Le petit Flacon
marethyu
Le roi Morficus était mourant. Son âge avancé l'avait rendu alité et, affaibli, il était aux portes de la mort. Tout espoir semblait perdu mais Fricassin, le Mage du royaume, révéla aux conseillers du roi l'existence d'un petit flacon d'eau bénie par le premier Saint, scellé sur la pointe de la plus haute tour d'une forteresse remplie de créatures féroces. L'eau qu'il contenait avait le pouvoir de rendre la jeunesse et la force à quiconque la buvait.
- Il y repose depuis des siècles, avait dit le Mage, personne n'ayant jamais eu le courage d'aller le chercher.
- On n'a qu'à envoyer l'armée pour le ramener, suggéra un conseiller.
- Ce n'est pas si simple…, dit le Mage, la porte d'entrée est magique. Seulement trois personnes à la fois peuvent pénétrer dans la forteresse. Tant qu'elles ne sont pas mortes ou ressorties, personne d'autre ne peut y entrer.
On décida alors d'envoyer les trois meilleurs chevaliers du royaume : Jean l'Intrépide, Yves le Courageux et, comme chef d'expédition, Frédéric le Preux. Tous trois étaient de vieux amis.
Cela faisait cinq jours que le petit groupe chevauchait, et ils étaient enfin en vue de la forteresse. Emplis d'appréhension, ils mirent pied à terre et pénétrèrent dans la cour. Ils avançaient, l'œil aux aguets. Aucune créature en vue. Outre leurs épées, les chevaliers possédaient comme armes deux bouts de parchemins magiques gardés par Frédéric. Il suffisait de froisser le papier et de lancer la boulette pour que le sort se mette en marche.
- Le premier papier, une fois qu'il a quitté ta main, avait expliqué le Mage à Frédéric, détruit intégralement la première chose qu'il touche. Si c'est une mouche qui passe dans la trajectoire de tir, et bien ce sera la mouche.
- Je comprends.
- Le deuxième papier, lui, transforme en pierre tous les êtres vivants qui ont le malheur de le toucher.
- Pratique, avait approuvé Frédéric.
- Cependant, si tu manques ta cible, n'essaie pas de ramasser le papier pour le relancer. Tu te transformerais en statue de pierre. Ce serait dommage.
- C'est vrai, avait dit Jean en riant, Fred est déjà assez lourd comme ça !
A présent, les trois compères avançaient dans les salles de la forteresse en direction de l'escalier de la grande tour. Les monstres ne se firent pas attendre et, bientôt, les compagnons furent encerclés par des bêtes sanguinaires. Des goules, des minotaures, des chimères, des gobelins, des orcs… Les chevaliers faisaient tournoyer leurs épées et fauchaient les monstres les uns après les autres. Cependant, ces derniers arrivaient sans cesse, toujours plus nombreux.
- Pourquoi n'utilises-tu pas un de tes parchemins ?! cria Yves en envoyant voler une chimère d'un coup de pied. Ça serait le bon moment.
- Trop dangereux ! répliqua Frédéric en hurlant pour se faire entendre par dessus les bruits du combat.
- Alors il faut avancer coûte que coûte ! cria Jean, son épée pleine de sang. Si on reste ici, on va se faire massacrer.
Leurs épées tournoyant de plus belle, les chevaliers se frayèrent un passage à travers la masse compacte de créatures qui griffaient, frappaient et braillaient. Ils atteignirent enfin l'escalier, couverts d'égratignures et de morsures, mais sans blessure vraiment grave.
- Organisons-nous, haleta Frédéric. Vous repoussez les monstres qui grimpent les marches à notre poursuite et j'occis ceux qui descendent.
- Compris ! répliquèrent ses compagnons.
Ils gravirent péniblement l'escalier sans cesser de combattre et arrivèrent bientôt dans une salle immense, au dernier étage de la tour. La pièce, remplie d'ennemis, possédait une fenêtre gigantesque et, au fond, une autre porte. Après avoir fermé à clé la petite porte qui donnait sur l'escalier, les chevaliers exterminèrent rapidement les monstres de la salle.
- Et maintenant, Fred ? demanda Yves. Où donne la porte du fond, à ton avis ?
- Je dirais qu'elle permet d'accéder au toit…
- Alors utilise le parchemin pour la détruire.
Frédéric fouilla dans son sac et en retira les deux parchemins.
- Voyons… dit-il en les examinant. Ah ! C'est celui-là.
- Tu es sûr ? demanda Yves avec un sourire. Ce serait stupide de transformer la porte en pierre…
- Idiot… répliqua Frédéric en souriant à son tour.
Il s'apprêtait à froisser le parchemin quand un rugissement effroyable se fit entendre. Une seconde plus tard, un dragon gigantesque entrait dans la pièce par la fenêtre. Paniqué, avec des gestes trop rapides et maladroits, Frédéric prit l'autre parchemin, le froissa, et le lança sur le dragon. La petite boulette de papier s'envola vers le monstre. Pendant une seconde, Frédéric se sentit tout à fait ridicule. Quelques instants plus tard, la petite boulette passait au dessus de l'aile du dragon et allait rebondir sur le sol.
- Ah bravo ! s'exclama Yves. C'était la chose à ne pas rater et tu l'as fait quand même !
- J'aurais voulu t'y voir, explosa Frédéric.
- A terre ! hurla Jean.
Ils plongèrent au sol au moment où la queue du dragon fouettait l'air et passait au-dessus d'eux. Les chevaliers se relevèrent d'un bond et tirèrent leurs épées.
- On est fichus… murmura Yves.
Le dragon, l'œil étincelant de haine, s'avança vers eux… et posa la patte sur la petite boulette de papier. En une fraction de seconde, la chair se transforma en pierre, et les chevaliers se retrouvèrent devant une statue avec les traits exacts du dragon.
- Je n'arrive pas à y croire… souffla Jean, sidéré.
- C'est un miracle, fit Yves en s'étranglant d'émotion.
Contournant la statue, ils s'approchèrent de la porte. Frédéric s'apprêtait à froisser le papier quand Yves l'arrêta et se mit à inspecter la pièce du regard.
- Qu'y a-t-il ? demanda le chef d'expédition.
- Je vérifie qu'il n'y a pas de mouche dans le coin. Quand on voit comment tu es doué aujourd'hui, tu serais capable d'en toucher une…
- Sage précaution, approuva Frédéric avec un sourire.
- Tu peux y aller, fit Yves après un moment.
Frédéric froissa le papier et le lança. Au moment où la boulette toucha le bois de la porte, cette dernière devint incandescente et explosa en une gerbe d'étincelles, révélant une pièce minuscule. A l'intérieur, il y avait une échelle qui menait au toit par une trappe.
- J'y vais, fit résolument Frédéric.
Il grimpa et, quelques secondes plus tard, posa le pied sur les tuiles de la tour. Faisant attention de ne pas regarder en bas, car la hauteur impressionnante à laquelle il se trouvait lui aurait donné le vertige, il s'avança vers la flèche. Il fut soudain prit d'un doute. Et si le flacon n'y était pas ? Mais ses inquiétudes furent bientôt dissipées. Scellé au bout de la barre de fer, un flacon transparent, rempli d'eau, l'attendait. Frédéric s'en empara et redescendit prudemment du toit. Une fois en bas de l'échelle, il respira.
- Je l'ai, murmura-t-il.
- Montre-nous, s'exclamèrent ses compagnons d'une seule voix.
Ils examinèrent le flacon. Il était en verre et non en cristal, comme Yves l'avait parié. Le bouchon était aussi en verre, mais serti à son extrémité d'une pierre qui ressemblait à une pépite d'or.
Après quelques instants, le chef d'expédition déclara :
- Assez rêvassé ! Notre roi se meurt et nous devons lui apporter ce flacon le plus vite possible.
Ils ouvrirent la porte donnant sur l'escalier, s'apprêtant à combattre de nouveau les monstres qu'ils avaient laissés à l'extérieur.
- Ne vous faites pas tuer, fit Frédéric, ce serait stupide.
Les créatures se jetèrent sur eux et les chevaliers entamèrent la descente tout en les repoussant.
Les compagnons sortirent de la forteresse ensemble, avec quelques contusions et griffures en plus, mais avec le précieux flacon intact dans leurs bagages. Trois jours plus tard, ayant chevauché jour et nuit, les chevaliers se tenaient au chevet du roi. Ce dernier, dont l'état s'était encore aggravé, avala difficilement une gorgée d'eau. L'effet fut immédiat. Il ouvrit les yeux et se redressa. Ses cheveux gris redevinrent noirs et ses rides disparurent doucement. Lui, qui avait quatre-vingts ans, avait rajeuni d'au moins cinquante ans et possédait à présent une belle musculature développée. Il respirait la santé.
Le roi fit une grande cérémonie. Il demanda aux chevaliers ce qu'ils voulaient comme récompense, si c'était dans la mesure de ses moyens. Yves le Courageux s'avança en premier.
- Sire, je voudrais une terre plus grande que celle que je possède et une maison où moi et mes descendants pourrons vivre en paix.
- Tu auras un domaine et je t'y ferai construire un château, où tu pourras vivre avec tes enfants.
Jean l'Intrépide s'avança à son tour, et demanda :
- Sire, je voudrais comme récompense de l'or, et me contenterai de ce que vous voudrez bien me donner.
- Tu auras donc dix sacs pleins de pièces d'or.
Hésitant, Frédéric le Preux s'approcha en dernier et dit :
- Sire, j'ai fait tout mon possible pour vous sauver mais, vous ayant juré loyauté, je considère cela comme normal. Je ne pense pas mériter de récompense. Cependant, si vous tenez à m'offrir quelque chose, j'aimerais garder le petit flacon - vide bien sûr - que mes amis et moi avons eu tant de mal à vous rapporter.
- Qu'il en soit ainsi.
Après avoir reçu leur récompense, les chevaliers se séparèrent et partirent chacun de leur côté. Frédéric, le petit flacon dans son sac, arpenta les routes du pays. Il avait abandonné l'épée pour la fronde, et portait à la ceinture un long couteau de chasse.
Un jour, il vit que les balles de plomb, dont il se servait comme projectiles, s'étaient éparpillées dans son sac. Il sortit le petit flacon de verre et l'examina. Il était intact. Il remarqua alors que l'une de ses balles était devenue dorée. Il la prit. Elle lui sembla beaucoup plus légère qu'à l'accoutumée. Un doute l'assaillit subitement. Il prit le bouchon du flacon et appuya la pépite contre une autre balle. Cette dernière se transforma instantanément en or. Il avait entre ses mains la Pierre Philosophale ! Une vie de richesse absolue s'offrait à lui.
Il hésita quelques heures, l'esprit torturé par la tentation… puis alla jeter le petit bouchon dans la rivière la plus proche.