Le rapt d'amour

violetta

Le soleil était définitivement couché. Les insectes et petites bêtes nocturnes y allaient tous de leurs chansons du soir, petit peuple invisible mais bruissant de vie et d'activité fébrile. Les bouteilles vides s'alignaient sur la table, quelqu'un avait rassemblé les assiettes en une pile un peu penchée. Les chats étaient partis en patrouille de nuit. Le chien ronflait sous la table. Petit à petit la conversation et les rires s'étiolaient.

Héloïse penchait un peu vers Donatien qui ne faisait rien pour l'en empêcher.

Irène ne disait rien depuis un moment, mais les flammes des photophores révélaient la rougeur de ses pommettes. Elle ne quittait pas Sven des yeux. Celui-ci s'était emparé de sa main et lui effleurait de ses lèvres et de sa barbe la paume et l'intérieur du poignet. Jean-Phi essayait de détourner son regard, mais les frémissements d'Irène sous ce contact ne lui échappaient pas. Les muscles de Sven saillaient sous son t-shirt de sauvage, sa peau prenait des reflets cuivrés à la lueur des bougies. Il dardait sur Irène des regards brûlants.

Ils se levèrent tous les deux dans un même élan qui sortit la tablée de son assoupissement.

- Bonne nuit, leur di Irène. Laissez tout comme ça, on verra demain.

Ils allaient marmonner des « bonne nuit » et des propositions de débarrasser la table quand ils virent Sven se baisser souplement et embarquer Irène en travers de son épaule pour l'emmener à l'intérieur de la maison. Irène, emportée avec désinvolture comme une captive sur un champ de bataille, adressa aux visages médusés un sourire radieux et leur fit un petit geste d'au revoir avec la main. Ses pendants d'oreille jetèrent un dernier éclat tandis que Sven, d'un pas silencieux et élégant, disparaissait avec elle dans la maison.

Lena, troublée comme eux tous, se râcla la gorge :

-  Eh bien, dit-elle, c'est un véritable enlèvement.

Elle poussa un soupir et ses yeux se firent rêveurs. Aucun mâle au désir impérieux ne l'avait jamais embarquée ainsi pour Cythère…

Personne ne fit la moindre plaisanterie, la moindre remarque. Ils étaient à la fois heureux – le vin coulait dans leurs veines – et un peu gênés. La scène qui venait de se produire était si loin de l'hypocrisie policée des dîners en ville. Ici, le désir s'était montré avec simplicité, naturel, plénitude. Mais ils n'arrivaient pas à déployer une attitude désinvolte et blasée pour reprendre l'avantage sur une situation qui les mettait un peu mal à l'aise. Manu tenta de changer de sujet :

-  Le ciel est plein d'étoiles.

-  On s'en fout, marmonna sombrement Jean-Phi.

Quelques rires se déclenchèrent. Effectivement, ils se foutaient tous des étoiles, des assiettes sales, des bouteilles vides, du chien qui ronflait…

-  On range quand même ? demande quelqu'un.

-  Irène a dit que…

-  Oui mais c'était par politesse.

-  Non, dit Jean-Phi d'une voix soudain forte et ferme. Je crois qu'Irène ne fait plus rien par politesse.

Il venait de prendre conscience que la discrète, la sage Irène avait fait sauter quelques verrous et assumait avec une tranquille sérénité ses désirs et ceux de son compagnon, et que les apparences, qui avaient autrefois tant d'importance pour elle, étaient reléguées au rayon souvenirs.

« Comme elle a raison » songea Jean-Phi en lui-même. Comme je l'envie… Comme je voudrais, moi aussi…

Il se sentit soudain très fatigué.

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