Le prix de la passe

lili-galipette

J'avais suivi les cours de littérature du lycée d'un œil distrait. Ce n'est pas que je n'aimais pas ça, mais je voulais seulement lire les bouquins sans passer ensuite des heures à comprendre telle phrase ou tel passage. C'est bien pour ça que je ne sais pas d'où m'est venue cette idée de prix littéraire. Surtout dans un bordel, ça ne s'était jamais vu.

Ce n'était pas vraiment un bordel. Plutôt une colocation de prostituées, si on peut dire. Nous étions plusieurs filles à bosser pour le même maquereau. Arsène trouvait plus simple de nous avoir toutes au même endroit. Il pensait qu'on se surveillerait les unes les autres et qu'on cafterait pour être dans ses petits papiers. On a plutôt eu tendance à se serrer les coudes, même si ce n'était pas toujours la franche amitié entre nous. Mais face à Arsène, nous étions finalement plus fortes ensemble. Nous l'appelions Arsène Lapin, rapport au temps qu'il lui fallait pour se faire payer en nature. Ça nous faisait plutôt rire, ça ne durait pas et nous n'étions pas obligées de piocher dans nos réserves personnelles pour le payer.

Du lapin, il n'avait pas que le coup de reins d'ailleurs. Avec ses incisives à peine un peu plus longues que les autres dents et sa lèvre supérieure toujours un peu relevée, il ressemblait souvent à un rongeur. Ce qu'on a pu rire en l'imitant ! Et avec ça, toujours cet air surexcité, pas tranquille, comme si quelqu'un allait le choper par la peau du cou et lui faire celui du lapin. Arsène n'était pas beau et il le savait. C'est sûrement pour ça qu'il avait choisi trois belles filles. Pas facile de rester appétissante quand on arpente le macadam pour lever un client. C'est sûr que de nous garder au chaud toute la journée, c'était un investissement à long terme pour lui.

Donc Arsène avait loué un grand appartement. Au début, c'était seulement le lieu où on rentrait dormir. Avec le temps, c'est devenu le lieu où on bossait. Ça revenait moins cher au client que de payer une chambre à l'heure et il y avait toujours une autre fille dans un coin de l'appartement. C'était rassurant dans un sens. Bien sûr, pas question de dire que c'était une maison close, Arsène était strict là-dessus. Il nous caressait en nous disant qu'il connaissait la loi et que rien n'empêchait d'honnêtes et belles travailleuses de vivre ensemble. Il se marrait en disant que nous étions en avance sur le monde du travail puisqu'on bossait à domicile alors que les autres salariés se faisaient chier dans les transports en commun. Ça ne faisait rire que lui. Mais ça fonctionnait assez bien comme ça : il nous envoyait les hommes et nous n'avions qu'à nous tenir prêtes dans nos chambres.

Nous étions trois dans cet appartement, Reine, Stépho et moi, le Moineau. C'est Reine qui avait la plus belle chambre, la moins abîmée. Tournée au sud sur la grande cour, c'était aussi la plus calme. Reine a toujours été la favorite d'Arsène. Alors nous n'avons pas discuté longtemps pour le choix des piaules : Reine est entrée, s'est assise sur le lit et c'était fait. On n'aurait même pas pensé à lui disputer le terrain. Reine avait marqué son territoire et, finalement, ma chambre n'était pas si mal. Je me suis habituée au plafond qui partait en pente vers le fond de la pièce.

Quand je repense à Reine et à Stépho, j'ai toujours un pincement au ventre. Nous n'étions pas les meilleures amies du monde, mais on s'entendait bien. Et leur compagnie valait cent fois celles des filles que je fréquente maintenant sur mon bout de bitume. Toutes des immigrées, pas mal de filles de l'Est, mais de plus en plus d'Africaines qui viennent se geler les cuisses en France pour ne plus se casser le dos sur un sol qui ne donne rien. Si on regarde bien, il n'y a pas non plus grand-chose à tirer des trottoirs de Paris.

Selon l'expression consacrée, on disait de Reine qu'elle avait été belle. En fait, elle l'était toujours quand je l'ai connue. Toutes les maisons de putes ont une Reine, une fille qui est là depuis des années, une fille qui n'a pas peur – ou moins – du maquereau. Ces filles-là, elles sont belles comme des princesses de ruisseau et elles se recoiffent dans le reflet d'une carrosserie de luxe. Reine n'est pas leur prénom, mais tout le monde a oublié celui qu'elles portaient. Tous les hommes qui venaient à l'appartement avaient couché ou voulaient coucher avec Reine, mais elle était une putain qui choisissait ses amants. Aucun de ses réguliers n'osait se vanter de l'avoir eue et ceux qui avaient été repoussés craignent toujours de la croiser. Comme les autres divas du trottoir, Reine avait un passé glorieux : un fiancé infidèle ou, au mieux, disparu, un enfant mort et jamais oublié, une situation sociale perdue, une sombre affaire politique, peut-être tout ça à la fois. Reine avait une histoire et cela suffisait à lui procurer une certaine tranquillité. Elle aurait pu être la tenancière de la maison, mais elle était incapable de se caparaçonner d'une vertu fanée pour accueillir des hommes qui l'avaient connue et les guider vers d'autres filles. Peut-être aussi que Reine aimait trop l'amour. Derrière sa grande e se cachait une fille qui attendait des caresses. Mais voilà, c'était Reine : elle ne se serait jamais abaissée à mendier une affection.

Stépho était une blonde un peu grasse, toujours comprimée dans des cuirs et des résilles. Elle avait cru subtil de mélanger son prénom, triste vestige de l'engouement musical de sa mère dans les années 1980, au nom d'une poétesse grecque. Finalement, elle n'était qu'une pute vulgaire qui se donnait des airs en fumant des gitanes avec un porte-cigarettes taché de rouge. Elle avait ses bons clients, des gars qui fanfaronnaient dans l'escalier, mais nous savions qu'ils venaient assouvir des fantasmes faits d'humiliation et de chaînes. Stépho avait beaucoup ri de moi quand je l'ai rencontrée, de mes bras et de mes cuisses maigrelettes, de ma mine effarouchée. Elle m'appelait Moineau. Finalement, le surnom m'est resté et il ne me va pas si mal. Avec le temps, j'ai compris que Stépho n'était pas vraiment méchante, même si elle manquait souvent de finesse.

C'est cette histoire de prix littéraire qui a foutu le bordel dans notre maison de putes. Nous ne savions pas vraiment comment Arsène avait trouvé l'immeuble, mais on se doutait que cela avait un rapport avec ses autres occupations. On disait entre nous qu'Arsène avait plusieurs terriers. L'appartement était encore plein des meubles et des affaires des anciens habitants quand Arsène nous l'avait fait visiter. Quand nous avons emménagé deux jours après, nous avons trouvé les lieux vides. Il ne restait que les meubles essentiels et une télé. Nous avons vite casé nos affaires. De toute façon, nous n'en avions pas beaucoup.

Presque deux ans après notre arrivée, j'ai compris qu'il y avait un placard au bout de la soupente de ma chambre. Un placard plein de livres. Je n'en avais pas lu depuis le lycée, en fait depuis la seconde, l'année où j'ai tout lâché. Il y avait des auteurs que je connaissais, comme Balzac ou Albert Camus, et d'autres dont je n'avais jamais entendu le nom, comme Wilkie Collins ou Benjamin Constant. Ce placard caché avait tout de la bibliothèque d'un étudiant : que des livres de poche froissés et griffonnés.

Imagine-t-on une putain avec un livre entre les mains ? Pas souvent, je pense. Quand j'ai commencé à lire, je savais qu'Arsène n'aimerait pas ça s'il l'apprenait. Au début, je ne lisais que dans ma chambre et je cachais les livres quand je sortais. Puis j'ai fini par lire dans tout l'appartement et Reine venait prendre des livres dans le placard. Fin août, la télévision ne faisait que parler de la rentrée littéraire et des prix qui suivent. Aucune de nous ne comprenait vraiment de quoi il s'agissait. Devant une émission vaguement culturelle, j'ai demandé qui choisissait les jurés des prix. Et tout est parti de là : j'ai proposé qu'on fasse notre prix littéraire. Reine savait qu'Arsène ne serait jamais d'accord. Moi aussi. Je pense qu'on avait compris que c'était une mauvaise idée, mais on voulait vraiment le faire.

C'est Reine qui a trouvé le nom du prix. Les idées, plus mauvaises les unes que les autres, fusaient dans le salon. Prix du Bordel, après nous avoir fait hurler de rire, avait été éliminé. Les propositions défilaient : Prix de la Cuisse¸ Prix du Plaisir, Prix des Baisers, etc. Et j'ai entendu Reine : Prix de la Passe. Sa voix a clos la discussion. Ni moi, ni Stépho n'aurions osé la contredire. Reine faisait plus que baptiser le prix : elle me donnait son consentement, plus précieux que celui d'Arsène, et elle me signifiait sa participation. J'étais aux anges. On a pioché quatre livres dans le placard, au hasard : L'école des femmes de Molière, Armadale de Wilkie Collins, L'invitée de Simone de Beauvoir et un recueil de poèmes allemands. On ne connaissait presque rien en littérature. Stépho et Reine, comme moi, n'avaient pas passé beaucoup de temps dans les salles de e. Mais nous savions lire et ça devait être suffisant pour parler de quatre livres. Et finalement, tout ce que j'ai retiré de cette histoire, c'est de pouvoir placer de jolis mots et des tournures pas dégueulasses quand je parle. Sauf que les clients ne viennent pas pour que je leur fasse de la poésie. C'est même plutôt le contraire, pas de sentiment.

Quand nous écoutions les spécialistes à la télé, ils parlaient de , de plume, de talent, de génie. Ils utilisaient des mots compliqués et des références qu'on ne comprenait pas. Ils discutaient des heures sur la littérature, sur ce qui en est, sur ce qui n'en est pas. À croire qu'ils préféraient parler sur les livres plutôt que de les lire. Alors on a simplement décidé que notre prix récompenserait le livre qui arriverait le mieux à nous faire oublier notre quotidien. Si le bouquin pouvait, pendant un moment, nous emmener complètement ailleurs, c'est qu'il était bon. On ne voulait pas récompenser les auteurs. De toute façon, ils étaient tous morts. Ce que nous voulions, c'était remercier un livre de nous sauver de notre vie.

Nous n'étions pas malheureuses dans l'appartement et nous aurions pu avoir un maquereau plus dur qu'Arsène. C'était rare qu'il nous tape dessus. Comme c'est lui qui trouvait les clients, il ne pouvait pas nous accuser de mal tapiner. Mais il attendait de nous qu'on propose des extras aux hommes qui montaient. Il fallait toujours essayer de leur faire un truc en plus ou de faire durer la passe au maximum pour exiger une rallonge. Reine s'en tirait sans problème, mais Stépho et moi étions moins douées. Les clients ne me prenaient pas au sérieux. J'ai toujours été petite et pas épaisse. Même en appuyant là où ils ne peuvent pas réfléchir, j'avais du mal à les convaincre. Reine venait parfois m'aider, mais Arsène le savait et ça le mettait en rogne. Alors je prenais une raclée de temps en temps. À part ça, je n'avais pas à me plaindre. Le truc, c'est que vivre tout le temps dans l'appartement était parfois pesant. Nous n'étions pas privées de sortie, mais nous ne savions jamais quand Arsène nous enverrait un client, et il valait mieux être là quand le bonhomme arrivait. La première fois où j'ai vu Arsène frapper Reine – la deuxième fois étant la dernière – c'est parce qu'elle n'était pas là quand son gros banquier est venu.

Alors ce prix, c'est vite devenu la liberté qu'Arsène ne nous offrait pas. Nous l'avions choisie et les livres nous emmenaient là où on ne pouvait pas aller. Ça paraît stupide de le dire, mais c'est vrai : les livres nous permettaient de nous échapper. Après avoir parlé des quatre bouquins pendant des heures, à nous demander comment Collins avait pu écrire un aussi bon bouquin et aussi gros sans que ça nous lasse, à rire en lisant tout haut les répliques de Molière, nous avions trouvé une façon d'être heureuses. Nous avons été incapables de choisir un livre dans notre première sélection : chacun d'eux nous avait sorties de notre misère de putain. Alors nous avons continué avec tous les autres livres. Il y en avait au moins trois cents dans le placard. On les lisait entre deux clients. Ou le matin, nous étions tranquilles jusqu'à 11 h.

Petit à petit, nous avons commencé à devenir plus précises. On trouvait qu'untel écrivait mieux que tel autre, que tel roman faisait penser à tel autre, etc. Je ne dis pas qu'on devenait des spécialistes, mais tout est dans la pratique. C'était comme nos trucs de putain : au début, on ne sait jamais comment faire et puis on finit par devenir bonne, même si c'est répétitif. Stépho aimait surtout les romans qui parlaient d'amour et elle cherchait tous les passages qui parlaient de sexe. Reine et moi, on trouvait que les romans sur l'histoire ou les romans du XIXe siècle étaient les meilleurs. Moi, je n'aimais pas la poésie, je trouvais ça trop compliqué ou alors trop beau et ça me paralysait un peu. C'est sur Nana que nous sommes vraiment tombées d'accord. Oui, des putains qui aiment l'histoire d'une autre putain, c'est vraiment cliché, mais Zola a fait un truc qu'on n'aurait jamais imaginé : il a créé du beau avec la saleté de nos journées. Rien que pour ça, il a eu reçu le prix. Et nous avons continué à lire, nous ne pouvions pas nous arrêter.

Un jour, un client a remarqué un livre ouvert et retourné au pied de mon lit. Il m'a demandé si c'était moi qui le lisais. J'ai répondu que je m'en servais pour écraser les araignées et les moustiques. C'est bizarre, il a eu l'air déçu. Après ça, j'ai de nouveau fait attention à planquer les bouquins. Surtout au cas où Arsène viendrait. On ne se l'expliquait pas, mais on sentait qu'il n'aimerait pas nous voir lire. Et ça n'a pas raté. Un soir, Reine a renvoyé un client en disant qu'elle était malade et qu'elle ne pouvait pas travailler. Stépho et moi étions déjà occupées, alors le gars est redescendu en vitesse pour engueuler Arsène et se faire rembourser. Ensuite, Arsène est monté et il a filé dans la chambre de Reine. Au début, on voyait qu'il était un peu inquiet : Reine ne refusait jamais de client et n'était jamais malade. Et ce soir-là, elle n'était pas plus malade que d'habitude. Seulement, elle voulait finir son bouquin, elle n'arrivait pas à lâcher La curée, encore un sacrément bon Zola ! Quand Arsène l'a vue bien installée dans son lit avec son livre, il est devenu dingue. Il ne l'a pas touchée, mais il a réduit le bouquin en pièces en hurlant et jurant qu'il nous tuerait s'il nous revoyait un jour en train de lire au lieu de bosser. Et là non plus, ça n'a pas raté.

À force de lire des drames et des malheurs, nous avons eu le nôtre. Quelques semaines plus tard, j'avais eu une passe difficile avec un client un peu lent, mais très susceptible. Il m'avait giflée deux fois et était parti sans me laisser la rallonge à laquelle j'avais droit. Je savais qu'Arsène serait en colère la prochaine fois qu'il viendrait. On ne l'attendait pas avant quelques jours, alors j'essayais de ne pas y penser. J'avais pris une douche et j'étais dans le salon avec une pièce de Sophocle. Stépho bossait dur dans sa chambre et Reine se reposait. Et la tragédie est sortie du bouquin. Je ne me rappelle pas avoir entendu la porte, mais soudain j'ai vu Arsène à l'entrée du salon. Il avait accompagné un client à qui il avait parlé de moi. Le type aimait les petites blondes un peu plates, mais il voulait s'assurer que je correspondais à la description. Il a souri en voyant mon livre. Je lui ai plu et il a dit à Arsène qu'il reviendrait le lendemain avec l'argent, qu'il me voulait pendant deux heures. Arsène a hoché la tête, mais sans lâcher mon bouquin des yeux. Le client est sorti et j'ai compris qu'un sale moment m'attendait.

Quand je repense à ce jour-là, je me dis que j'aurais dû y passer. Arsène avait la haine dans les yeux. Il savait où taper pour ne pas nous abîmer, mais il pouvait aussi perdre les pédales et nous cogner sans nous voir. C'est ce qui m'attendait. Il a commencé par quelques coups de poing qui m'ont cassé le nez. Après ça, j'étais tellement sonnée que je ne peux qu'imaginer la suite. Reine est probablement sortie de sa chambre en entendant le bruit des coups et mes cris. Elle a dû s'interposer pour calmer Arsène. Mais il était dingue de colère, je l'avais vu dès qu'il était entré. Alors c'est Reine qui a tout pris. Sa deuxième raclée fut la dernière : Arsène a fini par l'envoyer balader contre la table du salon et elle s'est brisé la nuque en tombant sur le plateau. Le client qui était avec Stépho s'est enfermé dans la salle de bain et a appelé les flics. Et voilà. Arsène a été jugé et reconnu coupable, il n'est pas près de sortir de prison. Stépho et moi avons quitté l'appartement et repris le tapin dans la rue. Fini le confort et la lecture au chaud. D'ailleurs, je n'ai plus touché un livre depuis la mort de Reine. Finalement, le prix de la passe était encore trop cher.

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