le Pont de Broocklyn

luinel

Deux hommes marchaient sur le pont de Brooklyn, en direction de Manhattan.

-        T’es venu de loin ?

-        Oui. Je suis venu de loin. Très loin.

L’homme qui répondait parlait d’un ton lent, très lent. Il marquait des temps morts entre chaque phrase ou chaque membre de phrase. On ne savait jamais s’il allait continuer ou si son propos allait s’arrêter. Il marchait tranquillement, d’un pas ample et posé. Mais on voyait qu’il savait enchaîner les pas et qu’il pouvait aller loin.

-        T’es venu comment ?

-        C’est toute une histoire. Non, en fait. C’est très simple.

Sam avait rencontré l’étranger au démarrage du Pont, côté Brooklyn. Et même avant. Il l’avait rencontré à l’endroit précis où l’escalier qui vient du dessous du viaduc débouche sur la piste qui se poursuit depuis Adams Street. Les deux voies, piétonnes l’une et l’autre, se rejoignent et s’engagent alors sur le Pont. Sam et l’étranger avaient failli se rentrer l’un dans l’autre. L’un venait de là, l’autre venait d’ici et le heurt avait été évité de justesse. Sam avait dit : « I’m sorry ». L’étranger avait répondu dans sa propre langue : « Y a pas de mal. » Et Sam, en tenue de jogging avait regardé cet homme étrange, vêtu d’une grande houppelande et s’était interrogé. De l’interrogation à la question, il avait fait le pas.

-        Alors, t’es venu comment ?

-        Je suis venu à pied.

A pied ? Etait-ce une plaisanterie ? Maniait-il la boutade parce qu’il voyait Sam qui après avoir traversé le pont en courant dans un sens, repartait tranquillement en marchant dans l’autre sens ? L’homme pourtant n’avait pas ajouté : « comme toi ». Sam en était persuadé, l’étranger ne se moquait pas de lui.

-        Je voyage toujours à pied.

-        Routard ? s’étonna Sam. Kérouac et les autres, eux c’était en voiture…

-        Je voyage à pied pour conserver ma liberté. Ici ou là, sur telle partie du monde ou sur telle autre, j’ai toujours marché.

-        Mais en Amérique, la voiture est reine…

-        Je viens d’arriver. Ou presque. Et ma méthode n’est pas si mauvaise, puisque pour aller à Manhattan, il y a cette passerelle…

-        C’est quoi une « passerelle » ?

Sam ne connaissait pas le mot.

-        C’est un pont pour les gens comme toi, comme moi. Ceux qui courent, ceux qui marchent. Ceux qui vont à pied. Quoi qu’il arrive.

Pourtant des voitures, il y en avait. Une circulation monstrueuse, bruyante, puante. Un défilé incessant qui s’écoulait des deux côtés de la voie piétonne. En contre bas. Les piétons marchaient à la fois sur une passerelle et au milieu des voitures. Ils étaient nombreux. Au fur et à mesure que Sam et son compagnon avançaient, le flot de piétons augmentait. Et si l’on jugeait par le bruit, celui des voitures aussi.

-        Qu’as-tu dans la main ?

-        Et toi, que portes-tu au poignet ?

-        Au poignet ? Moi, c’est une montre-chrono. Ca me permet de mesurer mon temps, et de contrôler mon rythme cardiaque quand je cours… ou quand j’ai fini de courir. Je surveille mes performances. Et toi alors ?

-        Moi, c’est un bâton que je tiens à la main.

-        Un bâton, oui, je le vois bien, mais pourquoi si grand ? C’est une arme ? Au cas où… ? Si tu tombes sur des mauvais garçons, des voyous, des gugusses mal intentionnés ?

-        Non ! Un bâton pour m’aider à marcher. Tout simplement.

-        Une canne, quoi !

-        Non un bâton. Comme tous les pèlerins. Comme tous les pèlerins depuis le fond des temps. Et jusqu’au fond des temps.

-        C’est…

Et pour la première fois l’étranger fut plus rapide. Il coupa la parole à Sam.

-        Ce bâton, il m’aide à mille et une choses. A me soulager quand la fatigue me gagne. A sonder le terrain quand le chemin est incertain. A servir de barre d’appui à l’enfant que je prends sur le dos – à l’occasion.

-        Tu prends des enfants sur le dos ?

-        Pourquoi pas si cela permet au petit de franchir une rivière ou un fossé qu’il ne franchirait pas tout seul ? J’aide aussi comme tout le monde, des aveugles à traverser des rues.

-        Tu es donc toi-même un pont, si je comprends bien.

L’étranger sourit, étonné – regardant Sam droit dans les yeux. Manifestement, il n’avait jamais songé à cette comparaison.

-        D’après toi, c’est le pont l’essentiel, ou c’est celui qui l’emprunte ?

-        Tu vas le savoir dans quelques instants. Tu vas découvrir Manhattan.

-        Oui. Manhattan.

Ils avançaient désormais vers le premier pilier du pont. Là où sont tenus les câbles de cet ouvrage suspendu. Et les dizaines de filins de suspension qui descendaient des quatre gros câbles dessinaient devant eux une espèce d’immense toile d’araignée. Cela constituait sur le ciel comme le calque quadrillé d’un graphiste. Dans la confusion des bruits, des mouvements, une construction plastique s’esquissait. Cela mettait de l’ordre. A l’expression de ses yeux, on comprenait que l’étranger n’avait jamais rien vu de semblable. Il marchait tête droite, regard fixe, manquant à tout instant de heurter des passants, des joggers, des cyclistes qui circulaient dans les deux sens.

-        Attention ! lui dit Sam, en le prenant par le coude au moment où un vélo sûr de son droit avançait à vive allure sur le couloir de la passerelle qui lui était réservé.

-        Tant de gens – murmura alors l’étranger. Tant de gens…

Le temps était clair et la lumière qui venait de derrière, rayonnait dans le ciel.

-        T’es venu pour quoi ?

-        Pour voir. Pour Manhattan.

-        C’est la première fois ?

-        C’est la première fois que je vois ce Manhattan là.

Ses réponses n’étaient jamais simples. Et c’est pourquoi Sam avait envie de l’interroger, et c’est pourquoi il continuait à lui poser des questions – plutôt que de repartir en courant jusqu’à son bureau.

-        Mais tu connais les villes modernes ?

-        Je connais toutes sortes de villes. J’ai beaucoup marché, voyagé, visité. J’ai…

Et c’est à ce moment là, parvenu à la plateforme du pilier, que la vue de Manhattan s’offrit à lui dans toute son étendue et sa splendeur : posée sur la baie, dans un écrin de lumière et de reflets aquatiques, dressée en deux groupes l’un sur Downtown, l’autre sur Middletown, une multitude de tours hérissées vers le ciel. La géométrie de ces formes complétait le quadrillage des câbles et des filins du pont comme si une main avait organisé cette profusion de lignes. L’étranger s’arrêta, souffle coupé comme les dizaines de passants, touristes ou new-yorkais, qui effectuaient le même chemin. Sam dit d’un ton goguenard et fier à la fois :

-        Pas mal, hein ?

Oui, pas mal.

-        C’est fou ce que les hommes sont capables de faire !

-        C’est une ville à part.

-        Non. Pas à part. C’est une ville, une construction humaine. De tout temps quand on approche d’une cité, on a ce type de vue… Un cœur dense de bâtiments, regroupés, rassemblées comme une nichée d’oiseaux. Une ville, c’est toujours un nid.

-        Oui, mais quand même Manhattan, c’est autre chose !... Si tu connais d’autres villes…

-        J’en connais mille autres.

-        … tu verras la différence. Cette ville, on la compare à une pile.

Ils avançaient au milieu du pont désormais, suspendus au dessus de l’East Rivière. La pointe de Manhattan au sud se rapprochait d’eux avec ses tours noires et froides. Mais à droite, là bas, au-delà du deuxième pont qui semblait mêler ses propres filins à ceux du pont de Brooklyn, Middletown demeurait lointaine et d’une apparence presque onirique. Toutes ces constructions affichaient une palette de couleurs douces et claires et comme les multiples tours semblaient monter vers la plus haute située au centre, l’ensemble présentait une apparence de grande harmonie. Une cité médiévale avec ses tours et ses clochers donnait la même impression.

-        Tu as mis longtemps ?

-        Je marche lentement. Mais sais-tu d’où je viens pour me poser une telle question ?

-        Non, tu n’as pas répondu quand je t’ai questionné à ce sujet.

-        Je viens de mille autres villes et je vais vers mille autres villes. Certaines que tu connais peut-être, Rome, Paris, Prague, San-Gimignano… D’autres que tu ignores, d’autres Paris, d’autres Rome, d’autres Prague, d’autres San-Gimignano…

Sam ne savait plus très bien où il en était. Ces propos étranges le déconcertaient, l’intriguaient. L’étranger était bavard à sa façon, mais voulait-il vraiment se raconter, répondre aux questions ?

Des joggers continuaient de passer dans un sens et dans l’autre. Sam en salua un cordialement.

-        Hie John !

-        Salut, Sam. T’as arrêté ton jogging ? Coup de pompe ? Allez viens, on repart.

-        Non, non je suis avec quelqu’un.

-        Ok.

Certains passants regardaient l’étranger, jetaient un œil étonné sur son accoutrement mais la plupart poursuivaient leur chemin sans se retourner ; ils préféraient regarder la vue sur la ville, prendre des photos, tapoter sur leur téléphone, doubler d’autres piétons ou se garer des vélos trop rapides. Pourtant Sam ressentait l’existence d’un décalage certain entre cette scène traditionnelle des piétons du pont de Brooklyn et ce piéton là, l’étranger. Il était avec eux mais lointain ; il avait été saisi de l’étonnement inévitable qu’on connait en arrivant face à Manhattan, il était sous le charme comme tout un chacun mais en même temps il semblait détaché. Pas blasé, non, au contraire, mais discordant. Pas dans le moment.

Alors une question surgit dans la tête de Sam. Absurde, incongrue. Elle était pourtant trop évidente pour qu’il puisse la retenir en retrait de ses lèvres. Elle éclata après un petit moment de silence entre eux deux, empli de la rumeur des voitures qui passaient en dessous :

-        T’es venu de quand ?

Au moment même où Sam formulait la question, il sut qu’il n’aurait pas de réponse. Pas de réponse autre que : « je suis venu d’avant et je vais à plus tard ». Parce que la question cherchait trop à percer le mystère de l’irrationnel.

Là-bas en face Manhattan grouillait. Des immeubles en désordre, des foules en désordre, une circulation en désordre, un foisonnement d’énergies, de mouvements, une agitation incessante. Les passants, les voitures du pont de Brooklyn en donnaient un certain échantillon. On venait y courir entre deux rendez-vous professionnels pour brûler un peu plus l’énergie disponible. Mais pendant quelques instants Sam avait perçu par la présence de cet étranger une autre dimension, un grain de stabilité, peut-être d’éternité dans cette ville qu’il croyait unique. Un point commun avec le reste du monde.

Ils étaient arrivés au deuxième pilier du pont, posé sur la rive de Manhattan, ils allaient amorcer la descente vers la ville. A la dernière question, l’homme avait répondu

-        Je viens d’ailleurs et je n’ai pas fini.

Puis il s’était perdu dans la foule qui sur la terrasse du deuxième pilier mitraillait la vue à l’aide d’appareils photos. Accoudé au parapet, l’étranger avait sorti un carnet et s’était mis à dessiner. Dans son carnet on voyait un tas de pages griffonnées, des silhouettes de villes, de bâtiments, de mondes. Maintenant il croquait le panorama sur Middletown, cette ville qu’il avait qualifiée de cité médiévale.

Alors Sam s’éloigna. Il remit ses écouteurs de baladeur aux oreilles, reprit son jogging et appuya sur une touche. Le gospel qu’il avait écouté à l’aller, retentit de nouveau dans sa tête

Battements, rythme et quelques voix chaudes et chantantes.

-        T’es venu de loin ?

-        Oui, de loin.

-        Tu as mis longtemps ?

-        Très longtemps.

-        Comment t’appelles-tu ? Comment t’appelles-tu ? Comment t’appelles-tu ?

 

T’es venu de loin ? Paroles: Louis Amade. Musique: Gilbert Bécaud 1964

 

Paris, le 14 septembre 2012

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