Le petit garçon qui digéreait mal le lactose
Fleuriste Manchot
Il fut un jour, dans un monde où la majorité des interactions sociales se faisaient autour d'un laitage – où les enfants se rencontraient autour d'un bol de lait, où les ados apprenaient à se connaitre autour d'une glace et où les adultes se retrouvaient autour de fromages raffinés… Il fut un jour, donc, un petit garçon.
Très vite, ses parents remarquèrent que, quand les enfants de son âge se chamaillaient gentiment en dégustant leurs céréales, le petit garçon était souvent à l'écart, sirotant son jus de fruit. Inquiets, ils l'emmenèrent voir un spécialiste. Ce dernier, en lactologue confirmé, lui fit passer une série de tests aux airs de jeux. La mauvaise nouvelle tomba en même temps que les résultats du test. Il convoqua les parents et leur annonça avec gravité :
« Votre fils est intolérant au lactose. »
Le père du petit garçon accueillit la nouvelle avec un visage fermé. La mère, elle, ne voulut pas comprendre.
« — Vous voulez dire qu'il n'aime pas ça ? demanda-t-elle d'une voix pleine d'espoir.
— Ce n'est pas qu'il n'aime pas ça, insista le spécialiste, c'est qu'il ne peut pas le digérer. »
Il leur expliqua ensuite d'une voix rassurante, mais ferme, ce que cela impliquerait pour leur fils.
Les parents du petit garçon repartirent la tête emplie de questions. Quel avenir pour leur petit garçon ? Guérirait-il un jour ? Et surtout, fallait-il lui annoncer ? Et si oui, comment ?
Ils ne trouvèrent pas le sommeil, mais une chose leur parut claire : ils ne pouvaient pas laisser leur fils dans l'ignorance. Le lendemain, après le dîner, ils le prirent à partie pour lui annoncer la terrible nouvelle, d'une voix rassurante et pleine d'amour. Le petit garçon accueillit l'information avec gravité, mais sans imaginer l'ampleur des conséquences. Comment aurait-il pu ? Ce n'était qu'un petit garçon… Un petit garçon qui digérait mal le lactose.
Il grandit en traçant son chemin, se tenant à l'écart des laitages – et par conséquent, de ses camarades –, mais toujours dans l'amour de ses parents. Oh ! bien sûr, il eut quelques amis : des enfants qui n'aimaient pas le lait ou qui trouvaient ça ringard. Mais cela ne durait jamais. Le temps arriva de quitter ses parents pour commencer ses études. Avant son départ, ces derniers lui offrirent un poisson, pour lui tenir compagnie. Le petit garçon, devenu un adolescent renfermé, décida de le baptiser Soul Eater, le dévoreur d'âmes.
La vie suivit son cours jusqu'au jour où, par mégarde, le petit garçon tomba amoureux. Il fit de son mieux pour paraitre normal et s'intégrer, alla jusqu'à manger une glace avec la fille, dégusta quelques bouts de fromage… mais à chaque fois son estomac se nouait et son cœur se mettait à battre de façon étrange. Ses efforts finirent par payer : il décrocha enfin le baiser qui hantait ses rêves. La fille abandonna les laitages et ils vécurent heureux, pendant un temps. Mais très vite, sa tare le rattrapa, la jeune fille retourna manger des glaces en le laissant seul, encore une fois.
Désespéré, il se tourna vers son seul ami, le seul qui ne l'avait jamais laissé tomber : Soul Eater.
« Pourquoi ? s'exclama-t-il, le cœur brisé. Pourquoi ne puis-je pas être comme les autres ? Je voudrais juste être normal… »
À sa grande surprise, le poisson lui répondit d'une voix caverneuse.
« Je peux te délivrer si tu le souhaites. »
Passé l'étonnement et les questions stupides auxquelles le poisson ne daigna même pas répondre, le petit garçon prononça les mots qui allaient à jamais bouleverser son destin :
« — Que dois-je faire ?
— Tu dois tout abandonner, répondit le poisson de sa voix divine. Ton esprit, ton corps, ta liberté, ton égo, l'amour de tes parents, ce qui te rend heureux, ta mémoire – tu oublieras ton nom, ton âge, comment compter, parler ou te brosser les dents… »
La liste était infinie… mais rien n'importait plus au petit garçon que de guérir. Hypnotisé par la voix de Soul Eater, il accepta de vendre son âme au diable.
Le Dieu Poisson s'infiltra alors dans son esprit et le libéra de tout. Le petit garçon se sentit étrangement serein, comme s'il avait confié les commandes de son être à un autre. Il n'était plus que passager, spectateur de sa propre vie. Mais surtout, il n'était plus intolérant au lactose ! Le petit garçon vécut, par procuration, une vie heureuse, chargée d'amitié, d'amour, d'aventure et de laitages, dont la gêne et la peur furent absentes. Borgne parmi les aveugles, le Dieu au corps de petit garçon traça son chemin jusqu'à devenir le maitre du Monde.
Ce qu'il ne sut jamais, c'est que le lactologue avait commis une erreur qu'il avait regrettée toute sa vie : il avait inversé le test du petit garçon avec celui d'un autre qui, lui, était intolérant au lactose.