Le requin de Palerme
Georgia Margoni
Tony risquait une tendinite à force de compter les billets de banque, de les déranger, de les toucher, de les froisser, d'en sentir toute la vie et d'en prévoir ses jouissives implications. Il avait accepté ce curieux dépôt sans en exiger la moindre explication. A aucun moment, lors de sa dernière entrevue avec son fils, il y avait de cela deux semaines, Tony n'avait ressenti le besoin de lui poser les questions qui s'imposaient sur la provenance d'un argent surgi d'on ne sait où. Passe encore pour une liasse ou deux mais treize millions d'euros ne se trouvent pas sur le bitume de Paris où vivait Luigi et encore moins sous le sabot d'un cheval. Tony s'était répété cent fois dans sa vie, quand la situation l'exigeait, quand il tombait dans les ennuis, c'est-à-dire le plus fréquemment possible, que si l'on redoutait quelque forme de réponse, il ne fallait pas poser les questions qui y conduisaient. Mieux valait ne rien savoir que craindre le pire et le voir venir. Mieux valait laisser à son fils le bénéfice de l'intelligence et de la raison gardée même si Tony n'ignorait pas que personne ne gagne autant d'argent en si peu de temps. Même Rafael Nadal, nonuple vainqueur de Roland-Garros ne gagnait pas autant d'euros en deux semaines de tournoi. Il n'était pas jusqu'à Jack Sparrow qui pût s'enorgueillir de trouver un trésor sans le moindre effort et en si peu de temps. Luigi ne possédait pas de Black Pearl capable de voguer à noeuds rabattus par la tempête, échappant de justesse à Lord Cutler Beckett, directeur de la Compagnie des Indes et figure emblématique d'une justice qui réprime. Sans doute, les directeurs de banque parisiens ne possédaient pas le même charisme ni la même haineuse détermination. Luigi pouvait espérer conserver son butin si son père usait des précautions nécessaires et élémentaires. Et si son fils ne pouvait rivaliser en prouesses physiques et en pétulance d'esprit avec l'inénarrable Jack Sparrow, Luigi l'égalait dans l'absence totale de moralité pourvu qu'il y trouvât son compte. Son père n'était pas stupide, il savait tout cela. Après tout, Anthony Santangelo n'était coupable que de cet absurde aveuglement causé par l'amour qu'il portait à son enfant. Un homme de vingt-six ans, tout de même. Son fils unique. Dans une Sicile encore conservatrice, nul homme n'abandonnait son héritier mâle. C'étaient son nom et son honneur que l'on reniait dans ces refus-là, bien que la provenance du trésor dégluti s'annonçait illicite, malhonnête et immorale. Alors, Tony n'avait rien demandé, rien exigé.
Luigi ne pouvait rentrer pour le moment, ayant des affaires urgentes à régler. Fort bien, Tony patienterait.
– Papa, tu peux garder l'argent que je t'ai laissé en partant ?
– Combien de temps, fils ?
– Oh, pas longtemps. Je serai là à la fin du mois. Deux semaines, tout au plus.
– Tu sais bien que la réponse est oui.
– Papa ?
– Oui, Luigi , qu'est-ce qui se passe ?
– Rien. Je t'expliquerai tout. Mais cache-les. Et...
Luigi hésita , avant d'ajouter :
– Ne laisse pas Maurizio approcher de mon argent. Je n'ai pas confiance en lui.
– Tu as raison, fils. Ton cousin t'a toujours jalousé. Je veillerai sur ton bien comme s'il était la prunelle de mes yeux.
– Que ferais-je sans toi, papa ?
– Rien, sans doute.
Les rires confiants du père et du fils mirent un terme à la conversation. Tony raccrocha, sourit et alla vaquer aux affaires de son diable de fils. Il venait de s'engager à veiller sur le premier capital de son garçon. Il était temps qu'il songe à s'en constituer un. Anthony Santangelo venait de donner sa parole de sicilien et de père. Renier l'une ou l'autre, c'était se couvrir de honte. Trahir simultanément les deux promesses aurait entraîné sa famille dans un abîme de déshonneur. Et cela, il ne le pouvait sans déchoir.