Le privé conjugal
Jean Louis Bordessoules
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Le privé conjugal
Jean-Louis Bordessoules
(bordessoules@orange.fr)
Comédie
(30 minutes environ)
Tout public
Résumé
Alain Lemarchand est tombé amoureux fou d'une très jeune femme. Il souhaite faire suivre sa femme, Françoise et prouver qu'elle le trompe (si elle le trompe !) pour pouvoir divorcer à son avantage et épouser sa jeune dulcinée. Son ami Jean-Paul Sivoni est sceptique mais Alain a fait tout de même intervenir le propre fils de Jean-Paul, Sylvain qui vient tout juste de créer son agence de détective privé. Il est son premier client. Alain a reçu par internet le rapport de Sylvain et semble déçu. Il téléphone à son ami Jean-Paul pour s'en ouvrir à lui avant de recevoir Sylvain et faire le point.
Distribution
(2 hommes)
Alain Lemarchand (chef d'entreprise, veut divorcer sans perdre un centime, est fou amoureux d'une très très jeune femme)
Sylvain Sivoni (détective privé débutant, fils d'un ami proche d'Alain Lemarchand)
Costumes et décor
Costumes contemporains, ceux que l'on peut porter au quotidien.
L'action se situe dans le bureau d'Alain Lemarchand. Le bureau et son fauteuil, un téléphone, quelques dossiers et papiers, si possible un ordinateur. Deux sièges visiteurs en face.
Quelques accessoires que Sylvain remettra peu à peu à Alain : la note du taxi, la tapette à souris, le tire-bouchon, le tournevis, la note du café, la note de l'hôtel, les places de théâtre et la note de restaurant.
ACTE UNIQUE
Scène 1 : entrée de Sylvain dans le bureau d'Alain
ALAIN (au téléphone à sa secrétaire) – Maryse ? Bon, écoutez-moi bien : dès que le stagiaire est arrivé, vous me l'envoyez vite fait que je m'en débarrasse. D'accord ? Juste après je dois recevoir le fils de mon ami Sivoni, le jeune détective privé, que vous ferez patienter un peu. D'accord ? Quant au stagiaire, il va m'entendre, je n'aime pas les gens en retard, ah, d'ailleurs le voilà... vous vouliez me dire quelque chose, Maryse ? Ecoutez, pas le temps, vous me le direz plus tard ! (il raccroche) … Bonjour, jeune homme. Vous êtes en retard, il faudra éviter que cela se reproduise. D'accord ? Le temps que je remette la main sur votre dossier et nous procédons à l'entretien. D'accord ? Ce sera bref, rassurez-vous...
SYLVAIN – Je vous prie de bien vouloir m'excuser, j'ai probablement mal noté l'heure du rendez-vous...
ALAIN – Pas moi. Ah ! Voici votre dossier. Bon, j'y ai jeté un œil, c'est un peu léger, je ne vous le cache pas. D'accord ? Mais nous ferons avec...
SYLVAIN – Cela ne représente que la stricte vérité, monsieur. Je ne me serais pas permis d'inventer pour valoriser mon dossier à vos yeux.
ALAIN – Et vous avez bien fait. Je préfère l'honnêteté. D'accord ? De toute façon, cela n'a guère d'importance. Vous avez plus besoin de nous que vous de nous...
SYLVAIN – d'nouk'voud'nou ? Heu...
ALAIN – Et idiot, en plus... (le téléphone sonne) Ah, excusez-moi, je dois répondre, c'est un appel que j'attendais. D'accord ? Asseyez-vous, restez pas planté là comme un menhir. (Alain décroche) Salut Jean-Paul, ça va ? (…) A peu près, je te remercie. Et Catherine va bien elle aussi ? ... Bravo, vous avez raison. (…) Moi ? Comme un jeune homme, mon vieux ! Depuis que je fréquente Lola c'est l'amour fou, comme dans les films américains, d'accord ? (…) Si, si, je t'assure, j'ai l'impression d 'avoir rajeuni de 10 ans, mon vieux ! (…) Je sais, je sais, ça en fait encore 20 d'écart avec Lola, mais je m'en fous. Et arrête de rigoler, je t'en prie, je suis sérieux. D'accord ? (…) Françoise ? Eh bien écoute, ce n'est pas compliqué, je ne lui en ai pas encore parlé, mais j'envisage sérieusement le divorce. (…) A ses torts, bien sûr ! C'est pour ça que j'ai demandé à ton détective privé de fils de travailler pour moi. D'accord ? (…) Non, non, ne me remercie pas. Il faut bien donner leur chance aux jeunes qui débutent. D'accord ? (…) Si je suis sûr de mon coup ? A peu près. Surtout que depuis quelques jours elle a changé de comportement. Elle s'habille plus jeune, elle se maquille à nouveau, elle est plus séduisante... je ne la reconnais plus. On dirait qu'elle a rajeuni de 10 ans elle aussi ! Si ce n'est pas une preuve qu'elle a un amant, je ne sais pas ce qu'il te faut. D'accord ? (…) Ce n'est pas vraiment une preuve, je sais, mais quand même. A propos, merci encore de me couvrir pour mardi et mercredi derniers. Pour tout le monde j'étais avec toi au salon de la communication, bien évidemment ! D'accord ? (…) Bon, mais je ne t'appelais pas pour ça. Sylvain, ton fils, m'a fait parvenir hier soir par mail son premier rapport. D'accord ? Que je trouve un peu succinct. Alors je lui ai demandé de passer à mon bureau pour essayer d'améliorer ça. D'accord ? Je vais jouer un peu comme le prof qui veut corriger un devoir d'élève. Je voulais juste te prévenir : il se peut que je le secoue un peu, mais c'est pour son bien, pour l'aider à devenir un bon professionnel. D'accord ? Et il ne faudra pas que tu m'en veuilles. (…) Merci, je savais que tu comprendrais. Allez, je te laisse, et je te rappelle d'ici un moment quand il sera parti, pour te dire comment ça s'est passé. D'accord ? Salut vieux ! (il raccroche et s'adresse à Sylvain qu'il a pris pour un autre) Bon, à nous deux maintenant. Vous pouvez retourner à l'accueil, ma secrétaire a toutes les instructions, elle va s'occuper de vous. D'accord ?
SYLVAIN (qui ne comprend pas tout) – Votre secrétaire ? Bien... Alors au revoir, monsieur Lemarchand. (il sort)
ALAIN (téléphone à sa secrétaire) – Maryse, vous pouvez faire entrer le fils de mon ami Sivoni. D'accord ? J'en ai fini avec le stagiaire. Celui-là, vous l'envoyez au chef d'atelier, il saura quoi en faire. D'accord ? Merci. (…) Comment ça « encore ? » Faites ce que je vous demande et abstenez-vous de réfléchir, c'est mon boulot, pas le vôtre ! D'accord ? (il raccroche) Non mais, pour qui elle se prend, celle-là !
SYLVAIN (qui revient) – Hum, hum... C'est encore moi, monsieur Lemarchand.
ALAIN – Encore vous !? Il me semblait bien que cette gourde de Maryse n'avait rien compris ! Alors je suis désolé pour vous, ce n'est pas vous que j'attends. D'accord ? Vous, vous allez trouver le chef d'atelier qui va s'occuper de votre stage. Et au passage, vous dites à Maryse, ma secrétaire de faire entrer M. Sivoni. D'accord ? Merci et au revoir.
SYLVAIN – Puis-je vous montrer quelque chose, monsieur Lemarchand ?
ALAIN – Heu... Si vous y tenez, mais vite.
SYLVAIN – Il s'agit juste de ma carte d'identité...
ALAIN – ... Nom de Dieu ! Vous êtes Sylvain, le fils de Jean-Paul ! Et moi qui vous ai pris pour le stagiaire ! Je suis vraiment confus. Vous m'en voyez terriblement désolé. Et quand je pense que justement j'ai eu devant vous votre père au téléphone qui me demandait comment s'était déroulée votre première mission...
SYLVAIN – J'ai cru comprendre que vous avez reçu mon rapport par mail...
ALAIN – Je l'ai bien reçu, je vous remercie. Vous imaginez bien que je l'attendais avec impatience et que j'en ai pris connaissance avec avidité. D'accord ? Mais, je dois vous l'avouer, je l'ai trouvé un peu léger. C'est d'ailleurs ce que j'ai dit devant vous à votre père au téléphone. J'attendais plus de détails, davantage de choses.
D'accord ? C'est pourquoi je me suis permis de vous demander de passer à mon bureau, pour pouvoir vous poser les questions qui me sont venues. D'accord ?
SYLVAIN – Je vous prie de bien vouloir m'excuser. Je n'ai pas voulu vous ensevelir sous des pages et des pages de rapport, et j'ai probablement résumé un peu trop.
ALAIN – Simple défaut de jeunesse, ne vous inquiétez pas ! Et ça tombe bien que votre papa soit mon ami. Nous prendrons cette mission comme un galop d'essai qui vous aidera à mieux faire avec votre prochain client. D'accord ?
SYLVAIN – Je vous remercie de votre indulgence. Et vous pouvez compter sur moi pour répondre à toutes vos interrogations. J'ai, par chance, une mémoire tout à fait exceptionnelle...
ALAIN – Je n'en doute pas. Alors testons la, cette mémoire exceptionnelle ! D'accord ? Première question : comment avez-vous trouvé ma femme ?
SYLVAIN (un peu interloqué) – Comment j'ai trouvé votre femme ?
ALAIN – Oui, vous avez bien compris. Alors ?
SYLVAIN (gêné) – Eh bien... vous me gênez un peu. Madame Lemarchand n'est pas de ma génération et il m'est difficile de porter un jugement objectif. Néanmoins, elle me semble être une femme tout à fait séduisante et bien conservée pour son âge (réalisant sa gaffe) ... enfin je veux dire... elle ne manque pas d'attraits. J'ai noté d'ailleurs que les hommes se retournent sur son passage, ce que je comprends tout à fait...
ALAIN – Mais je m'en fous de comment vous la trouvez ! C'est ma femme, pas la vôtre ! Et si je fais des jaloux, eh bien tant mieux. D'accord ? Ce que je vous demandais, c'est comment vous l'avez trouvée ! D'accord ? De quelle manière vous l'avez trouvée ! Votre rapport commence à 15 heures lorsqu'elle entre au BHV. D'accord ? Vous aviez rendez-vous avec elle là-bas ? Vous avez une boule de cristal qui vous disait qu'elle y était ? Qu'a-t-elle fait avant ? Hein ? Voilà ce que je veux savoir, tout simplement. D'accord ?
SYLVAIN – Pardonnez-moi, j'ai mal interprété votre question. C'est un manque de précision de ma part. En fait, je me suis posté devant votre domicile dès 7 heures du matin. Je vous ai vu sortir vers 8 h 30, probablement pour vous rendre à votre travail, puis, vers 9 h 30 une dame est entrée, j'ai supposé qu'il s'agit d'une employée de maison...
ALAIN – Exact. C'est Marie qui vient chaque matin pour s'occuper de la maison. Le ménage, la cuisine, etc. D'accord ?
SYLVAIN – Puis plus rien jusqu'à ce qu'un taxi vienne prendre votre épouse en charge vers 14 h 45. Personne d'autre n'est entré et votre épouse n'a pas mis le nez dehors. J'ai donc pris moi-même un autre taxi pour suivre votre femme. Voici d'ailleurs la facture du taxi que j'ai fait figurer dans ma petite note de frais...
ALAIN – Soit. C'est ainsi qu'il en était convenu. Mais vous n'avez pas votre propre véhicule ?
SYLVAIN – Si, mais j'ai préféré venir à pieds, ne sachant si madame Lemarchand allait partir à pieds, en voiture, en métro, en bus... Et puis le stationnement est quasiment impossible dans votre quartier et dans toute la ville.
ALAIN – C'est vrai. Il n'y a que dans les films que les gens trouvent comme par hasard une place libre exactement où ils le désirent... Bref, nous voici au BHV. D'accord ? Là, on commence à trouver du concret dans votre rapport.
SYLVAIN – Je vous remercie.
ALAIN – De rien. Voyons... je le reprends ce fameux rapport. Vous dites qu'elle s'est d'abord rendue au rayon jardinerie où elle s'est entretenue avec un vendeur. D'accord ?
SYLVAIN – Tout à fait. J'ai ensuite habilement fait parler le vendeur, lequel m'a appris quelle s'est renseignée sur la mort-aux-rats et autres poisons pour rongeurs. Elle aurait cité une « connasse de souris » dont elle souhaite se débarrasser... Pour une seule souris, le vendeur lui a conseillé une simple tapette, mais elle aurait rétorqué que cette souris-là ne s'intéresse pas aux tapettes mais plutôt aux gros rats lubriques... Ce qui l'a d'ailleurs beaucoup amusé et il s'est fait un plaisir de me le répéter.
ALAIN – Et elle a acheté quoi ?
SYLVAIN – Rien. Elle a dit qu'elle allait réfléchir. Par contre, voici la tapette que j'ai dû acheter pour ne pas avoir l'air louche. Elle figure également sur ma note de frais.
ALAIN – Une tapette ? Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'une tapette ?
SYLVAIN – Je ne sais pas. En tout cas, elle vous appartient... C'est vous qui la payez.
ALAIN – Passons. Ensuite, vous notez qu'elle s'est rendue au rayon ménager. D'accord ?
SYLVAIN – Elle s'est plus précisément intéressée aux ustensiles de cuisine et aux couteaux.
ALAIN – C'est bien ce que j'ai lu.
SYLVAIN – Elle s'est encore entretenue avec un vendeur, et lui a demandé les différences entre les différents couteaux : couteau à trancher, à découper, à désosser, etc.
ALAIN – Parce qu'il y a des différences importantes ?
SYLVAIN – Bien sûr ! Nous abordons cela dans notre formation pour identifier les blessures sur les cadavres. Le couteau à trancher possède une belle grosse lame bien longue et bien épaisse pour couper la viande bien droit, le couteau à découper, au contraire doit avoir une lame plus petite, bien pointue, pour aller chercher le cœur des articulations et couper les tendons et cartilages pour séparer les membres sans déchirer les chairs. Quant au couteau à désosser, c'est le plus effilé, le plus raffiné, celui qui permet de séparer les os de la chair avec le maximum de précision... mais mon préféré...
ALAIN – Stop ! Arrêtez, j'ai l'impression que vous parlez de moi. D'accord ? La suite ?
SYLVAIN – Je suis à nouveau allé interroger le vendeur. Elle n'a rien acheté et a dit vouloir encore réfléchir. Mais quand le vendeur lui a demandé ce qu'elle comptait faire, elle a parlé d'un vieux cochon. Il a trouvé cela bizarre de la part d'une femme élégante et raffinée comme elle, vous imaginez !
ALAIN – J'imagine...
SYLVAIN – Tenez, voici le couteau que je me suis senti obligé d'acheter pour ne pas intriguer le vendeur. Il figure aussi sur ma petite note de frais.
ALAIN – Une petite note de frais qui s'allonge et devient de moins en moins petite ! Et qu'est-ce que j'en fait, moi, de ce couteau ? Je découpe la souris que je vais attraper pour la cuisiner ?
SYLVAIN – Cela fait partie du métier, monsieur Lemarchand. Imaginez quelle se soit rendue dans une parfumerie ou chez un fourreur... la note de frais aurait été tout autre.
ALAIN – Ne parlez pas de malheur. Bien, ensuite, vous signalez qu'elle est allée au rayon bricolage. D'accord ? Décidément, je ne la reconnais plus. Sa liaison lui a fait tourner la tête.
SYLVAIN – Quelle liaison ?
ALAIN – Celle que vous n'avez pas encore découverte... mais nous y reviendrons. Poursuivons.
SYLVAIN – Elle s'est renseignée sur les systèmes anti-effraction pour les propriétés individuelles. Elle a évoqué une chienne en chaleur. Le vendeur lui a dit qu'il existait des produits inoffensifs destinés aux animaux au rayon animalerie. Elle aurait rétorqué que c'était inefficace pour ce type de chienne, qu'il fallait du costaud pour lui faire passer le goût de revenir. Elle est partie semble-t-il déçue, en marmonnant qu'elle allait se débrouiller avec l'installation électrique.
ALAIN – Vous savez que cela commence à m'inquiéter ?
SYLVAIN – C'est un sentiment que je partage. Le vendeur en a été choqué et ne s'est pas privé de me rapporter leur dialogue. Je me suis permis de vous acheter un petit outil multi-services que vous trouverez sur ma note de frais. Il fait pinces, tournevis, lime, ciseau, scie, décapsuleur et, bien sûr, le plus utile, tire-bouchon. Tenez, le voici...
ALAIN – Je ne sais pas si je dois vous remercier. Enfin, ça peut toujours servir. Pour réparer une tapette à souris, par exemple... Bien. Ensuite, je vois que vous notez que mon épouse regagne le domicile vers 19 heures. C'est bien cela ?
SYLVAIN – Tout à fait. Seule. Personne ne l'a accompagnée. Voici à ce propos la note de taxi pour ce retour. Elle figure aussi sur ma petite note de frais.
ALAIN – Bien sûr, bien sûr. Votre « petite note de frais ». Bon. Maintenant, est-ce que je peux vous poser une question, Jeune homme ?
SYLVAIN – Je vous en prie, monsieur Lemarchand.
ALAIN – Je souhaite donc vous poser une question à laquelle j'attends une réponse franche et limpide. D'accord ? Vous êtes prêt à jouer le jeu ?
SYLVAIN – Écoutez, je ne sais pas quelle question vous souhaitez me poser, mais je veux bien m'engager à vous répondre en toute franchise.
ALAIN – Alors allons-y. Jeune homme, voici ma question (changeant de ton) : est-ce que vous vous foutez de ma gueule ?
SYLVAIN – ...?
ALAIN – Vous avez peut-être mal entendu ? Vous souhaitez que je reformule ?
SYLVAIN – Euh... Non, je ne crois pas...
ALAIN – Comment dois-je comprendre votre réponse ? Non, vous ne croyez pas que je doive reformuler, ou bien non, vous ne croyez pas vous foutre de ma gueule ?
SYLVAIN – Eh bien vous n'avez pas besoin de reformuler, c'est très clair même si c'est un peu surprenant. Et ma réponse est que je ne me permettrais pas de me moquer de vous. A double titre. Vous êtes mon client et de surcroît un ami de mon père qui m'a fait l'honneur de me faire confiance pour ma première affaire.
ALAIN – C'est bien ce qu'il me semble. Alors ?
SYLVAIN – Alors quoi ?
ALAIN – Rien ne vous choque dans votre rapport ? Vous n'avez rien oublié d'important, voire d'essentiel ?
SYLVAIN – Non... je ne pense pas.
ALAIN – Reprenons. Si j'en crois votre document, mon épouse Françoise a discuté avec 3 vendeurs au BHV. D'accord ? Pour un être normalement constitué, cela n'a pas dû lui prendre plus d'une trentaine de minute. Nous sommes d'accord ?
SYLVAIN – Euh... Oui, environ.
ALAIN – Nous ajoutons à cela environ le même temps pour l'aller-retour en taxi, ce qui nous fait un total d'une heure. D'accord ?
SYLVAIN – Votre évaluation me semble à peu près juste.
ALAIN – Bien. Or, si j'en crois votre rapport, mon épouse a quitté le domicile vers 15 heures pour y revenir vers 19 heures. Soit 4 heures d'absence. D'accord ?
SYLVAIN – C'est tout à fait exact.
ALAIN – Et vous ne voyez pas où je veux en venir ?
SYLVAIN - ...
ALAIN – Sur ces 4 heures, vous n'en justifiez qu'une ! D'accord ? Qu'est-ce qu'elle a foutu le reste du temps ? Vous pouvez me le dire ?
SYLVAIN – Euh... je ne sais pas...
ALAIN – Fabuleux ! Vous vous prétendez détective privé, vous me dites que vous ne lâchez pas ma femme de la journée, et je me retrouve avec un trou, un gouffre de 3 heures dans son emploi du temps ! D'accord ? Et à part ça, vous ne vous foutez pas de ma gueule ! Alors ?
SYLVAIN – Je ne sais plus exactement...
ALAIN – On progresse ! Tout à l'heure vous ne saviez pas, maintenant vous ne savez plus exactement. Allez, encore un petit effort, monsieur le détective privé qui se vante d'avoir une mémoire exceptionnelle !
SYLVAIN – Exceptionnelle, ça ne veut pas dire infaillible... Il m'arrive d'oublier des choses. Tenez, hier soir, j'ai oublié d'éteindre la lumière dans les toilettes. Vous voyez...
ALAIN – Et vous croyez que cela va me suffire comme explication, peut-être ? Vous voulez que je vous aide un peu ? Et même si votre mémoire à flanché, vous aviez votre appareil photo, celui qui vous a permis de montrer ma femme dans le taxi, avec les vendeurs du BHV – un peu trop dragueurs à mon goût, d'ailleurs – puis dans le taxi du retour. D'accord ? Mais aucune photo entre les deux. Bizarre, non ? Et puis vous devez avoir un dictaphone ou au moins un carnet pour noter les heures et les lieux, non ? Et rien à dire sur ces 3 heures ? Alors ?
SYLVAIN – Eh bien, euh... Il me semble me souvenir qu'elle a pris un café à la terrasse d'une brasserie.
ALAIN – Trois heures pour boire un café ! Au moins elle n'a pas dû se brûler ! … Parce que figurez-vous que j'ai compris, monsieur le détective privé. D'accord ? Oui, ne faites pas cette tête de poule ayant pondu un tire-bouchon, j'ai tout compris. Je sais ce que vous cachez, et je vais vous aider à accoucher, moi.
SYLVAIN – Mais je vous assure que votre femme n'a pas d'amant...
ALAIN – Ben voyons ! Je vais vous la raconter, moi, l'après-midi de ma femme hier. En sortant du BHV, elle a effectivement pris un pot à la terrasse d'un café. Mais pas seule, bien sûr, avec un homme ! D'accord ? Ensuite, vous les avez suivis jusqu'à l'hôtel où ils ont passé 3 bonnes heures dans la lubricité, le stupre, la pornographie ! Et là encore, pas de photo, rien ! Et vous croyez que je vais gober ça ! Que je vais faire « oui, oui, monsieur le détective privé, ma femme est un ange et je vous remercie de me le confirmer ». Ça va pas, non ? Me faire ça, à moi, dans le cadre de votre première affaire professionnelle ? Mais vous vous rendez compte que c'est, en plus de la trahison d'un ami de votre père, un véritable suicide professionnel ?
SYLVAIN – Mais enfin, monsieur Lemarchand, je suis incapable, en toute honnêteté de vous dire que votre femme a un amant.
ALAIN – Vous me faites de la peine, jeune homme. Oh, je crois que j'ai compris pourquoi vous vous entêtez à nier malgré l'évidence. Vous savez parfaitement que c'est la vérité que je viens de vous décrire. D'accord ? Et votre dissimulation, votre faute professionnelle impardonnable... je la comprends. Et je vais même, contre toute logique, vous pardonner... parce que c'est pour m'épargner que vous le faites...
SYLVAIN – Je ne vous comprends plus, monsieur Lemarchand...
ALAIN – Je vais vous aider à comprendre. D'accord ? Ma femme a bien rencontré un amant. Et cet amant, vous n'avez même pas osé le photographier. Pourquoi ? Parce que vous savez de qui il s'agit, vous le connaissez. Et par conséquent, moi aussi, je le connais. D'accord ? C'est l'un de mes meilleurs amis. Alors pris par le sentiment d'amitié qui nous lie à travers votre père, vous avez, maladroitement tenté de me le dissimuler. Mais c'est trop grossier pour un vieux singe comme moi.
SYLVAIN – Je suis terriblement gêné, monsieur Lemarchand, vous faites vraiment fausse route.
ALAIN (poursuivant son idée) – Mais lequel de mes amis ? Ce n'est pas votre père, le jour de la filature, il était au salon de la communication... euh, je veux dire nous étions au salon de la communication. J'ai passé deux jours avec lui là-bas. Mais alors qui est-ce ? Philippe ? Non, il est presque pédé... Michel ? Cela m'étonnerait, il sort déjà avec la femme de Bertrand. Bertrand non plus, il est presque impuissant... Bon sang, vous pourriez m'aider un peu, maintenant que j'ai tout compris !
SYLVAIN – Et si nous parlions de Lola, monsieur Lemarchand ?
ALAIN (paralysé) – ...
SYLVAIN – Ne faites pas cette tête, monsieur Lemarchand. Effectivement vous aviez bien deviné. Je vous ai caché des choses par amitié pour vous. Mais vos conclusions sont très loin de la vérité.
ALAIN – Alors vous reconnaissez avoir menti !
SYLVAIN – Je le reconnais, c'est vrai. Je vais donc tout vous dire un peu plus tôt que je ne l'aurais souhaité, mais tant pis. Je vais vous raconter la suite de l'après-midi de votre épouse, et cette fois-ci, je pourrai vous montrer les photos. En sortant du BHV, hier après-midi, quelques mètres derrière votre épouse, j'étais très inquiet. Les articles auxquels elle s'était intéressée, les allusions qu'elle avait faites aux vendeurs... Son air triste et désespéré, je craignais une tentative de suicide ; ou de meurtre. Bref, je ne l'ai pas quittée d'une semelle.
ALAIN – Je vois... vous lui avez collé au train, et d'un peu près, j'imagine !
SYLVAIN – Allons... ne soyez pas jaloux. En fait, elle s'est assise à la terrasse d'un café.
ALAIN – Vous me l'avez déjà dit. Et son amant est venu la retrouver. D'accord ?
SYLVAIN – C'est en effet ce que j'ai cru. Un jeune homme l'a abordée et s'est invité à sa table...
ALAIN – Ah ! Vous voyez ! Il est comment ? Il est beau ? Comment s'appelle-t-il ? Vous avez fait des photos ? Vous avez...
SYLVAIN – Permettez-moi de vous interrompre...
ALAIN – J'espère que vous avez les réponses à toutes mes questions et que je vais pouvoir coincer cette salope ! D'accord ? Oser me faire ça, à moi ! Vous vous rendez compte ?
SYLVAIN – Vous avez raison, c'est proprement scandaleux. Surtout que vous êtes, de votre côté, irréprochable, bien entendu !
ALAIN – Hum... Bien sûr, bien sûr... Donc, ces réponses à mes questions ? Et pourquoi n'avez-vous pas joint de photo à votre dossier ?
SYLVAIN – J'y viens. La photo, la voici... (il tend une photo à Alain)
ALAIN (troublé) – Aaaah... Euh... Vous êtes sûr que vous ne vous êtes pas trompé ? Ce n'est pas une photo d'un autre dossier ?
SYLVAIN – Je ne pense pas... Pourquoi ? Il vous semble trop jeune, trop séduisant ?
ALAIN – C'est cela... enfin, non... mais...
SYLVAIN – D'ailleurs voici une autre photo, un plan plus large où on voit le même jeune homme en compagnie de votre épouse à la terrasse d'un café...
ALAIN (tousse) – Kof... kof...
SYLVAIN – Et c'est là que tout se corse, voyez-vous...
ALAIN – Eeeeh... Ah ?
SYLVAIN – Vous ne connaissez pas ce jeune homme, bien évidemment...
ALAIN – Non, non...
SYLVAIN – Parce que voyez-vous, bizarrement, son visage ne m'était pas inconnu. Je crois vous avoir signalé que j'ai une excellente mémoire, et je me souvenais l'avoir croisé devant la porte de votre entreprise lors de notre première rencontre. Ce jeune homme m'avait bousculé par inadvertance, distrait par une conversation téléphonique avec une certaine... Lola. vous voyez que j'ai une excellente mémoire...
ALAIN – Lola ? Aaaaah... oui, oui, oui, oui...
SYLVAIN – Vous semblez troublé, monsieur Lemarchand ?
ALAIN – Non, non... Je... je me disais que, après réflexion, votre rapport n'était pas si mauvais que cela... Il est même très bien ficelé. D'accord ? Nous allons donc en rester là... Vous allez me donner votre facture et votre fameuse petite note... Ha, ha, ha ! (rire faux) et puis voilà-voilà-voilà... et vous transmettrez mes amitiés à votre papa... au revoir jeune homme et merci encore pour cet excellent travail (il lui tend la main, que Sylvain ne prend pas). D'accord ?
SYLVAIN – C'est que je n'ai pas terminé, monsieur Lemarchand...
ALAIN – Certes, certes, mais j'ai compris l'essentiel, voyez-vous... et comme j'ai un emploi du temps horriblement chargé...
SYLVAIN – Je me trouvais donc moi aussi à la terrasse de ce café à observer ce séduisant jeune homme et votre épouse...
ALAIN – Je sais, je sais, vous m'avez déjà tout dit. D'accord ? Alors nous allons en rester là...
SYLVAIN (ignorant ce que dit Alain) – Lorsque je me suis aperçu qu'une jeune femme était, comme moi, en train de les photographier... Amusant, non ?
ALAIN (intrigué quand même) – Amusant n'est peut-être pas le mot, mais... vous êtes parti, n'est-ce pas ?
SYLVAIN – Bien sûr que non ! Cela devenait même très intéressant ! Mais je ne voudrais pas être le seul à m'amuser... voici la photo de cette jeune photographe...
ALAIN (de plus en plus troublé) – Brlmmm...
SYLVAIN – Vous dites ?
ALAIN – Hein ? Euh... (d'une petite voix) Et après ?
SYLVAIN – J'imagine que vous ne connaissez pas non plus cette jeune photographe... mais pourquoi regardez-vous cette photo avec une loupe ?
ALAIN – Euh... je me demandais s'il ne s'agissait pas d'une photo truquée... euh... pour me faire une farce ?
SYLVAIN – Allons, monsieur Lemarchand... Pourquoi vous ferai-je une farce ? … Je continue donc mon récit.
ALAIN – Oui... oh, vous savez... euh... c'est indispensable ?
SYLVAIN – Bien sûr ! Vous ne voulez quand même pas me payer pour un travail à moitié fait, non ?
ALAIN – Non... bien sûr...
SYLVAIN – Alors je continue. Pour moi la situation était assez simple...
ALAIN – Ah oui ?...
SYLVAIN – De deux chose l'une. Premièrement, cette jeune - et séduisante - photographe... moi je la trouve séduisante. Pas vous ?
ALAIN – Bof... moi, vous savez... Et puis sur une photo...
SYLVAIN – Bref. Cette jeune et séduisante photographe pouvait être une consœur au service de la femme du jeune homme, chargée de prouver son infidélité... vous me suivez, n'est-ce pas ?
ALAIN (sautant sur l'occasion) – Mais oui ! Habile déduction ! C'est forcément cela ! Donc l'affaire est bouclée en ce qui me concerne. D'accord ? Vous me donnez votre petite facture et votre petite note de frais, hé, hé, hé... et puis...
SYLVAIN – Et puis... quelque chose clochait dans cette explication.
ALAIN – Aaaah ?...
SYLVAIN – Effectivement. Qu'aurait fait le tout aussi séduisant jeune homme dans votre entreprise ? J'ai donc questionné votre secrétaire.
ALAIN – Et par téléphone, elle a pu le reconnaître ? Elle est très forte cette Maryse !
SYLVAIN – Mais non ! Vous savez bien que les téléphones portable sont aussi des appareils photo. Je lui ai adressé par mail une photographie puis lui ai téléphoné. Rien de plus simple. J'ai donc appris qu'il ne fait pas partie de vos employés. Par contre, elle m'a dit qu'il vous avait rendu visite à plusieurs reprise et qu'il s'appelait Pablo...
ALAIN – Maryse vous a dit cela... Je la retiens, celle-là !
SYLVAIN (faux cul) – Elle n'aurait pas dû ?
ALAIN – Eh bien... elle a bien fait, bien sûr, puisque vous avez toute ma confiance... mais quand même, sur le principe...
SYLVAIN – Mais laissons cela de côté. Caché par un claustra, j'ai dit assez fort le nom de « Lola », le nom de la correspondante téléphonique - vous vous souvenez - du jeune homme qui partageait la table de votre épouse...
ALAIN – Oui, oui... et alors ?...
SYLVAIN – Alors ? Par un hasard incroyable, la très séduisante jeune femme s'est retournée !
ALAIN – Oooh !... Quelle surprise !
SYLVAIN – Ce qui me permettait donc d'éliminer ma première hypothèse puisque la séduisante Lola et le séduisant Pablo se connaissent. Restait la seconde... vous ne me demandez pas quelle est ma seconde hypothèse ?
ALAIN – Booof...
SYLVAIN – Je vous la livre quand même. Ce Pablo et cette Lola sont des escrocs qui cherchent à vous soutirer de l'argent, à votre épouse en la faisant chanter, et probablement à vous même d'une manière que j'ignore encore. Et cela m'a été confirmé par un ami policier bien placé qui a complété mes informations. Lola et Pablo sont sortis de prison il y a quelques mois. Il y ont purgé une peine pour escroquerie et se sont, cela va vous amuser, mariés en prison !
ALAIN (Qui se lève, furieux) – Stop ! Ça suffit, jeune homme ! Si vous croyez que cela m'amuse, vous êtes bien le seul ! D'accord ? Et puis j'en ai assez, de vos allusions ! (il se radoucit) OK, vous avez gagné... je me suis fait avoir comme un bleu. Mais ça ne change pas le fond du problème. D'accord ? Ma femme semble avoir rajeuni de 10 ans depuis quelque temps... et elle a quand même accepté Pablo à sa table ! C'est donc qu'elle me trompe ou au moins qu'elle cherche à me tromper. D'accord ?
SYLVAIN – Non.
ALAIN – Comment ça, non !?
SYLVAIN – Non. Pablo n'est resté à sa table qu'à peine une minute avant de se faire repousser vertement – voici la photo – d'autre part, quand une épouse fidèle se fait séduisante... à votre avis, qui veut-elle séduire ?
ALAIN – Brgrmbl... Bon. Vous avez encore raison. Décidément, vous m'énervez, jeune homme. Je me suis fait berner comme un débutant par un escroc à la petite semaine, je me suis fait aguicher par une espèce de prostituée qui a mis mon couple en péril tout en se faisant grassement entretenir... et pour finir je ne m'aperçois même pas que ma femme m'aime. Elle. Et tout cela mis au jour par un détective privé débutant !
SYLVAIN – Vous m'en voyez désolé...
ALAIN – Pas tant que moi. Cette fois-ci je crois que vous pouvez me donner votre facture et votre petite note de frais. D'accord ?
SYLVAIN – Les voici, monsieur Lemarchand... ah, je me suis permis d'ajouter à ma petite notre de frais un... voyage à Venise... vous ne m'en voudrez pas ?
ALAIN – Hein ? Vous avez fait du bon boulot, d'accord, mais vous n'espérez quand même pas que je vais vous payer en plus un voyage à Venise !?
SYLVAIN – Oh ! J'ai oublié un détail... ce voyage n'est pas pour moi, bien sûr. Mais pour vous et votre épouse... elle l'a bien mérité. D'accord ?
ALAIN – Grmbll... Filez ! Je vous ai assez vu ! Vous avez tout le temps raison ! Au revoir, jeune homme. Et merci ! (Sylvain sort, Alain décroche le téléphone) … Jean-Paul ? Ton fils sort d'ici. Je te rappelle comme convenu. (…) Bien, très bien, même. Et... tu veux mon avis ? Il va faire une grande carrière, ton fils ! (…) Oui mon vieux, mais pas comme détective privé, comme conseiller conjugal !
NOIR