LE PERE EST MORT

sandra-hals

Je me trouve dans le métro, un soir vers 19h.

Le wagon est à moitié vide.La journée a filé à toute allure, j’ai enfin le temps de lire la presse, sur le petit écran de mon téléphone portable. Autour de moi, les gens font la même chose, ils lisent, jouent sur leur smartphone, répondent à des mails, ils sont tous occupés.

Je suis assise sur un strapontin. Soudain, j’entends une voix d’homme crier : « Mon père est mort ! ».

Je me retourne. Derrière, sur les banquettes qui se font face, un homme seul. Il a une cinquante d’années, un visage aviné et abimé, des vêtements plus très propres. Il semble être devenu clochard depuis peu, ou bien se maintenir sur la ligne fragile entre la normalité et l’abandon. Peut-être dort-il dans une voiture, comme de plus en plus de gens de nos jours, ou est-ce un clochard propre, ou bien un homme simplement dans la pauvreté. Son visage est usé et rougeaud.

« Mon père est mort, mon père est moooort ! » crie-t-il plusieurs fois. Sa voix est plaintive mais forte. Le ton n’est ni agressif, ni vindicatif.

A chaque nouvelle plainte, il s’affaisse un peu plus sur lui-même. Il est assis, puis il  penche la tête, ensuite il s’affaisse sur le côté gauche. Encore une fois « mon père est moooort ! », et il s’allonge à moitié sur la banquette. « Mort, mort », et il se penche en avant, se tient contre la banquette qui lui fait face, comme s’il allait vomir.

« Mon père ….. mort ! » . Celui-ci est le plus déchirant. Je suis glacée. Il est tombé par terre.

Je n’arrive pas à le quitter du regard.

On ne saurait dire s’il vient tout juste de perdre son père, ou s’il s’agit de la douleur universelle de la perte du père. Le père est mort, on le sait tous.

Mais le sien ? Est-il mort aujourd’hui, hier ? Ou peut-être il y a quelque temps déjà et l’alcool vient de déclencher une crise de mélancolie ?  Il ne dit rien d’autre que cette phrase obsessionnelle, rien de plus.

Dans le wagon, personne ne réagit. Pourtant tout le monde comprend, et peut-être que certains passagers sont passés par cette douleur. Mais personne ne tourne la tête vers lui. Comme s’il ne fallait pas entendre, pas savoir. Moi je veux savoir, mais je ne sais pas quoi faire.

Aller vers lui et le réconforter… mais pour lui dire quoi ? Que je suis désolée, que j’ai de la peine pour lui ? Ridicule, cela ne servirait à rien. Que sa plainte me touche et me trouble plus que de raison ? Que sa chorégraphie, son corps tombant au fur et à mesure des scansions, est si expressive, que cela ferait une très belle scène de film ? Tais-toi, ma grande, et laisse-le tranquille.

Mais cela ne se peut pas non plus. Si on reste ainsi, muet à la plainte d’un homme, à la douleur qui peut nous toucher tous, que sommes-nous ? Je ne veux pas être un chien. Mais si je lui parle, que se passera-t-il ensuite ? Que vais-je faire de sa douleur, moi qui suis déjà comblée par la mienne ?

J’arrive à ma station. Je le regarde encore une fois, et je descends. Je le savais depuis le début que je ne ferai rien, que je descendrai comme convenu à Champs-Elysées Clémenceau. J’ai rendez-vous avec mon père pour voir l’exposition Turner.
Je ne lui raconterai pas cette anecdote.

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