le prétexte

Capucine De Chabaneix

Elle doit le retrouver vers quatorze heures chez lui, pour récupérer quelques affaires qu’elle a laissées depuis deux ans. Elle s’est boudinée dans sa jupe monoprix du 52, un élastique et un tube en tissu noir bas de gamme. Elle se regarde dans la glace.

Affreuse ! ça va lui faire un choc...

A sa sortie d’hôpital on l’a transférée à la campagne. Elle végète avec les autres malades dans cet institut depuis un an. Ses doses de médicaments commencent à baisser, mais tout est si lent.

Le psychiatre lui a donné une permission de sortie, en lui suggérant d’essayer de renouer avec ces amis, que ça serait bien de reprendre une « vie sociale ».

Machinalement elle a composé son ancien numéro de téléphone, comme si rien ne s’était passé.

Il n’avait pas déménagé.

Elle entend régulièrement ces chansons à la radio. Et puis aussi celle qu’il lui a écrite quand elle est partie en fumée, celle qui fait mal, celle qu’elle ne comprends pas, parce qu’il chante qu’elle compte plus que tout, alors qu’il n’a fait aucuns signes depuis qu’elle est tombée malade.

 En face son vide à elle, intersidéral, vide social, familial, amoureux, professionnel, que viennent combler des pilules de toutes les couleurs avec des noms pleins de X et de Y, des noms qui font peur, des noms qui font fuir.

Dans le train elle observe les gens, les vrais, ceux qui travaillent, qui téléphonent à leurs amis, qui s’inquiètent de la fièvre de la petite, ceux qui ont un emploi du temps. Une femme se remaquille les paupières pour la troisième fois. Un homme s’appuie sur son attaché-case et lit un « Madame Bovary » tout corné, avec une vieille illustration façon années cinquante sur la couverture. La campagne cède vite place à la banlieue, le paysage défile irrémédiablement à travers les vitres, dans un ordre placide qui la rassure.

Gare de Lyon, elle a ses repères dans cette foule grouillante du week-end. Elle prends le métro, et c’est comme si c’était comme avant, sauf qu’elle transpire déjà avec ses vingt kilos de trop et cette chaleur de début mars imprévue. Les femmes sont minces et perchées sur des talons improbables. Elles trottinent facilement dans les couloires. Elle avait aussi des chaussures sexy et des mini-jupes, avant. Elle est obligée de s’arrêter reprendre son souffle. Elle n’a plus l’habitude de marcher comme ça.

En sortant du métro, elle s’arrête deux minutes, sur l’invitation d’un puissant rayon de soleil. Elle aime cette odeur de poussière typiquement parisienne, qui lui rappelle son insouciance, une certaine liberté, il n’y a pas si longtemps de ça.  

Elle est devant sa porte d’immeuble, le code d’entrée lui est revenu instantanément, elle qui croyait son cerveau complètement grillé.

Elle monte péniblement les cinq étages, et frappe trois petits coups, c’était leur signal, quand elle revenait de ses journées épuisantes de photo. Comme pour se dire que maintenant on allait se retrouver, enfin, dans la douceur, dans la tranquillité. Son coeur bat très fort, juste avant qu’il n’ouvre la porte.

-Entre, je suis tellement content de te voir !

-salut.

Il lui tapote l’épaule, mais ne l’embrasse pas. Un grand sourire se fige sur le bas de son visage une fois qu’il l’a dévisagé de haut en bas. Il ne l’a pas vu depuis deux ans. Deux ans de camisole chimique tracées sur son corps maintenant déformé.

L’appartement sent la rose. Elle regarde le mur : des dizaines de photos de lui et d’une femme brune mince et jeune.

-C’est qui ?

-Anita...

Il ne quitte pas son sourire.

Le soleil s’est voilé. Elle regarde par la fenêtre les fleurs mortes dans la jardinière.

-Tu veux boire quelque chose ? J’ai du thé...

Elle n’arrive plus à parler. Elle regarde ses pieds.

Il s’est mis à pleuvoir. Une giboulée, une grosse. Maintenant elle a froid. Elle le regarde, ses bras, son corps, grand, dans lequel elle avait sa place, avant.

-J’ai mon train, je dois y aller...

Il n’a pas insisté, il est allé cherché les sacs plastiques deux, bourrés à craquer.

Des cd, des chaussettes dépareillées, un cahier où elle écrivait, avant, et un jean du 38. Elle prends le cahier, une photo glisse parterre. Elle la regarde. C’est un portrait d’eux deux en pieds, de profil. Ils fument une cigarette, la nuit. Ils se regardent dans les yeux, un sourire entendu, désinvoltes, fiers, invincibles, beaux.

Elle a jeté un oeil dans la deuxième pièce, par la porte ouverte. Il avait acheté un nouveau lit, et une télévision design. Il avait enlevé les étagères qu’elle avait posées sur le mur, pour ranger ses livres. Lui ne lit pas.

-Et tu continues la photo ?

-Oui.

Elle ment. Elle est incapable de prendre une photo. Pour qui, pour quoi ? Est-ce qu’elle saurait encore mettre la pellicule dans le boîtier ? Peut-être juste ça...

Elle a remit son manteau et a ramassé les sacs.

-Bon, alors rentres bien.

Elle ne l’a pas embrassé, elle ne s’est pas retournée. Les giboulées se déchaînent sur son corps sans parapluie.

Elle marche tout droit devant elle, oublie de descendre dans le métro. Elle jette les sacs dans la première poubelle venue, ils sont beaucoup trop lourds à porter.

Elle est assise dans le train qui la ramène à Montargis. Des millions de traits zèbrent la vitre, des gouttes d’eau qui se fracassent en silence, innocentes, autant de larmes qui ne couleront pas sur ses joues inexpressives, insensibles, indolores, ses grosses joues de Lapin bourrées de neuroleptiques.

Elle vient de perdre le dernier fil  qui la reliait à quelque chose.
Puis la nuit est tombée juste quand elle est arrivée pour signer la fin de sa permission dans le bureau des admissions.

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