Le pique-assiette

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petite histoire de Jean-Pierre, pique-assiette parisien

Je m'appelle Jean-Pierre et je suis pique-assiette spécialisé dans les conférences académiques dans Paris intramuros. Mon activité consiste à m'habiller proprement pour aller assister aux conférences qui offrent un accueil café-croissant et un buffet pour le déjeuner. Uniquement les buffets car sinon il faut faire la conversation.

Je ne travaille que sur Paris parce que la banlieue, c'est trop loin. Pour y aller il faut un titre de transport que je n'ai pas et en plus les buffets sont moins riches. A Paris je fais tout à pied. C'est bon pour la santé et pour mes finances.

J'arrive toujours en retard pour ne pas être obligé d'émarger sur les listes des inscrits de plus en plus courantes. Je prends copieusement part au petit-déjeuner et je m'assieds pour écouter ou inversement. Avant la fin de la matinée, je dois avoir débarrassé le buffet, l'air de rien, de tous les morceaux de sucre, les dosettes de lait et les sachets de thé afin de constituer les stocks pour les jours sans conférences.

Cette manœuvre doit se réaliser discrètement sans me faire remarquer. Il faut baliser le chemin vers le buffet, ne pas attirer l'attention des organisatrices, ne pas être trop gourmand et en laisser sur la table. C'est délicat. Mais, même quand je me fais repérer, il est difficile de me reprocher d'avoir mis 30 morceaux de sucre dans ma poche et encore moins de me déloger puisque les conférences sont publiques.

Mais, le travail est de plus en plus dur à cause de tous ses agents de sécurité devant les lieux de conférence et surtout à cause de la pénurie d'information. Avant, je pouvais glaner les informations sur les panneaux d'affichage à droite et à gauche. Aujourd'hui, c'est l'internet. Tout se passe sur Internet et je ne sais pas y aller.

Après une période difficile où je ne travaillais quasiment plus et je buvais mon café sans sucre, je suis en train de me refaire une santé grâce à mon nouveau associé, Alain.

C'est un type brillant que j'ai croisé au bistro en bas de chez moi, rue Le Peltier. Il est propre sur lui, parle bien et surtout sait aller sur Internet. A vrai dire, c'est lui qui s'est associé avec moi parce qu'il trouvé ça marrant de manger à l'œil. Je connaissais bien le terrain et lui Internet. En plus, aller à deux à une conférence c'est toujours mieux. On est difficilement repérable lorsqu'on discute avec quelqu'un tout en dévalisant le buffet.

Depuis notre association, Alain va dans un cybercafé Place Pigalle et repère les conférences dans tout Paris. Mais, c'est un type très exigeant. Il a toujours des reproches à faire, sur mes cheveux qui rebiquent derrière, sur ma tenue, sur mon état relatif de sobriété... Il trouve que j'ai l'air d'un croque-mort, pas assez décontracté pour ce « job ».

Aujourd'hui, il est particulièrement pénible.

Nous sommes à Sciences-Po où le buffet est toujours excellent. Nous avons réussi, chacun de son côté, à entrer malgré le plan Vigipirate qui complique tout. Nous avons attendu que les inscrits émargent et que les organisatrices rangent leur liste et se dirigent vers la salle que nous avons pris soin de repérer. Il y a beaucoup de monde dans la salle et il faut vite trouver une place. Nous nous séparons. Je vais à gauche. Il va à droite. Je m'installe sur une chaise pas trop loin de l'allée latérale. Après dix minutes, je me lève et je me dirige vers le buffet. Je prends mon petit déjeuner : un café, trois croissants et deux pains au chocolat et je glisse quelques provisions dans les grandes poches de mon manteau. Mon associé attend son tour pour avaler un café. Il ne mange pas beaucoup le matin.

La conférence dure Quatre interminables heures. Ça parle, ça parle, ça parle. Je n'ai pas le programme et je ne sais pas quand est-ce que je dois passer à l'action. Heureusement, que quelqu'un parle dans le micro de faim et de pause imminente. Alors, je me lève et je me redirige vers le buffet pour travailler. Tout se passe bien. Mais, quelqu'un me regarde avec insistance. Une femme qui attend à la sortie et qui observe mon petit manège. Je m'éloigne du buffet et vais prendre quelques stylos offerts par la conférence.

Je rejoins rapidement mon associé pour le déjeuner. Il a déjà un verre de vin blanc dans la main. Il est très chic, il a mis sa chemise rouge et sa veste noire. Mais, il a l'air furieux. Qu'est-ce que je vais encore prendre dans la tronche ?

- Jean-Pierre tu t'es vu ? C'est quoi encore  ces cheveux? Tu ne peux pas te peigner nom d'un chien ? Me dit-il entre les dents.

- Mais, je les ai peignés ce matin.

- Pourquoi tu te balades avec ce sac en papier froissé du crédit agricole ?

- Bah, pour transporter la marchandise ! Tu es marrant, toi.

- Et Pourquoi tu n'as pas d'attaché-case pour ça ? Je t'ai toujours dit qu'il faut se fondre dans le décor. Viens au moins avec un cartable. Et puis, c'est quoi cette tenue ? Tu as vu ces taches sur ton pantalon ? Et ton ourlet défait ? Franchement, ce n'est pas comme ça qu'on vient travailler. Et c'est quoi cette odeur ? Tu t'es lavé quand la dernière fois ? Tu vas nous faire repérer à des kilomètres.

- Je me suis lavé la semaine dernière à gare de Montparnasse. Je n'ai qu'un lavabo dans ma piaule et il fuit en plus. Alors, j'ai coupé l'eau.

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