LE PASSANT
funambule--2
A l'heure où la rosée matinale humecte le béton et les rampes de métro, ou le café est encore en bouche, je sors de mon petit appartement et salue la concierge. Comme chaque jour elle grommelle, tête penchée sur son balai, bourrue, avec un accent de mauvaise humeur. Je me faufile entre les machines rotatives siphonnant à grand eaux le bitume. A cette heure de miction municipale, l'horizon de la journée de travail est encore lointain. Tandis que je trace vers le foyer de ma pitance, j'aperçois un homme jeune, de mon âge, glissant avec l'agilité du requin sur le tapis gris et dur du trottoir en travaux. Il évolue aisément dans l'eau citadine à l'aide d'un regard non fixe, sonar protecteur dans l'environnement hostile. L'ombre des jambes effilochées, ouvrent un compas longiligne jusqu'à former un échassier qui tatoue l'envers du soleil sur les obstacles urbains. Je suis ce que l'on appelle costaud. Doux euphémisme ; les gros ne sont pas dupes. Néanmoins, nous préférons ces précautions langagières. Costaud : c'est-à-dire gras. Je n'ai jamais fait le moindre effort sportif. Ce qui, pour ma famille fait de moi un rugbyman en puissance, c'est le volume, la rondeur, l'espace occupé. Je m'ignore en tant que rugbyman. En un mot, j'ai le profil troisième mi-temps. En ce qui me concerne pour les deux premières c'est purement télévisuel. Aujourd'hui, j'avance tel un bœuf fier et solide dans mon sillon. J'aime bien la détermination des bœufs. J'aime moins la vacuité de leur regard car ils ont l'air très con. Le vide dans cet œil même vivant me rappelle celui que l'on disséquait en cours de sciences naturelles. Mais le mien est malicieux, donc rien à voir. Je continue de scruter mon squale. J'en ai vu d'autres, pleins d'autres. Celui-là m'épate. J'essaie de ne pas me faire remarquer. Spécimen intéressant, son œil oscille à 180 degrés. Pas un œil de bœuf pour le coup. Le téléphone en main il voit ce qui suffit à sa préservation. Face à une vieille ou un être chétif, il percute. Il est plus robuste, zéro risque. Par contre, s'il y a danger il s'écartera. La lâcheté c'est une défense efficace. Encore jeune et encore fort, il ne bifurque qu'au contact des plus gros que lui. On trouve toujours plus gros que soit, c'est la loi de nature. Il se méfie aussi du type amazone, kamikaze qui fonce coudes en pointe. Surtout le lundi matin après un week-end de boîte merdique, en proie au reflux des shots trop sucrés, cette posologie alcoolisée parfaitement marquetée pour l'ivrognerie fun de la gente féminine. C'est plus sympa, c'est girly. Donc, après s'être fait paloter en fin de boite, elles en veulent au monde entier, comme écœurée par un reste de sardines baignant dans l'huile. Occasionnellement elles ont chopé un mec pas trop mal vers 7 heures du matin, un peu le genre de notre type, mais bourré. Forcément le lendemain il ne s'en rappelle pas. Aussi, l'amazone si elle peut en dégommer un à la lumière du jour c'est une revanche homéopathique, plus efficace et moins chère que le psy. Mon champion, il est toujours devant moi, au top dans son costume deux pièces le cou serré par une cravate démarquée. Nous entrons dans la gueule du métro. Le golden boy d'opérette il me tient à l'œil. Il est vigilant. Je ne dois pas le dépasser car c'est un winner. Le cuir brille sur ses pieds léchés par la mousse d'un tube à cirage tout prêt. L'effet est rapide, efficace et clinquant. Il a dû souffrir le martyr dans ces chaussures anglaises, être mordu jusqu'à la chair des talons en attendant la tendresse et le baiser de soumission du cuir. Il ne me fera pas de cadeau. Il n'en fait à personne de toute façon, c'est une évidence. Il me l'a fait comprendre rapidement par une sorte d'instinct animal. Il fait son jogging tous les deux jours et de la musculation. Si je bouge il dégainera le premier. Question d'honneur. Donc, je descends doucement, je ne veux pas froisser la bête, ne pas m'attirer les foudres du mâle dominant. Il me tient toujours à l'œil car la compétition il doit aimer ça. Je n'ai pas encore 29 ans mais pour une fois je m'en fous d'être jeune... Il dévale les escaliers d'un pas alerte et sautillant. Un casque sur les oreilles dernier modèle, il est dans le vent. Le voilà traversant le portique comme un souffle, un passe muraille. Je ne suis qu'un figurant dans le monde qui l'entoure. Sur le quai, pourtant j'en vois un pareil, et plein d'autre autour, des modèles identiques. Il y en a des tas, en grappes. Aucun ne se regarde. Il y a aussi les modèles féminins. Ils sont sur la même longueur d'ondes mais ne se captent pas. Les mêmes que je croise tous les jours de ma vie citadine en fait. Là je fais attention. Je le regarde encore, mais sans insister. Il se plonge dans son portable comme s'il y avait le monde entier dedans. Je ne suis rien qu'un meuble, un bon gros meuble qu'on achète dans les centres commerciaux de banlieue. Pas lourd mais présent. Près de moi il y a un teigneux, très petit, tout petit, avec une aura de teigne inversement proportionnelle à son volume. Ce meuble est vindicatif, anguleux de partout, tout en pointes. Il a l'air malade de quelque chose qui s'attrape par le regard, une aigreur virale. Je crains que son regard ne m'attire dans un univers où les êtres chassent la candeur, l'innocence, le sang qu'ils imagineraient frais de la vierge. Je m'écarte, il est peut-être contagieux, bien qu'à mon âge je ne sois plus une hirondelle pucelle de la vie. Mon gars zigzague entre les faibles femmes, les vieux, les clones, les gens fatigués, et s'assoit à la meilleure place. Mais voilà qu'un autre animal se place à deux sièges de lui. Il bouge son portable pour le faire scintiller en faisant accroire que rien n'existe alentour de son centre. Les deux se jaugent. Ils ont le même costume à quelques euros près. Pourtant le portable de mon premier est plus large. Il le sait car il joue de la surface avec un sourire qui ne s'affiche pas franchement. L'autre n'est pas content et consulte fièrement sa montre Netwatch qui lui renvoie immédiatement son taux de créatine dans le sang. Les deux se jaugent comme pour marquer le territoire. Pourtant nous sommes dans le métro. Face à moi je vois un gros qui me suit à la trace et me fixe. Je rentre aussi dans la trame et le gros, qui n'est autre que moi-même, s'enfuit soudain en sens inverse avec le reflet de l'autre wagon.