Le plus beau jour de ma vie
lanad76
Je viens de dire oui à l'homme que j'aime, certes c'est la troisième fois, mais je suis heureuse et lui souris béatement. Hier, j'ai tenu la première réunion de soutien aux jeunes veuves grâce à l'association que je viens de créer, un moment fort et positif. Ce tournant pour aider les femmes, qui comme moi ont connu la tragédie de perdre un être aimé, était indispensable pour me reconstruire avant d'épouser un nouvel homme. Épanouie personnellement et professionnellement, j'ai tout pour être heureuse. Alors, pourquoi ce soudain tiraillement pesant au fond de moi ? Je n'ose me l'avouer, pourtant je le sais parfaitement, c'est parce que je dois LES voir !
C'est vital pour moi, si je veux que ma vie reparte sur de bons rails, je dois y aller, maintenant, même si toute l'assemblée va me prendre pour une folle de quitter la cérémonie du mariage juste après avoir reçu l'alliance de François, que j'aime comme jamais je n'ai aimé personne, c'est d'ailleurs pour cela que je dois partir, tout de suite, pour le protéger.
Je plonge alors mes yeux dans les siens, l'embrasse tendrement et m'enfuie en courant lui criant, sans même me retourner :
- Je t'aime. Je sais où je vais, lui, ne doit pas savoir.
Je cours à perdre haleine dans les ruelles vides de ce petit bourg de campagne, ma robe retroussée sur mes cuisses pour ne pas trébucher et risquer de ne pas atteindre mon but. Je continue de courir sans me retourner, je comprends aisément au brouhaha et aux cris de mon prénom l'émoi que je cause en partant ainsi sans explication, ils ne doivent pas me suivre, ils ne doivent pas savoir, jamais.
Ma décision est prise, au lieu de me rendre joyeusement dans la grange joliment décorée de rubans soyeux écrus et de ballons à nos prénoms pour boire du champagne avec tous nos invités présents et heureux de notre bonheur, je dois tourner les talons pour me confronter à la part sombre de moi même. Je courre maintenant à perdre haleine. À la sortie du village, je plonge à travers le champ de blé pour rejoindre le bois et les obscurs mystères qu'il recèle, il est en phase avec mon cœur endolori. Les larmes d'abord chaudes sur mes joues, se glacent au fur et à mesure que je m'enfonce dans la forêt. Je reconnais le gros chêne au tronc noueux sur lequel deux initiales sont tatouées depuis ma rencontre avec François. Ce souvenir me donne le vertige mais voir nos deux "F" entrelacés - les même lettres reprises sur notre faire part de mariage- me donne de l'espoir.
L'arbre aussi me reconnait et ses branches les plus légères me montrent le chemin que je dois prendre, j'effleure ses feuilles au passage comme pour le remercier mais je n'ai pas besoin de lui pour me souvenir de l'endroit. Je ralenti un peu le rythme maintenant que je sais que personne ne me suis plus. Les anémones graciles bordent le sentier que je dois emprunter, elles aussi s'inclinent vers le sud, la direction que je dois suivre. Il ne manque plus que les oiseaux qui voltigent autour de moi, et moi qui chante gaiement pour me retrouver dans la peau de Blanche-Neige. Mais le tableau est tout autre, ma robe est déchirée et sale tout comme mon âme qui vacille encore plus à chaque pas de plus, vers la vérité.
Soudain je stoppe net, le ciel s'assombrit et ce n'est pas uniquement parce que mes yeux se plissent pour mieux reconnaître l'endroit. Je suis arrivée, je tombe à genoux et éclate en sanglots. Ce n'est pas la chute, le parterre de mousse a amorti le choc sur les rotules, c'est la triste vérité qui ressurgi. D'un coup, d'un seul, l'orage se met à gronder et les éléments se déchainent. Je sens la colère de Paul dans les tourbillons de vent affolant mes cheveux et aussi la haine de Laurent dans les éclairs qui cinglent le ciel qui était bleu deux minutes auparavant.
-Pardonnez-moi mes amours, pardonnez-moi je vous en supplie.
Je baisse la tête en soupirant longuement, ferme mes paupières le plus fort possible et pose mes mains sur la terre pour les sentir de plus près, ils ne font plus qu'un avec elle maintenant, Paul il y a dix ans, Laurent six.
- Je vous ai aimé, je vous assure, à ma façon, mais je vous ai aimé. Pardonnez-moi tous les deux, j'en ai vraiment besoin. Maintenant encore plus que toutes les minutes passées depuis… votre départ… Je sais que cela va vous paraître incongru, mais j'aime un autre homme.
Les arbres se mettent à trembler de plus belle, un dernier éclair, plus fort encore donne l'autorisation à une déferlante de grêle qui vient cingler et brûler mes épaules nues. Mon maquillage fond comme glace au soleil et ma coiffure si travaillée laisse place à des cheveux coulants comme un torrent de miel noir, glissant dans ma nuque.
- Je sais mes amours que c'est difficile pour vous à entendre, mais avec François, c'est… différent.
Je fais une pause afin de bien choisir mes mots et respire calmement plusieurs fois pour me préparer à affronter leur réponse.
- Nous venons de nous marier et je ne veux pas lui faire de mal. Je ne veux pas lui faire subir le même sort qu'à vous. Je l'aime “vraiment” et je désire vieillir auprès de lui. Je refuse de lui faire du mal et d'être obligée de venir le voir à côté de vous. Je veux que tout cela s'arrête !
La dernière phrase a vibré à travers tous les éléments de la forêt et le hululement d'une chouette en plein jour lui fait écho, tellement elle a été exprimée avec force, détermination et sincérité.
Et là, tout s'arrête en effet, le temps paraît suspendu, mes larmes sèchent, l'orage ne gronde plus, le vent n'est plus qu'une légère brise, la mousse qui était verte et humide sentant bon le sous-bois semble maintenant grise, sèche et a une odeur de cendres. J'ai ma réponse : je me mets alors à creuser frénétiquement un trou dans la terre boueuse. Il ne me reste plus qu'à aller à la maison et faire ce que j'ai à faire…
Je repars en courant, le cœur léger, vers mon bonheur… Personne n'est encore rentré, tout le monde doit être encore dans la grange à boire, en se demandant où je peux bien être. Qu'importe ! Je me change à la hâte et troque ma robe de mariée noircie pour une robe courte fleurie à la tenue impeccable et des ballerines confortables. J'attrape le carnet caché dans ma taie d'oreiller et une paire de ciseaux. Je les enfourne dans un petit sac assorti à ma robe. Il faut que j'en finisse une bonne fois pour toute avec mes démons.
Je m'empresse alors de retourner vers mon époux, craintive de ce qui va arriver mais sûre de ce que je dois accomplir.
Il est là, devant la grange, sur le perron, une main dans la poche, l'autre tenant une flûte de champagne. Il a dû en boire déjà plusieurs vu le rictus grimaçant qu'il aborde quand il me voit. Il fronce aussitôt les sourcils, intrigué, peut-être inquiet (soit d'halluciner, soit de ce que je vais lui annoncer). Mon ventre se noue comme si j'entrais dans l'arène.
Je le devine, il cherche une explication à mon départ précipité. Moi, je fais semblant de chercher quelque chose dans mon sac pour retarder le moment où je dois agir. Ce que je dois faire doit être parfait. Ni trop lourd, ni trop vide de sens. Un équilibre précaire qui me permettra de gagner un peu de temps, juste assez pour que tout s'emboîte.
J'arrive à sa hauteur et souris. Un sourire léger, presque naturel.
- Désolée, je suis partie comme une furie tout à l'heure, dis-je, en haussant les épaules, comme si tout cela était dérisoire. Je me suis rendu compte que j'avais oublié…de commander le pain ! Oui, je voulais qu'on ait du bon pain pour ce soir, tu sais, celui de la boulangerie à l'autre bout de la ville.
Il fronce un peu les sourcils, mais il acquiesce. Ce n'est pas la première fois que je fais quelque chose d'inexplicable. Il a appris à me croire sur parole. Il ne se pose même pas la question de la raison de mon changement de tenue, ni pourquoi je suis partie à pieds.
- Tu aurais pu m'envoyer un message…
- Mon téléphone était resté dans la voiture, et j'étais déjà partie. Ça m'a paru ridicule de faire demi-tour juste pour ça.
Mon ton est léger, et je ponctue ma phrase d'un petit rire, repris au loin par une pie farceuse. Il pose sa flûte sur le rebord de la balustrade effrayant un petit lézard qui se faufile aussitôt dans la première fente de bois venue. Je vois ses épaules se relâcher. La fausse urgence semble passer. Je suis presque arrivée au bout de ma première mission. Presque.
Je garde la main dans mon sac, je m'approche encore, dépose un baiser rapide sur sa joue, et sors le trousseau de clés de la voiture puis ajoute :
- D'ailleurs, j'ai repensé à un truc en revenant ici. J'ai oublié de passer à la pharmacie. Rien de grave, hein, mais autant le faire maintenant. Je serai pile à l'heure pour le début du repas, promis, je vais aller vite cette fois je prends la mini.
Et pour avérer mes propos, j'agite les clés sous son nez, les faisant tinter comme la clochette du chat qui s'éclipse dans les buissons. Et là, c'est moi qui m'éclipse au plus vite avant que ce ne soit lui qui ne me les sonne, les cloches.
Son regard se durcit à peine, comme s'il hésitait entre le scepticisme et la résignation. Je n'attends pas qu'il tranche. Je recule d'un pas supplémentaire, agite ma main dans un geste rapide, presque désinvolte.
- Je fais vite, mon amour.
Et avant qu'il puisse poser une seule question, je suis déjà repartie, claquant la portière, démarrant la voiture, accélérant et tournant au coin de la rue. Ma respiration est saccadée. Mes mains tremblent un peu. Mais je ne me retourne pas. Je ne dois pas me retourner. Pas encore.
Je reviendrai. Je reviendrai pour le dîner, pour le reste de la soirée, pour le reste de ma vie, comme je viens de le lui promettre. Mais pour l'instant, il faut que je termine ce que j'ai commencé, là-bas, de l'autre côté de la ville, dans ce bois hanté qui ne me reverra plus jamais après y avoir enterré mon journal. Mon passé sera définitivement derrière moi et je vais enfin pouvoir me consacrer corps et âme à mon avenir qui sera radieux j'en suis sûre…(posant la main sur les ciseaux dans le sac)...Enfin presque…