Le phare
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Le phare
Je m'appelle Kéruzel, Léon-Marie, Yannick, Joseph. Je ne veux pas reprendre le travail trop dur et trop ingrat dans l'atelier familial. J'essaierai de me louer comme journalier dans une ferme, près du village où je suis né et aussi, pour essayer de gagner mieux ma vie, je pense m'enrôler, pour les trois ou quatre mois d'une saison de pêche, sur un de ces trois mats morutiers qui partent pour l'Atlantique nord.
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Extrait du journal de bord de "La Pauline", 9 mai 1893, au large de Terre-Neuve:
Mer très agitée et horizon bouché depuis une dizaine de jours.
N'avons pu apercevoir aucun autre bâtiment à cause de la pluie, la navigation devient très dangereuse.
Malgré tout, saison de pêche s'annonce exceptionnellement bonne, les doris reviennent chargées de poissons.
Incident à déplorer, au cours d'une manœuvre, le matelot Kéruzel a été blessé par un filin, le médecin de bord a du l'amputer de la jambe gauche et de trois doigts à la main droite.
Extrait du journal local "L'Echo des Abers", rubrique nécrologique, 3 juin 1893:
Nous apprenons avec tristesse le décès de M. Kéruzel Antoine, honorablement connu comme charpentier naval, des suites d'une maladie incurable. Nos pensées vont à son fils, actuellement en mer à bord de "La Pauline" pour une campagne de pêche. Une messe sera célébrée mercredi en huit, en la chapelle de Plougaven. Requiescat in Pace.
Extrait du procès-verbal de gendarmerie, Ballazec-en-Mer, 4 septembre 1895:
Nous, brigadiers Riou et Marchand, avons été appelés nuitamment par le sieur Jouannic, patron du bar "La Coquille de Noix", afin de ramener l'ordre public dans son établissement troublé consécutivement à une rixe déclenchée suite à une altercation entre plusieurs clients du bar susnommé. Le dénommé Kéruzel semble être à l'origine de cette altercation, bien qu'il s'en défende en évoquant des insultes "éclopé, cocu, mendiant, et autres", proférée à son endroit.. La réputation de cet individu étant réputée dans la commune, pour différents actes de violence, ivrognerie et bagarres, nous l'avons conduit au dépôt afin de retrouver ses esprits.
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Extrait du dossier professionnel de M. Kéruzel, Service des Phares et Balises, mars 1896:
Sur proposition du Père Prigent et de Mme Kerhuon, de la "Société des Œuvres de la Mer":
Au regard des événements dramatiques ayant marqué récemment la vie de Kéruzel et qu'il est peut-être utile de rappeler: accident en mai 1893 ayant nécessité une amputation d'une jambe et d'une partie de l'une de ses mains (justifiant l'aide apportée par les Œuvres), décès de son père, départ brutal de sa fiancée…
Au regard, également, de ses nombreuses écarts de conduite commis hélas trop régulièrement sous l'emprise de la boisson, de la colère et de l'oisiveté: actes de violence répétés, ivrognerie invétérée, coups et blessures jusque sur agents de la force publique, avec forces récidives…
Nous avons décidé, en accord avec Monsieur Dupuis, ingénieur en chef, de lui proposer le poste actuellement vacant de gardien de phare sur l'îlot de L*. Cet emploi devrait être à la fois une sanction, ou tout au moins une épreuve, justifiée par son comportement insupportable et dangereux (tant pour lui-même que pour son voisinage) et aussi une dernière chance de retrouver une vie saine et digne.
Nous lui avons évidemment notifié les difficultés qui ne manqueraient pas de survenir au cours de cette mission dues à la solitude, à l'éloignement et à la dureté de la tâche.
Extraits du journal personnel de L.-M. Kéruzel, phare de L*, mai et juin 1896:
11 mai: Ici, je retrouve enfin la joie de vivre au milieu des vagues et des oiseaux de mer… j'oublie mes anciennes peines et regrette mes anciennes bêtises que j'ai commis. Je crois que les patrons des phares et balises voulez me punir de mes méfaits, mais je leur suis reconnaissant de devenir un autre homme qui a la confiance de tous les marins et les pêcheurs par mon travail.
21 mai: Mon équipier, Loïck M… semble se méfié de moi et vouloir me laissé faire la plus grande part des corvées. Cela ne fait que me rendre plus fort et décidé à satisfaire la mission qui ai maintenant la mienne.
3 juin: Je suis encore sur le phare, le remplaçant qui devait me relever n'a pas pu venir mais le remplaçant de M…. se montre gentil avec moi.
6 juin: Nous avons fait cuire un gros crabe qui est venu s'atterrir dans une flaque d'eau, ça change des provisions que le ravitailleur (le "Saint Mathieu") nous apporte quand le temps est assez beau.
11 juin: Cette fois c'est moi qui est volontaire pour rester sur le phare. Je me sens ici chez moi et utile. J'ai passé plusieurs jours à nettoyé les parquets de la chambre et les cuivres aussi du baromètre et les verres de l'optique.
24 juin. J'ai l'impression que les mouettes et les cormorans sont devenu mes vrais amis, ils passent souvent près de moi comme pour jouer avec, en poussant des cris qui ressemblent à des rires. Même les vagues semblent calmé et les jours de forte marée elles ne viennent plus battre les vitres de la chambre et de la cuisine on dirait qu'elles se font câlines comme une fiancée pour ne pas me réveiller en venant se coucher doucement sur les rochers.
Extrait du journal local "L'Echo des Abers", rubrique "faits-divers", 8 juillet 1896:
Un petit voilier, piloté par Sir Lemington, en provenance de Grande-Bretagne et transportant également son épouse et sa fillette de 6 ans s'est échoué, pour une raison inconnue sur l'un des rochers à proximité de l'îlot de L*. Les trois personnes étaient vouées à une mort certaine à cause des forts courants existant dans cette zone.
C'était sans compter sur la bravoure et l'intrépidité du gardien Kéruzel qui, bien que mutilé à la suite d'un accident n'a pas hésité, après s'être encordé rapidement à un fer de scellement, à se jeter à la mer à laquelle il arracha successivement les trois victimes qui sont maintenant saines et sauves.
Nous ne pouvons, hélas, en dire autant du courageux sauveteur qui périt au cours de cette opération et dont la mer, vaincue, a gardé la dépouille, comme pour un hommage posthume.
Nous rappelons à nos lecteurs, que Léon-Marie Kéruzel, originaire de Ballazec-en-Mer… etc. etc.
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Extraits du journal personnel de Yvon Le Guenn, phare de L*, février 1932:
7 février: C'est curieux comme les phares semblent avoir leur propre personnalité, bien que je sois le seul à éprouver ce sentiment à propos de L*, réputé comme étant "l'enfer" des "enfers", celui-ci dégage, pour moi, une grande paix et tranquillité. C'est ici, et seulement ici, que j'ai repris goût à la lecture et que je me suis découvert une passion pour l'aquarelle, en réalisant quelques tableaux (fort honnêtes, selon certains) représentant surtout des scènes de pêche au siècle dernier.
15 février: Vraiment, la solitude, ici, ne m'est pas pesante et les travaux les plus pénibles semblent devenir quelques divertissements presque plaisants…
3 mars: "A terre…", je me sens, ici, sur mon sol, dans ma famille et avec mes amis, comme exilé loin de chez moi… j'ai hâte de retrouver mon phare… ma maison… mon pays… J'aimerais, quand j'aurais rendu mon dernier soupir, être inhumé sur ce rocher solitaire et sauvage!
Extrait du journal local "Le Télégramme du Golfe", rubrique "société", 8 mars 1991:
Le progrès avance…
Après de nombreux autres phares c'est, enfin, au tour de L* de bénéficier des retombées du progrès. Fini, pour les hommes, de passer de longues semaines, isolés sur ce morceau de rocher inhospitalier et inaccessible la plupart du temps. Dans les mois qui viennent ce phare sera automatisé à son tour, comme ses frères sur notre littoral, tous les systèmes électriques seront en effet télécommandés depuis la terre ferme par des techniciens vigilants, prêts à toute intervention rapide par les moyens modernes, radio-électriques et aériens, si nécessaire.
Cependant quelques réactions méfiantes, mais pas inattendues, se font entendre par la bouche de quelques vieux "loups de mer", regrettant certainement le "bon vieux temps" de la marine à voile ! Mais le progrès passera, que dis-je il, est en train de passer…
Extraits d'un rapport confidentiel, Service des Phares et Balises, septembre, octobre 1998:
- Plusieurs compte-rendus des agents de surveillance Moralès et Chabrol (pièces SMC 98/07-3 et SMC 98/08-12) faisant état d'absence de tout signal d'alarme automatique concernant le phare de L*, ceux-ci s'inquiétaient quant à des défaillances sur le circuit de contrôle lui-même, une enquête approfondie menée sur site n'a révélé aucun dysfonctionnement, tant sur le système de contrôle que sur les différents éléments de sécurité ou de fonctionnement.
- Un rapport de l'ingénieur Leproust (pièce SII 98/09-2), allant dans le même sens, signalait l'exceptionnelle durée de vie des divers éléments en place sur ce site: batteries d'accumulateurs et lampes, équipements radio et électroniques sans défectuosité courante et d'une durée de vie étonnante, que nous remplaçons cependant régulièrement, pour des raisons de sécurité, en dépit de leur parfait état de fonctionnement. (certaines de ces pièces ont été remises en service, sur d'autres sites où elles ne présentent plus les mêmes caractères de longévité anormale).
- Ces rapports et compte-rendus sont à rapprocher des autres rapports émanant des autres Centres de Surveillance dont la teneur est fondamentalement différente, allant davantage dans le sens de détériorations rapides dues à la fois aux conditions parfois extrêmes de leur utilisation et à la qualité déclinante des matériels fournis depuis plusieurs mois (pièce CQM 98/03 et suivantes), nécessitant des remplacements de plus en plus rapprochés; il a toutefois été noté que les mêmes matériel, importés sur L*, ne semblent pas souffrir de ces états de fait.
- Une enquête approfondie sur L* n'a pas permis de trouver une explication rationnelle aux faits mentionnés ci-dessus.
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Je m'appelle Léon-Marie Kéruzel, j'ai été le plus turbulent des jeunes-gens et le plus méprisable des hommes. J'ai été apprenti charpentier, ouvrier agricole, marin-pêcheur puis gardien de phare. Je n'ai jamais eu de "chez-moi", sinon quelque paillasse d'auberge, quelque table de taverne ou quelque bas-flanc de cellule. Je n'ai jamais eu de "chez-moi", sauf ce qui restera à jamais ma dernière demeure, mon phare...
L'Ankou n'a pas voulu de ma pauvre âme...alors, je veille...
Je veille...