Le petit-fils préféré

calicles

Le calme, le silence. Avant la bataille. Avant la guerre. Avant, on pouvait… Comment c’était, dis, mamie, la vie avant ? Elle ne peut plus répondre. Elle ne répondra plus jamais. Elle n’a jamais vraiment beaucoup parlé faut dire, ma grand-mère. C’était pas une bavarde. Elle ne se livrait jamais. Elle ne s’épanchait jamais, par pudeur. Son seul ami, c’était son poste de télévision. Ça marchait constamment. Parfois pour rien, juste pour marcher. On regardait pas. On regardait pour Dynasty ou La Vengeance aux deux Visages. « C’est chouette » qu’elle disait. Je l’accompagnais dans ses silences. Nous avons vécu longtemps sans rien nous dire. Je me revois seul dans la cuisine et nous jouons aux cartes. Au Rami, plus exactement. Cinquante et un, Stop, parfois la belote. J’aimais nos parties. Nos solitudes, on les respectait ensemble. Toute sa vie, ma grand-mère n’a pas fait de bruit. Et pourtant, elle en imposait. Le plus grand charisme n’a pas besoin de clairons ni de cloches. Chez ma grand-mère, tout passait par les yeux. Dans le regard. Un vert émeraude, un vert rubis, le vert de l’espoir, vert brillant de mille feux. Comme la Mer Rouge. La plus belle couleur du monde. Un regard pur, sans angoisse, qui surgit pour moi tout seul, un instant d’éternité et d’absolument vert. Très sage. Très discrète. Jusque dans sa mort. Elle est partie en engueulant les pompiers. Elle était pas malade. Jamais. Elle réclamait encore ses cigarettes. Ses Gauloises, ses dernières Gitanes Maïs, je sais, c’est moi qui descendais lui acheter ses paquets. On l’a perdue à l’entrée de l’hôpital. Elle a pas voulu rentrer. Elle se sentait peut-être encore de trop. Je me souviendrai toute ma vie de ce regard de l’adieu lancé le jour où elle est partie, un regard qui disait : « je sais que tu sais que c’est le dernier, c’est la dernière fois que tu me vois, maintenant c’est à toi de faire, maintenant c’est à ton tour de vivre, t’as plus besoin de moi, je peux partir tranquille ». Et moi qui comprends, et moi qui acquiesce. Le temps l’a tué. Ou la mort, je sais pas. Elle a fait son temps. Voilà comment on partageait notre amour, comment j’ai appris à aimer, voilà ce que je respecte depuis le plus au monde : une humilité bien ordonnée devant la vie.
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