Le poids du silence.
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La chambre est plongée dans la pénombre. L'opacité des rideaux faisant barrage aux rayons du soleil qui peinent à percer.
Soudain, une mélodie vient bouleverser cette douce cécité. Le réveil retentit. Une main émerge péniblement des draps, cherchant à tâtons l'envahisseur sonore pour le faire taire.
Mais le mal est fait. Les yeux entrouverts distinguent la timide lumière, le corps s'étire péniblement, puis se redresse, prêt à affronter une nouvelle journée.
La salle de bain.
D'un geste las, elle se dirige vers le lieu abritant toutes ses angoisses. Mécaniquement, elle enlève les quelques tissus trop lourds encombrant sa chair. La voilà nue, face à un miroir dont elle préfère détourner le regard et ignorer le reflet, puisque la vérité se cache sous la vasque. Fébrile, elle retire l'objet de sa cachette et le contemple comme si c'était la première fois. Un pied s'avance, puis l'autre, dans l'attente du bourreau. Les aiguilles s'affolent sur la ronde des chiffres, pour enfin se stabiliser. Elle retient son souffle. La sentence tombe.
42.
C'est un nombre fédérateur. Assez haut pour lui éviter les foudres des médecins et les larmes de ses parents, suffisamment bas pour la préserver du sentiment de dégoût qui l'empoigne au contact de sa peau trop lourde.
La journée sera belle.
Un sourire se dessine sur ses lèvres. Elle peut enfin respirer. Satisfaite, elle retourne dans son antre et tire énergiquement les rideaux pour rendre justice au soleil. La pièce s'embrase de lumière, la vie peut commencer.
La cuisine.
L'orchestre symphonique se met à jouer: l'eau frémit dans la bouilloire, le citron zesticule autour du presse-agrumes, les placards s'entrechoquent. Tout ceci n'est qu'une vulgaire mascarade qui sonne faux, et elle le sait. Le poids de chaque aliment est pesé, calculé minutieusement. Elle qui était si mauvaise en mathématiques, la voilà devenue experte en calcul mental, spécialité calories.
Avec un naturel déconcertant, elle fait mine de s'intéresser aux informations télévisées, portant chaque cuillerée de ce petit déjeuner algébrique à sa bouche, lentement mais durement. A la regarder, qui pourrait deviner que chaque bouchée relève de l'exploit physique? Et pourtant, Elle feint la faim.
« Arrête, c'est TROP. »
Obéissant aux ordres d'une conscience tyrannique, elle débarrasse la moitié d'un bol avec peine entamé, et se dirige vers son tapis de sport, prête à en découdre avec ce demi petit déjeuner.
Les gouttes de sueur perlent sur son front. Les endorphines se déchainent dans un moment d'extase où le corps n'est plus qu'une enveloppe fine et tremblotante au rythme des exercices qu'elle s'impose. Et pourtant elle ne parvient pas à ressentir le vide physique. Toujours cette chair l'oppresse et la comprime. Enveloppe injuste et inutile, qui n'a que faire que de ses cadences vindicatives. Son tapis retrouve l'inertie mais son cerveau recherche toujours l'ataraxie.
Frustrée, elle s'empresse de laver cette amatie de vie, sentant la pression monter en elle, l'angoisse quotidienne qui sans cesse renait sous diverses formes, ne lui laissant de répit qu'une fois ses paupières closes.
Elle se tourne vers son dressing et contemple sa garde robe, un brin nostalgique. Comme un coffre que l'on conserve précieusement, sa penderie regorge de souvenirs. Elle renferme les vestiges d'un gloire passée, d'une époque où chaque tenue affirmait l'épanouissement d'un corps aujourd'hui meurtri. Désormais, sa seule préoccupation est d'aboutir à un compromis entre son être et son paraitre. Va pour le pull, et le jogging à l'unanimité.
Enfin, elle est prête.
Prête à partir à l'assaut d'un autre monde. Confiante, elle claque la porte et tourne le dos aux démons imprégnant les murs de son appartement.
L'air marin la gifle de plein fouet, comme pour lui rappeler que la vie reprend ses droits en dehors des frontières que son autorité a dressées.
Exaltée par l'anonymat que les rues procurent, elle déambule dans la masse d'une foule qui la fait se sentir légère, plus vivante. C'est comme si chaque passant ravivait les braises d'une fureur de vivre depuis longtemps éteinte.
Elle s'arrête soudain, croisant un visage familier dans le reflet d'une vitrine en contrejour. La jeune femme lui ressemble, elle la connait, mais elle est incapable de la reconnaitre. Elle se souvient de son sourire accompagné d'une fossette, de l'éclat dans son regard, et se demande si ce souvenir a réellement existé. Elle reprend sa marche, écrasée comme Atlas portant le poids d'un corps trop lourd pour elle.
Le restaurant.
Elle hait ces gens autour d'elle. Elle hait leur légèreté et leur nonchalance, leur manière d'aborder la vie entre deux bouchées désintéressées, quand son cerveau dresse avec effroi l'état des lieux des calories consommées depuis le début de la soirée.
La vie des uns, L'avis des autres. Elle tend une oreille sourde quand l'autre bourdonne des maux assourdissants. Elle écoute sans écouter, travestit son sourire et s'esclaffe devant des anecdotes dont elle ne connait pas le début et n'a que faire de la fin. Elle ne reconnait même plus son rire, et se demande ce qu'elle fait au milieu de ces personnes. Ces personnes qui se font appeler amis mais qui n'entendent pas ses appels à l'aide. Ces amis à qui elle prétexte une fatigue extrême pour pouvoir s'enfuir.
Les toilettes.
Une heure ? Combien de temps pour battre le chronomètre et prendre son estomac de court ? Une bise et le sprint.
Les rues sont éclairées par les néons de bars devant lesquels des groupes d'amis trinquent à la vie.
La vue brouillée, elle bouscule ces formes humaines, priant pour qu'aucune d'entre elles ne reconnaisse le fantôme de la jeune fille dans la vitrine. Elle se félicite de son choix vestimentaire, se disant ironiquement qu'elle passe aussi inaperçu qu'un cambrioleur prêt pour un « braquage d'estomac ». Sortez-tout, videz les coffres.
Que l'infecte commence!
Sa gorge lui hurle d'arrêter ce supplice quand ses ongles s'enfoncent plus profondément dans sa gorge. Chaque percée la lacère un peu plus, chaque pensée s'évanouit, chaque renvoi étouffe ses cris qui ne trouvent écho que dans la vaine plainte qu'ils inspirent.
Elle aimerait tant donner de la voix mais elle suffoque après chaque uppercut. K.O Technique. Elle n'est plus là, seul son corps fait acte de présente, guidé par le rythme d'un poing sans pitié.
Elle n'a pas besoin de pitié. Il suffit de croiser le regard de sa famille pour refaire le stock, tant leurs yeux en débordent. Par moment, elle semble y déceler de faibles lueurs de compassion, voire un éclat d'indulgence, mais ces instants sont si brefs qu'elle ne peut l'affirmer avec certitude.
Fin de la représentation de la troupe intestinale!
Pas de rappel. Encore moins de salut.
Elle se traine jusqu'à son lit, où un sommeil lourd l'attend. L'avantage d'opter pour ce mode de digestion peu conventionnel est la fatigue automatique qu'il génère. A croire que son cerveau lui fait grâce de la troisième mi-temps.
Elle en rirait presque, si seulement elle savait encore rire. Apparemment ce serait lié à son absence d'oestrogène et progestérone, mais elle est persuadée que les hormones n'ont rien à voir avec son absence de vie.
Elle s'écroule.
La Chambre.
Levé du jour. Cacophonie plus connue sous le nom de réveil. Yeux grands ouverts. Muscles tendus. Sprint sur 10 mètres pour s'emparer de l'objet de sa culpabilité. Les deux pieds encrés dans la réalité.
42.
Retour à la case départ. Tout ça pour ça. Elle aurait mieux fait de sauter hier et passer à demain, dormir et rêver d'une personne qu'elle n'est pas. Aucune victoire, juste le constat d'un matin identique à celui de la veille, exception faite d'une gorge mutilée qui lui rappelle qu'hier a existé.
« 41, ça aurait été trop demander? Histoire de consoler mon palais meurtri ?
Même 41,9999 aurait suffit. Tout sauf 42. »
42 est un nombre destructeur. Trop haut pour se le pardonner. Pas assez bas pour la préserver du sentiment de dégoût qui s'empare de son être.
Une larme coule en rappel le long de sa joue. Apparemment, pas besoin d'oestrogène et de progestérone pour réussir à pleurer.
La journée sera noire, et les rideaux tirés, pas de justice pour le soleil.
Elle retient son souffle dans l'espoir d'étouffer. La vie peut bien l'oublier puisqu'elle même ne se rappelle plus pourquoi elle vit.
Autant s'abandonner un peu plus chaque matin sous le coup des nombres, et se délester d'un poids qui joue les sourdes oreilles face aux cris qu'elle pousse en silence.
Un texte dur qui décrit la maladie et l'enferment.
· Il y a plus de 2 ans ·Très original dans la forme, brillant, chapeau à l'auteur(e).
Christophe Hulé