Le quai des grumes
sandrine-bronner-7
De prime abord, je n'avais pas fait attention à lui, une présence presque en transparence. Je m'étais assise à ses côtés, sans garde prêter, simplement attirée par son évanescence rassurante. Nous étions là, échoués à quai au milieu du flot des passants, partageant quelques lattes d'un même banc. La ville grouillait, impersonnelle, et nous, nous étions en suspens, deux arrêts sur image en dehors du temps. Puis il m'est apparu, dans le flou du presque hors champ de mon regard à la dérive. La rugosité de son apparence m'a fait penser à l'écorce d'un arbre et l'image s'est imposée, s'est amplifiée jusqu'à étouffer la cité environnante. Une puissante quiétude émanait de lui, il était l'arbre duquel naissait la forêt.
De sinuosité en cavité, j'ai eu envie de partir à la découverte de ses cimes et c'est sur ses mains que mes yeux ont d'abord pris appui. Il y avait toute une vie dans ces mains-là. Noueuses, fortes et fières, elles me racontaient une vie de dur labeur. Je les imaginais creusant le bois, cassant la pierre, façonnant la matière, mains ouvrières. Les nœuds de ses phalanges chantaient encore la tendresse et le plaisir de la belle ouvrage, les caresses du poli, la douceur du chanfrein. Des mains qui s'étaient jetées dans le combat, pour s'imposer, pour gagner, pour manger, pour exister.
Poursuivant mon ascension, je découvrais un tronc suranné, presque brisé, comme dans l'attente résignée d'une cognée lénifiante. Enhardie par ma témérité, grisée par sa passivité, je scrutais son visage, en visitais chaque anfractuosité, antres de mélancolie, stigmates de tristesses passées encore bien trop présentes. J'avais envie de promener mes doigts dans ces gélivures, toucher ces aspérités, il me semblait que j'allais les entendre me raconter l'histoire de cet homme, à mi-chemin entre un Jean Valjean et un Etienne Lantier.
Et puis un souffle l'a fait vaciller, un courant d'air rauque est venu emplir ses poumons, un ru de sève s'est distillé dans ses veines, le retour à la vie s'est opéré. Doucement, il a levé les yeux vers moi et au lieu du gouffre abyssal que je redoutais, j'ai reçu de plein fouet la chaleur de mille feux ; à ce moment précis, j'ai su que j'avais atteint la canopée. J'ai été happée par un tourbillon de vivacité, ballotée par des éclats de sourire, de rire, de joie de vivre. Il était puissamment vivant. Les étincelles de son regard se moquaient de ma duplicité, de ma naïveté. Telles des lames facétieuses, elles se glissaient sous ma peau pour punir mon absence de discernement, la facilité dans laquelle j'étais tombée, agrippée à la barrière de ses apparences. Au travers du bouillonnement de ses prunelles, j'ai suivi les pas d'un homme de printemps, un homme qui avait aimé, qui avait connu la passion, qui s'était délecté du plaisir, des plaisirs et qui jouissait encore de ses souvenirs. Son regard facétieux était un pied de nez à l'hiver, une ruade dans les convenances qui le condamnaient à la sagesse. Il n'était pas une grume à l'abandon, et le feu de la révolte couvait sous son écorce. Très doucement, il a baissé le rideau de ses paupières, rompant le charme, me rejetant douloureusement vers la réalité de la cité. J'étais à nouveau sur ce banc, assise à côté d'un vieillard à bout de vie. Il me laissait pantelante de regrets, percluse de questions en suspens, proscrite de cette forêt chimérique.
Alors je me suis levée et je me suis enfoncée dans les ruelles impersonnelles, fondue dans la foule grouillante et j'ai pleuré ; je savais qu'il allait me manquer.
C'est très beau et ton texte fait écho au mien : http://welovewords.com/documents/le-vieux-7
· Il y a presque 10 ans ·Je voulais de ce fait te le faire partager.
veroniquethery
Je vous remercie beaucoup pour votre lecture. Vous avez un nombre impressionnant de publications, je vais rechercher ce texte pour le lire ! Au plaisir !
· Il y a presque 10 ans ·sandrine-bronner-7