Le puits des Perreitti
pierrefoucher
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Tout là-haut, un rond de ciel bleu sans nuages, derrière une grille épaisse. De là, de ce disque parfait, la lumière se répercute de pierre en pierre et se perd au fur et à mesure de la descente le long du conduit vertical. En bas, où nous sommes, la pénombre est profonde. On y entend le chant des cigales, strident mais nettement assourdi par la longueur du boyau aux parois sèches. Même en tendant l'oreille, on ne perçoit pas d'autres bruits que ces stridulations, caractéristiques des habitantes des chênes-liège, des oliviers et des pins. Tous ces arbres d'essence méditerranéenne, endémiques de la région de S***, tout petit village de Provence. C'est ici que se déroule notre histoire.
Au fond du puits rien ne bouge. Ou si peu. Un vrombissement émerge du fond sonore. Une mouche. Elle s'agace dans cet espace confiné, frais et sombre, puis se repose et nettoie ses ailes, avec méthode. Tout est calme.
Du disque bleu, là-haut, tombent des bruits de moteur, bientôt suivis par des crissements de pneus sur le goudron chaud. Au moins trois voitures. Une voix de femme étouffée par la distance, un peu nasillarde :
— C'est là. Au fond !
— Combien il y a ? lui demande un homme.
— Ah, bah ! Je ne sais pas… beaucoup, je pense.
Dans le rond de ciel, une silhouette en contre-jour se penche sur la grille. Puis cinq autres formes et la lumière d'une lampe torche. Le faisceau se balade sur les parois grossières et finit par éclairer faiblement le fond du puits. La même voix d'homme, puissante :
— Madame !… Madame, vous m'entendez ?
Silence prolongé. La femme là-haut, murmure quelques mots indistincts. L'homme reprend :
— Madame ? (En off :) Je ne vois rien. Je vais descendre. (Puis, autoritaire) Bon les gars, on sort le matériel ! Etienne, le harnais. Trouvez un point d'accroche. Paulo, tu t'occupes du cadenas.
À nouveau les barreaux et le disque d'un bleu parfait. On distingue vaguement les bruits des préparatifs, portières qui claquent, caisses qu'on pose lourdement au sol, interjections… Un claquement sec, sonore. Le cadenas sans doute. Moins d'une minute plus tard, l'homme réapparaît tout là-haut. Suivis de trois autres silhouettes. Quelques ordres brefs et la lourde grille grince quand elle est rabattue. L'homme, le chef à n'en pas douter, enjambe le muret et se suspend un moment les pieds dans le vide avant d'entamer sa descente en rappel. Celle-ci ne lui prend que peu de temps. On voit bien que c'est un habitué. Il se pose lourdement sur le sol à peine humide. Le pinceau lumineux de sa lampe éclaire une forme vague, immobile.
— Madame ?
* *
*
Louiso s'agite. Elle rêve. Un rêve fait de formes floues et de mouvements de fuite. De paroles précipitées et de souffles courts. Un de ces rêves qui n'ont guère de sens mais qui sont lourds de malaise et d'angoisse. Un dernier caillou achève de la sortir de son sommeil. Elle pousse un petit cri et se redresse d'un coup. Moment d'effroi quand elle réalise, malgré l'obscurité, où elle se trouve. La même stupeur qu'à chaque réveil depuis six jours et six nuits. La même sidération. La même colère quand elle réalise que c'est bien réel. Un autre caillou tombe à quelques centimètres d'elle. Elle lève la tête. Là-haut, les croisillons de la grille et le buste d'un jeune homme font une ombre qui se détache nettement sur les nuées orange sombre. On imagine quelque part briller une lune feu.
— Louiso ?
— C'est toi Calendal ?
— Eh oui ! C'est moi, ma Louiso. Qui veux-tu d'autre ?
— Tu es fou, s'ils te trouvent !
— T'inquiète pas. Ils dorment comme des paillassons.
— Et Médor, il t'a pas aboyé ?
— Médor ! C'est mon ami, Médor ! Tu le savais pas ma Louiso ?
— Oh ! Calendal ! Je suis si contente de te voir ! J'aimerais… Oh Calendal ! Je suis si malheureuse…
— Je sais ma Louiso. C'est pour ça que je suis là. Je viens redonner du soleil dans ton cœur.
— Fais-le, parce que là, mon cœur, il est froid… Tout froid… Depuis que Père m'a enfermée au fond de ce trou !
— Écoute ma Louiso, ce matin, je suis descendu des Chanoux. Je me suis caché là-haut. Arrivé au village, j'ai évité tout le monde. Et j'ai parlé au patriarche. Il m'a défendu d'aller voir ton père. Il a peur pour moi. Je lui ai dit que j'avais pas peur, moi !
— Il va te tuer. Tu le sais !
— J'ai pas peur. Mais le patriarche, il m'a dit : « Tu ne vas pas voir son père. Je vais lui parler moi à son père et aussi au Vieux. »
Un long silence. Louiso attend. Comme rien ne vient :
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Qu'est-ce qu'il a dit encore ?
— Rien.
— Rien ?
— Rien. Mais il va parler à ton père et au Vieux.
Louiso serre les poings.
— Mais ce sont deux cabossses. Ils changeront pas d'avis. Tu le sais bien. Ils sont faits avec de la cervelle de mulet. Tous les deux.
— Écoute Louiso ! Je te dis ça. Je peux pas dire mieux. Il va leur parler. (Un temps.) Louiso, je t'aime d'amour. Je veux que tout s'arrange. Je veux qu'on te sorte de là.
— Bêta que tu es ! Tu aurais bien dû y penser avant de me culbuter.
— Tu étais d'accord avec moi, Louiso.
— Oui.
— Je l'aurais pas fait sinon.
— Je sais.
— Mais aussi, quelle idée d'être grosse !
— Calendal ! Tu es méchant !
— Pardon ma Louiso, mais c'est trop injuste ! Moi je veux bien de toi pour ma femme. Je veux bien l'enfant pour nous aussi. Tu vois, je suis pas méchant.
— Père te déteste !
— Et toi ? Tu me détestes ?
— Moi ?
— Oui, Louiso, toi !
— Je n'aime que toi Calendal. De toutes mes forces. Mais il ne m'en reste pas beaucoup, de force.
— Tu n'es pas trop mal, là en bas ?
— J'ai froid la nuit.
— Demain, je t'apporte une peau de mouton. Une bonne. Et tu n'as pas trop d'eau sous les pieds ?
— Non, le puits est sec depuis qu'ils ont ouvert la source. Ça fait trois ans.
— Tu manges à ta faim ?
— Maman me descend un panier le matin. Et le soir, c'est Beatris.
— Beatris, la carne ! La mauvaise carne !
— Calendal, je t'interdis !
— C'est elle qui a tout mouchardé.
— Je sais.
— Et tu n'es pas en colère ?
— C'est ma sœur, Calendal ! Elle est toute jeunette… Et de toute façon, mon état…
Les larmes l'étranglent. Ses mains se sont crispées sur la jolie rondeur de son ventre. Elle baisse la tête, fatiguée de la tenir en l'air. Les nuages courent par-dessus la tête de Calendal. Il se parlent encore de longues minutes, tous les deux empreints de malheur et d'impuissance. Un bruit du côté de la ferme leur met l'alarme. Calendal se sauve vite après un semblant de baiser et une promesse intenable. Louiso reste seule. Sa prison est bien lugubre. La rosée descend peu à peu et un froid malsain avec elle. Elle s'entortille dans sa maigre couverture. Elle tremble comme une enfant.
* *
*
— Non, Père refuse.
Louiso distingue mal le visage de sa sœur. La lumière du soir est chiche et la pluie qui tombe à travers la grille lui fait cligner des yeux.
— Beatris, j'ai le droit de le voir ! C'est mon petit… Mon petiou… (Elle pleure.)
— Je ne peux pas. Il m'a menacée.
— Mais Mère m'a dit qu'elle allait venir avec lui.
— Père ne veut plus que Mère te voie. Les Doumengue, ils ont accepté d'élever le petit à la Robine. Ils le garderont pour les travaux quand il sera grand. Père a dit à table : « Le petit, il ira à la Robine. Et quand il sera parti, il aura disparu à jamais. »
— Tu veux dire…
— On ne le verra plus. Mère dit qu'il ne faudra plus en parler. Jamais. Même moi, je ne peux pas le voir. Il est dans leur chambre. Père ferme à clé. Je l'entends pleurer souvent tu sais.
— Mais Mère, elle va venir demain matin ?
— Je ne sais pas ma Louiso. Elle m'a dit qu'elle était bien malheureuse.
— Malheureuse ? Et moi ? Moi ? Tu vois ma vie ? Dans ce trou ! je voudrais être morte.
— Ne dis pas ça ! Tu vas bien sortir à un moment.
— Et Calendal ? Tu lui as dit ?
— Je ne l'ai pas vu. Au village, on dit qu'il se cache pour éviter la mobilisation. Avec Cristou et le Glaudi. Les vieux ils disent qu'ils sont dans les Chanoux. Mais que les gendarmes ils sont pas fadas. Qu'ils vont bien les trouver. Tu parles, ils sont d'active !
— La mobilisation… Pauvre d'eux ! Le Calendal, il aurait pu venir me voir quand même. Un petit passage, ça ne coûte pas. Je m'ennuie de l'entendre, tu sais. Et au village, qu'est-ce qu'ils disent de moi ?
— (Un temps.) Pas grand-chose… Rien en fait. Ils ne disent rien. On n'entend plus ton nom. C'est comme si tout le village te gommait. Ma pauvre Louiso !
— Et toi, tu m'oublies ?
— Jamais ! Je ne t'oublierais jamais ! Je regrette d'avoir dit, tu le sais ?
Louiso se tait. D'un geste devenu machinal, elle passe sa main dans ses cheveux longs. Très longs. Chaque nœud, et ils sont nombreux, freine ses doigts mais ne les arrête pas. Elle passe et repasse sa main. Beatris est partie depuis longtemps et la nuit a envahi sa cellule.
* *
*
Le panier atterrit à côté d'elle. Louiso se précipite. Sans attendre, elle le renverse. Elle laisse de côté fromage et tomates et arrache des bouts du pain qu'elle dévore. Beatris l'interpelle du haut du puits.
— Louiso, tu m'entends ?
— (La bouche pleine.) Mmm…
— Je dois te dire…
— …
— Calendal…
Louiso s'est arrêtée de mâcher et relève la tête.
— Et bien… Il est tombé au front.
— Tombé au front ?
— Oui.
— Et… il est blessé ?
— Il est mort, Louiso. Tout ce qu'il y a de plus mort ! Je suis désolée…
Louiso n'entend pas la suite ni les pleurs de Beatris. Elle pousse un puissant gémissement animal qui lui déchire entrailles et poitrine. Et elle hurle. Longtemps.
* *
*
Le chef s'est assis doucement à côté de la forme roulée en boule. La puanteur est forte. Crasse et déjections. Il refoule un haut-le cœur. Il n'ose pas éclairer la femme mais la clarté indirecte de sa lampe lui permet de distinguer la tignasse épaisse qui dépasse des haillons. Il perçoit, plus qu'il ne le voit, tout le corps trembler, en tension. De sa main libre il repousse les mèches raidies pour dégager le visage. D'une voix qu'il veut douce et apaisante, il murmure : « Madame, je viens vous délivrer. Tout va bien. Je m'appelle Eric. Eric Fabre. Je suis sapeur-pompier. Je viens pour vous sortir de là, Madame. » Ses doigts soulèvent délicatement un bout de chevelure. « Madame, n'ayez pas peur, je suis… » Il n'achève ni sa phrase ni son geste. La femme se retourne dans un cri féroce, découvrant un visage effrayant de fauve apeuré et d'un coup sec griffe le chef au visage, ses ongles longs et noirs traçant des sillons profonds dans sa joue d'homme.
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La mouche a repris sa course erratique dans l'espace exigu. A-t-elle conscience qu'un corps manque ? Que l'être qui l'occupait a disparu ? Ou se contente-t-elle de l'ivresse que lui procurent les traces qu'il y a laissées ? Elle décolle, se pose, repart, tournoie. Elle se grise de vols et de butins. Au-dessus de sa tête, tout en haut, on distingue, par-dessus son vrombissement et les stridulations des cigales, des voix, celles du chef et de la femme :
— Elle ne parle plus du tout, vous êtes sûre ?
— Vous pensez ! Depuis seize ans…
— Mais, sa sœur – Béatrice c'est ça ? – elle continuait bien à s'occuper d'elle ?
— Elle la nourrissait. Elle a continué à la mort de leur mère, toute seule. Mais je ne suis pas sûre qu'elle ait continué à lui parler beaucoup.
— Elle est redevenue sauvage… Un vrai… je ne sais pas…
— Redevenue ? Non, devenue.
— Dites-moi, Madame Maurel, pourquoi ne pas avoir prévenu les autorités plus tôt ?
— D'abord, je n'étais sûre de rien. On disait que… On racontait que… C'était une vieille histoire. L'histoire de Louiso et Calendal. Une histoire à la Roméo et Juliette. À la provençale. Et personne au village ne disait que Louiso était toujours vivante. Mais quand Beatris est morte, les vieux ont commencé à parler. Ils étaient inquiets pour « la fille du puits des Pereitti ». Alors, j'ai compris. Je suis allée voir le père. Il n'a pas nié. Il m'a craché dessus ! Il a sorti le fusil ; il a failli me tirer !
— Pourtant, il ne s'est pas défendu, il n'a rien dit quand les gendarmes l'ont emmené.
— Ça ne m'étonne pas, on le disait lâche.
Un temps. La mouche en profite pour changer de place.
— Et vous votre joue ?
— Ça va. J'ai bien cru qu'elle aller me tuer. Elle avait des yeux de folle. J'ai eu peur.
— Seize ans !
— Oui, seize ans…
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