», Héra, la protectrice de la fécondité, un magasin de robes et articles de mariage, «La Bergère», Cronos, le monarque du temps, l'horlogerie-bijouterie «Huyghe». Prométhée était devenu quincaillier, Némésis, la souveraine de la justice, huissier de justice & Eurylale la gorgone, opticienne.
Alecto la dernière des 3 Érinyes qui coupaient le fil de la vie était devenue pompe-funèbre.
Zeus lui-même possédait un cinéma-dancing, le Rex-Fives.
Héphaïstos, le maître des forges avait installé plus loin une fabrique qui allait devenir «La maison Thel».
Nous avons vu ce hameau devenir plus tard un village puis être annexé à la ville il y a environ 150 ans. C'est l'arrivée de l'automobile qui a accéléré notre fin. Au fur et à mesure que la voiture envahissait l'espace, mes sœurs et frères ont disparu. Leurs échoppes ont progressivement fermé leurs portes avant d'être détruites pour installer cette nouvelle agora.
Les nouveaux boutiquiers, partisans du «No parking, No business» ne voyaient pas plus loin que le bout de leur chiffre d'affaire.
Le boulanger en chargement stationnait sur les pistes cyclables, le livreur du fast-food garait ses scooters sur les emplacements vélos, la coiffeuse y laissait rouiller l'épave de son vélo, occupant ainsi le peu d'emplacements disponibles, l'opticien attachait régulièrement par mégarde le sien avec celui des autres. Et je ne parle pas des véhicules démarrant sans clignotant, des portières qui s'ouvrent sans que les conducteurs imaginent l'arrivée de cyclistes.
Même les pouvoirs publics s'en fichaient; la police ne daignait même pas prendre les dépôts de plaintes lors des vols de selles de vélos, le conseiller général par ailleurs élu en charge du stationnement n'était pas convaincu de l’intérêt d'augmenter le nombre d'arceaux-vélos.
A la mort d'Aphrodite, le gardien des routes et des carrefours que je suis, né pour être le tourment des mortels, devait agir.
Je l'ai vengé avant mon dernier souffle.
Avant de détacher son antique bécane du 7ème arceau de la place, Porro sorti son opinel du fond de sa poche pour y graver Ἑρμῆς.
Patrick Eillum
Bruges-Mont de Terre
Décembre 2012-Janvier 2013
« Le parking de la place » est une histoire sur le thème du stationnement du vélo. J'ai imaginé cette histoire de Dieux de l'Olympe en hommage à « Malpertuis » le roman de Jean Ray qui m'avais tant marqué à l'adolescence. Au point de m'inspirer d'un des personnages pour en faire le nom du premier groupe de Rock (au millénaire précédent quand même) dans lequel j'ai joué. Je trouvais également amusant de faire références aux commerçants du quartier.
· Il y a environ 11 ans ·patrick-eillum