Le ramasseur

Xavier Reusser

Deux sets à rien déjà. Il y a un quart d'heure, sous les vivats ironiques de la foule, j'ai enfin marqué un jeu, ou plutôt Il m'a laissé sauver l'honneur en balançant trois retours de service. Je suis pressé de perdre et de rentrer aux vestiaires, prendre une douche, récupérer le chèque qui va me faire vivre quelques mois, répondre aux questions des journalistes qui ne m'interrogeront que sur Sa performance et mon avis sur Ses chances de réussir enfin le grand chelem cette année — puisqu'on partage le même métier, je dois bien Le connaître et j'ai forcément un point de vue privilégié sur Son parcours. Mais je ne fais que vivre dans Son ombre, depuis toujours. Il sait que j'existe aujourd'hui mais pas plus hier que demain. Je ne fais qu'apercevoir Sa vie de loin, entouré de Ses entraîneurs, de Son staff médical, de Ses agents, de Ses groupies... Même quand je ramais pour ramener une fille dans mon lit pendant la soirée de clôture du tournoi "international open" du Tennis Club d'Angoulême, tout ce qu'elle voulait savoir de moi, c'était ma capacité à lui obtenir Son numéro.


Si je suis face à Lui aujourd'hui, c'est surtout par hasard. À 29 ans, j'ai le meilleur classement ATP de ma carrière, 221ème. Non que je joue mieux qu'à mes débuts, mais avec le temps, je sais choisir mes tournois. 221ème. J'ai donc eu accès aux qualifications. J'ai passé le premier tour à l'expérience face à un prodige roumain de 15 ans, futur Lui sans doute mais encore un peu tendre mentalement et facile à faire dégoupiller, puis le forfait de la tête de série m'a propulsé en finale. Là, pas de miracle, j'ai pris une rouste contre un espagnol qui a chopé un virus intestinal deux jours plus tard, comme quelques autres dans le tableau principal, probablement lors d'une soirée sponsors à laquelle je n'étais pas convié. Et me voilà lauréat d'un concours de circonstances, opposé au numéro un mondial sur le court central au premier tour de Roland-Garros.


Et c'est pas beau à voir... J'ai beau courir après la balle, mettre tout ce que j'ai dans mes frappes, rien à faire, je suis à la rue. Sans parler de gagner un jeu de temps en temps, j'ai même du mal à marquer un point. Il vient juste de me prendre mon service sur un jeu blanc, encore. Il est toujours placé sur mes trajectoires, même avant que je frappe, Il semble attirer mes balles. J'ai la tête qui tourne sous le soleil du milieu d'après-midi, Il ne transpire pas. Je suis ridicule, j'en suis conscient.


Lucky loser. C'est l'histoire de ma vie en définitive. Pas vraiment talentueux, juste présent aux bons endroits aux bons moments, quelques rencontres, c'est suffisant pour faire une carrière dans le tennis. Enfin une carrière... Avec ce que je gagne dans les tournois challengers, j'ai juste de quoi me payer l'avion ou le train pour le tournoi suivant et l'hôtel, à condition que ça ne soit pas du bien luxueux. J'ai plus l'habitude des Formule 1 que des Hilton. J'ai un accord avec le Décathlon d'à côté de chez moi pour quelques raquettes et boîtes de balles par an. Un vieil ami me sert de coach et de sparring-partner quand il est en congés et voilà tout. Une vie sur la route à compter chaque euro, à dépendre de mes perfs pour manger la semaine suivante, à redouter la blessure qui mettra un terme à tout ça. Pas de femme, pas d'enfant, pas de maison. Je ne sais rien faire d'autre que frapper dans une balle. Je finirai bientôt professeur de tennis pour vieilles femmes riches dans un club de banlieue chic...


Sur le court, c'est l'hécatombe, je perds mes moyens et les points défilent. Je commence à entendre les rires moqueurs du public à chaque fois qu'Il fait un coup gagnant qui me laisse à deux mètres de Sa balle, soit un échange sur deux (pour le reste, mes frappes vont se perdre dans le filet ou les tribunes.) Les sifflets ne sont plus très loin, je suis plus attentif à ce qu'il se passe autour de moi qu'au match, je regarde l'heure et je me surprends à estimer la durée restante de mon calvaire.


Ce qui devrait être le summum de ma carrière, le point culminant de ma vie, commence à ressembler aux derniers mètres d'une descente aux enfers. Je réalise brutalement que je n'aurai plus la foi ni le courage de revenir demain aux tournois de province, je suis dans une impasse, je n'ai plus envie...


Sur un énième passing-shot, mon orgueil de champion inter-académique resurgit enfin et je tente un plongeon désespéré. Peine perdue. À défaut de réduire l'écart entre ma raquette et la balle, j'ai annihilé celui qui séparait ma bouche de la terre battue. J'entends déjà les rires des enfants dans le public et je me relève à la va-vite, le rouge de mon front dissimulé par l'ocre sur mon menton. Un ramasseur de balle accourt alors vers moi, s'empare de ma raquette et me tend une serviette éponge pour que j'efface les traces de l'infamie. Au moment où j'attrape la serviette, je crois déceler un début de sourire sur son visage de sale gosse. J'essaie de me calmer, je m'essuie lentement et lui rends la serviette en évitant son regard. Alors que je suis déjà en route vers ma ligne de service, je l'entends dans mon dos : « Sers slicé sur son revers, pas besoin de frapper fort, mets le juste dans le carré ! » Je me retourne d'un bloc, mais il est déjà reparti s'accroupir au bord du filet. C'est allé tellement vite que je me demande si je n'ai pas rêvé, si le soleil lui aussi ne commence pas à rire de moi.


Pour qui il se prend ce morveux, à me donner des conseils, à moi, 221ème mondial. Ce n'est pas parce que je suis en train de me faire ridiculiser qu'il a quoi que ce soit à me dire. Je ne suis ni le premier, ni le dernier qu'Il lamine de la sorte. Il ne manquerait plus que j'écoute les conseils d'un gamin...


En faisant rebondir la balle pendant mon rituel de service, je jette un regard au ramasseur, qui me répond à son tour d'un clin d'œil, et de surprise, j'en perds le contrôle de la balle. Servir slicé, comme si ça pouvait Lui poser le moindre problème... Il va simplement me déchirer sur le retour... Mais pourquoi même est-ce que j'envisage la validité du conseil d'un môme ? À son âge, je jouais encore au tennis avec mes potes sur le parking d'Euromarché, le dimanche après-midi. Nous tendions une ficelle entre deux vélos, nous marquions les coins du terrain avec nos blousons et c'était parti. À cette époque, je suivais les résultats de tous les tournois dans tous les magazines chez le libraire, je lisais les articles le plus vite possible avant que le caissier ne me dise que ça suffisait et que je sois obligé de poser la revue. En ce temps-là, une balle neuve était un trésor.


J'essaie de me concentrer en reprenant mes rebonds. Mais pourquoi pas, après tout ? Quand j'avais son âge, la simple idée de parler à un pro m'empêchait de dormir la nuit. Si j'applique sa stratégie, je n'ose pas imaginer le succès qu'il va avoir de retour chez lui. Et avec ses copains, il pourra en plus se foutre de la gueule du pro qui écoute les ramasseurs tellement il est à la masse... J'interromps mes rebonds pour taper la terre battue collée à mes chaussures et je me rappelle comment nous tapions les nôtres avant chaque échange pour faire comme les vrais. Mais sur le parking en béton, on ne décollait qu'un vieux mégot de temps à autre. Et puis, on tapait nos semelles avec le tamis, pas avec le cadre... Allez c'est décidé, en souvenir du temps où j'étais passionné, je suis son conseil, je slice sur Son revers... Il décroise Son retour qui finit 5 cm trop loin, je marque le point. Je me retourne vers le gamin pour lui rendre son clin d'œil et lui peaufiner son souvenir, mais il est occupé à faire passer des balles d'un côté à l'autre du terrain pour la suite du jeu. Je perds lamentablement le point suivant en servant deux fois beaucoup trop long et je retourne à ma chaise la tête basse.


Mortifié, les yeux dans le vide, une bouteille d'eau atterrit dans mes mains. C'est lui, l'apprenti-stratège. J'évite son regard mais quand je lui rends la bouteille vide, j'entends de nouveau sa voix : «Surprends-le, agresse-le, monte au filet, quoiqu'il arrive. Ça va marcher... »

Pas de trace de sourire dans son ton, uniquement une crâne assurance.

Ridicule pour ridicule, je suis son conseil et les points s'enchaînent, je marque un jeu blanc, sous les acclamations de la foule. Je souris timidement, je lâche ma raquette, j'ouvre les bras, paumes vers le ciel en me retournant vers le ramasseur. Les spectateurs prennent mon geste pour eux et les acclamations redoublent.

Sur le premier point du jeu suivant, j'ai beau servir slicé sur son revers et me précipiter au filet, Il me retourne un lob qui me laisse sur mes appuis. Que faire maintenant ? Je ne peux pas aller demander conseil au vu de tous à un ramasseur de balle. Heureusement j'ai oublié ma serviette sur mon siège, je cours l'attraper, et je la tends au ramasseur pour qu'il me la rapporte entre chaque échange. Tout le long du jeu, lèvres serrées, il m'indique où servir, comment frapper mes balles, pendant que je fais semblant de m'essuyer. Et je passe devant au score pour la première fois !

La suite du match ressemble à mes rêves d'enfant. Plus rien ne m'arrête, je suis les directives du gamin à la lettre. Je suis le maître du court et Il erre sous le soleil comme un papillon de nuit autour d'une ampoule. Quand j'égalise à deux sets partout, je me permets un poing serré vers le ciel et le public me répond dans une formidable ovation. La terre battue tremble sous mes pieds.

Sur ma première balle de match, je conclus au filet, et je me retourne instantanément vers le ramasseur. Mais il a disparu, il est invisible. Je le cherche en scrutant les visages des autres gamins autour du court, j'ai l'air perdu — les journalistes mettront plus tard mon air hagard sur le compte de la surprise d'avoir joué à un tel niveau. Une discrète tape sur mon épaule interrompt ma recherche, Il vient me féliciter, j'ai sorti la tête de série numéro un au premier tour de Roland-Garros.

La conférence de presse est un délice. Enfin, on me pose des questions sur moi, mon jeu, ma vie. Pris dans le tourbillon médiatique, j'en oublie presque l'heure et je rentre dormir dans le pavillon de banlieue de mes parents par le dernier métro.


Le lendemain, en allant m'entraîner, je suis assailli par des gamins qui me demandent de leur signer une balle, une photo. J'ai du mal à entrer dans la routine de l'échauffement, mes jambes sont lourdes, ma tête légère. Je fais la une de l'Équipe, dont j'achète tout le stock au marchand de journaux.


Au deuxième tour, je suis opposé sur un court annexe à un tchèque, bon spécialiste de la surface. Le ramasseur est encore sur le court. Son visage me rappelle vaguement quelqu'un, un fantôme du passé, mais je ne parviens pas à mettre un nom sur ce souvenir. Je n'ai d'ailleurs pas le temps de m'étendre sur le sujet, j'ai un match à jouer. Il m'abreuve de conseils à chaque changement de côté, sans que je voie jamais ses lèvres bouger, et je remporte assez tranquillement le match en quatre sets. Comme au premier tour, avant même que l'arbitre n'ait fini d'égrener son « Jeu, set et match... », le gamin est introuvable, je ne le repère pas parmi les ramasseurs qui s'activent pour faire place nette pour le match suivant. Tant pis, en route pour le troisième tour !


Pendant ma journée de repos, je suis l'invité du journal de treize heures de France 2. Le présentateur parle de moi comme de la nouvelle coqueluche du sport français. Je suis sur un nuage. Je peux enfin utiliser toutes ces réponses aux questions des journalistes que je me répète dans ma tête avant de m'endormir le soir. Vingt ans de préparation, je suis affûté comme jamais, prêt à en découdre avec les interviewers. Et ça fonctionne, le public adore mon sens de la répartie. Je crois qu'il aime surtout le conte de fées que je suis en train de vivre, il peut facilement s'identifier à moi, l'obscur besogneux soudain dans la lumière.


Pour le troisième tour, je joue un australien en fin de carrière, ancien top 10 rentré dans le rang. Pas un spécialiste de la terre battue, mais un excellent volleyeur avec une expérience de quinze ans sur le circuit. Mon ramasseur est là, il me parle, me rassure, mais je n'ai pas vraiment besoin de lui pour gagner, même si je continue de suivre ses conseils. Techniquement, je reste un joueur moyen, voire faible, sans coup fort, mais tactiquement Je fais le match parfait, Je ne laisse pas respirer Mon adversaire, Je suis le boss sur le court. En moins de deux heures, l'affaire est réglée, Je sors en signant des autographes et en posant pour des photos avec les jeunes fans. J'explique aux journalistes présents en salle de presse qu'aujourd'hui ce n'était qu'une partie d'échecs, que J'ai constamment été en contrôle de la situation, que l'australien n'était qu'un pantin entre Mes doigts. Je leur dis que c'est sûrement Mon expérience des tournois de province qui Me permet de réussir aujourd'hui, et que le tennis de clubs est aussi important que le monde des pros. Je suis peut-être le symbole de l'entrée de notre sport dans une nouvelle ère...


Le huitième de finale arrive très vite, Je suis le dernier français en lice à Roland-Garros, opposé à l'épouvantail de la saison sur terre battue. Mais peu importe, Je ne ressens aucune pression, Je ne crains plus personne. J'entre sur le court en vainqueur. Au milieu de l'échauffement, une spectatrice hurle Mon prénom en agitant une pancarte où elle Me demande en mariage. Je souris d'un air entendu à la caméra, puis J'envoie Mon poignet éponge et un baiser à Ma nouvelle groupie.

Je gagne le toss et commence à servir. Mes coups partent bien, comme lors des matches précédents, mais Mon adversaire retourne le plomb et Me prend de vitesse sur les trois premiers points. Je lui abandonne mon service sur une double-faute. À ce moment seulement, le doute commence à s'insinuer en moi et je cherche des yeux mon ramasseur parmi les gamins autour du court. Je ne le trouve pas. Je passe les deux jeux suivants à essayer de le repérer dans le public, sans succès. Pendant ce temps, les points défilent. Au changement de côté, la tête sous ma serviette, j'écoute mon cœur battre, en m'efforçant de ralentir ma respiration. Je suis seul, livré à moi-même devant les télévisions du monde entier. Je ne sais pas du tout quelle tactique adopter, je ne suis pas à ma place, je suis de nouveau ridicule, je panique.

Je passe la fin du set à tester différentes options stratégiques, sans aucun succès, je revis mon début de match du premier tour. Je n'arrive pas à me calmer, mes coups partent dans toutes les directions, le public se lasse de m'encourager et commence à me huer, ce qui a pour conséquence immédiate une détérioration sensible de mon faible niveau de jeu.

Comment ai-je pu croire ces derniers jours que j'étais un joueur professionnel à succès ? Que je faisais partie de leur monde ? J'ai simplement suivi les conseils d'un ramasseur sorti de nulle part, et ça a marché. Je n'étais qu'un mauvais mime entre les mains d'un metteur en scène de génie. Et aujourd'hui, je me suis cru capable de faire un one-man-show, le monde me regarde m'effriter en direct.

Je m'en veux tellement d'y avoir cru. Au milieu du second set, je me force à reprendre confiance en moi, et perdu pour perdu, je lâche enfin mes coups. Mais mes balles fuient le terrain et l'écart se creuse au tableau d'affichage. Le public commence à quitter le central surchauffé pour aller se désaltérer en attendant les matches suivants.

Je continue de chercher partout mon ramasseur, mais il n'est visible nulle part. Il a peut-être eu un empêchement, ou alors il a été affecté à un autre court, à un autre match, à un autre joueur. Je lui en veux de m'avoir laissé tomber. Il m'a trahi. Il doit bien se marrer devant sa télé avec ses potes. C'est ce qu'il voulait depuis le début, ce petit con.

Lorsqu'un ultime retour dans le filet met fin à mon calvaire, je me précipite vers ma chaise et je fourre mes affaires en vrac dans mon sac sous les quolibets. Mon adversaire, que j'ai oublié de féliciter, s'approche. Je lui offre une molle poignée de main et j'attrape mon sac, hagard, pour quitter à jamais ce court maudit. La bandoulière reste coincée entre mes jambes et je trébuche. Je m'écroule. Le public rit. Je me relève en songeant au zapping de Canal + et je m'effondre à nouveau, ma cheville droite ne répond plus. Le juge-arbitre, mon adversaire, des ramasseurs anonymes s'agglutinent autour de moi, mes larmes coulent, ma tête tourne. Le kiné arrive et m'ausculte, et demande mon évacuation sur une civière. Pendant tout ce temps, j'entends les rires et les plaisanteries du public.

Le verdict médical est sans appel : rupture du tendon d'Achille. À mon âge, il ne faut pas compter retrouver la plénitude de ses moyens avant au moins un an. Ma carrière s'achève donc ainsi, sur un bond de 120 places au classement ATP et une chute de quelques centimètres avec complications.


Pendant ma convalescence, j'ai le temps de méditer beaucoup et de lire un peu. Comme par hasard, je découvre Aristote, la tragédie grecque et l'hybris. Mon tendon m'élance ironiquement lors des meilleurs passages. Je ne lis pas les nouvelles sportives, j'éconduis poliment les demandes d'interview, j'évite soigneusement les bêtisiers à la télé, je laisse le temps apaiser mes blessures. Au final, je les ai eues mes quinze minutes de célébrité après lesquelles je courais depuis si longtemps, pourquoi me plaindre ? Et puis je suis parti avec un gros chèque. Une élimination en huitième de finale d'un grand chelem, ça représente beaucoup d'argent à mon échelle...


Mais j'ai la sensation que tout ne peut pas s'arrêter là, il manque une deuxième chute, un vrai dénouement. Il faut que toute cette histoire ait un sens, une morale. Et j'ai besoin aussi d'une reconversion. Alors tout doucement, une idée germe dans mon esprit. Plutôt que de soigner le revers à deux mains des vieilles rombières de Neuilly, je vais monter une académie de tennis pour les jeunes des cités qui jouent sur les parkings de supermarchés le dimanche, comme moi il n'y a pas si longtemps. J'ai la mise de départ, un statut d'ancien joueur pro et un reste de célébrité, les banques me suivront.

À partir de là, j'ai un but et je deviens mon propre VRP. En passant, j'assume mon passé. Pour quelques milliers d'euros de plus dans ma cagnotte, je témoigne lors d'émissions à grande audience ou l'on se repasse mon ascension et ma chute au ralenti sous plusieurs angles. Je rencontre et persuade les politiciens de la viabilité du projet, je sélectionne un terrain dans ma ville d'enfance, je supervise la construction des locaux, je pose pour des campagnes promotionnelles en 4 par 3...


En parallèle, je me mets à la recherche du ramasseur. Je récupère auprès de la Fédération les listings des noms des enfants ayant officié sur le dernier Roland-Garros, en insistant pour obtenir leurs photos aussi. La secrétaire que je rencontre semble avoir des doutes sur la légalité de mes orientations sexuelles, mais à force de persuasion et sûrement aussi parce que mon projet d'académie de banlieue commence à être relayé dans le milieu, elle me fournit toutes les informations. Mais j'ai beau les dévisager, aucun de ces enfants ne ressemble à mon ramasseur. Je visionne alors les trois premiers matches de ma campagne, mais le gamin n'est sur aucun plan. À chaque fois que je lui ai parlé, le réalisateur s'est amusé à capturer des gros plans de Patrick Bruel ou de Francis Huster. J'envisage de poursuivre la traque via internet en postant un statut Facebook, mais à moins d'un mois du lancement de l'académie, mieux vaut faire profil bas sur cette partie de ma carrière. De toute façon, le lancement de l'académie me prend tellement de temps que je ne peux pas poursuivre mes investigations.


A deux semaines de l'inauguration, je suis forcé de déléguer des pans entiers de l'organisation pour me focaliser sur la communication. C'est ainsi que ma mère, ma fan inconditionnelle, celle pour qui ma chute en mondovision est exclusivement imputable aux fabricants de sacs de sports qui cousent des bandoulières beaucoup trop longues, ma mère donc se charge de superviser les finitions des travaux et la décoration des locaux.

Le jour fatidique, je découvre ainsi pour la première fois mon bébé, en même temps que les pigistes des quotidiens locaux, les huiles de la Fédération et les représentants des politiques de la jeunesse, des sports, de l'insertion sociale, des banlieues, du savoir-être et du mieux-vivre ensemble. Nous jouissons même de la présence du sous-secrétaire d'État aux relations inter-générationnelles dans le cadre du plan quinquennal de développement péri-urbain !


Ma très chère maman n'a pas fait les choses à moitié. Dans le hall d'entrée, l'intégralité de mes trophées est exposée. Uniquement des coupes et médailles à cinq euros pièce, avec l'intitulé du tournoi gravé au magasin de clés du coin. Je suis quand même très fier et un peu ému de revoir ma sculpture du Deuxième Meilleur Jeune catégorie 16 ans Délégation Région Parisienne, département de Seine-Saint-Denis, mon plus beau titre. Un peu plus loin, des photos sous verre retracent ma glorieuse carrière (mais pas de cliché de la Chute, merci maman). Sur la sixième ou la septième de la série, j'ai le souffle coupé en reconnaissant mon ramasseur, en noir et blanc, raquette en main. La légende porte pourtant mon nom. La photo suivante le montre encore, un peu plus âgé, avec de nouveau mon nom en dessous.


Dans un brouillard, j'entends sa voix dans mon dos : « Continue d'avancer, sois relax, les journalistes t'attendent, ça va marcher... »

  • Superbe texte sur la passion sportive et l'orgueil, avec une chute poétique que l'on sent doucement arriver au fil de la lecture.
    J'adore définitivement ton style !! =)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Photowelovewords

    bartholdi

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