Le professeur japonais et le calamar géant
Pauline Ségalat
Le professeur japonais Tnunamoto avait passé sa vie à étudier le calamar géant. Mais il n'était jamais parvenu à l'observer en liberté, au fond de l'océan. Cette fois, il allait réaliser son rêve. Il était avec deux autres savants, venus avec ordinateurs, caméras, calculs et espoirs sur un bateau aux confins du Pacifique, dans l'archipel d'Ogasawara. Les scientifiques avaient consacré des années à mettre au point des appâts très sophistiqués. Une Américaine, fut la première à descendre dans le petit sous-marin à la recherche du calamar mystérieux. Elle voulait l'attirer au moyen d'une lumière bleue. Le calamar ne se montra pas. Le Suédois essaya à son tour. Il diffusa dans l'océan des litres de graisse et de sang de calamar, très riches en phéromones. En vain. Alors, Tsunamoto vérifia une dernière fois ses calculs, et entra dans le sous-marin.
La coquille de fer traversa aussitôt un banc de poissons bleus qui tournoyèrent en soulevant des bulles. Les flots miroitèrent dans la lumière puis tout devint sombre. Le pilote du sous-marin voulut entamer une petite discussion mais Tsunamoto gardait les yeux fixés sur les parois de verre. Le silence se fit de plus en plus profond, sillonné de courants, à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les abysses et que l'eau les recouvrait. La première créature qu'ils virent fut une petite pieuvre télescope, qui palpitait dans le faisceau du sous-marin, suspendue dans l'obscurité. Elle ondulait gentiment, cambrant et dépliant ses tentacules minces, comme pour attirer les voyageurs à elle. Elle dansa longtemps et disparut. Ils reprirent leur route dans les entrailles noires. Tsunamoto aperçut au-dessus d'eux une méduse atolla, méduse des grandes profondeurs. Elle écarta son corps de soie et il vit palpiter l'origine de sa vie entre les chairs qui se refermèrent en claquant. Elle s'éloigna.
Tsunamoto jugea leur position idéale et ils s'immobilisèrent au milieu de l'océan. La pression que l'eau exerçait sur la coque se prolongeait jusqu'à son cœur. Il actionna la manette qui permettait de lâcher son appât, le plus simple du monde : un énorme poulpe mort, repas préféré des calamars géants. Le poulpe tourna au bout du câble, puis s'immobilisa. Tsunamoto mit alors en marche la caméra qu'il avait emportée. La plaine grise, déserte apparut dans le viseur.
Les heures passaient. La tête du conducteur dodelinait sur ses épaules. Le professeur fixait toujours ardemment la petite tâche blanche du poulpe. Elle se balançait, se balançait, lointaine… quand soudain une forme géante surgit et l'agrippa, l'entourant de tout son corps. Tsunamoto poussa un cri. Le projecteur, le projecteur ! Le pilote réveillé en sursaut appuya sur un bouton et la lumière se fit sur le calamar géant.
Ses tentacules énormes s'enroulaient sur la proie, roses, oranges, marbrés, gonflant et dégonflant leurs ventouses dorées, comme autant de cœurs. Sa tête ruisselait de couleurs, et sous la chair soudain plus fine, presque transparente, on voyait les globes énormes de ses deux yeux. Du ruisseau de ses tentacules, il amenait le poulpe à lui, tandis que s'ouvrait sa bouche en étoile. Le poulpe disparaissait dans ses bras, nid de serpent magiques et plus souples que du rêve. Au bout de ses tentacules, la vie, légère et tournoyante rejoignait l'eau. Le calamar se redressa d'un coup, resta un instant face à Tsunamoto, et sombra vers le fond.
Tsunamoto et le conducteur du sous-marin refirent surface sous les exclamations des autres scientifiques, qui voulurent aussitôt visionner les images qui avaient été filmées. Ils se serrèrent devant l'écran. La masse immense, le corps de l'océan se déploya devant eux, les profondeurs, silencieuses. Le poulpe se balança au bout de son câble, longtemps, longtemps, et la vidéo s'arrêta.