Le rêve d’Achintya

pierre-m

Il y a un peu plus de deux milles ans de cela, dans le petit village de Sitapur,...

Il y a un peu plus de deux mille ans de cela, dans le petit village de Sitapur, coincé dans les montagnes à quelques kilomètres au nord de Kapilavastu, la capitale du clan des Úâkya dans le Nord-Est de l'Inde, vivait un vieux moine chauve et bedonnant qui allait par le nom d'Achintya.

Dans les environs de Sitapur et même bien au-delà, tout le monde connaissait Achintya. C'était un moine bon et généreux bien qu'un peu solitaire, qui avait parcouru l'Inde du Nord jusqu'au Sud, d'Est jusqu'en Ouest et qui était revenu. Tout le monde appréciait sa compagnie, ses histoires sans fin et sa bonhomie singulière. Toutes les femmes écoutaient ses conseils avisés, les hommes appréciaient son aide toujours désintéressée et les enfants s'amusaient de son sourire édenté. Sans véritable toit au-dessus de sa tête, Achintya ne vivait nulle part et partout à la fois. Sans épouse ni enfant, Achintya vivait seul et avec tous à la fois. Sans âge, Achintya était si vieux qu'aucun dans la région ne savait combien d'années il avait, quatre-vingt ou quatre-vingt-dix ans, il avait peut-être bien plus de cent ans maintenant mais à vrai dire, de mémoire d'homme personne dans la région ne l'avait vu ni naître ni grandir, personne ne l'avait jamais connu enfant ou adolescent, ni même jeune ou encore aux champs. C'était comme si Achintya avait toujours et de tous temps eu plus de cent ans. Comme s'il avait toujours été chauve et bedonnant.

Seulement Achintya était mourant. Il le pressentait depuis un moment, la vie avait passée, et ses dernières heures filaient comme du sable entre ses doigts. Il l'avait simplement annoncé au chef du village un soir, sans larmes ni émotions. Il s'était ensuite retiré dans la montagne pour rêver comme il disait. Il ne voulait pas qu'on le pleure, au contraire, il voulait que tous se réjouissent, il était heureux. Il avait rêvé longtemps d'une vie meilleure, d'une transcendance qu'il savait maintenant à sa portée. Il l'avait rêvé à plusieurs reprises et s'en souvenait de plus en plus clairement : dans sa prochaine vie, il se réincarnerait loin d'ici, dans un autre pays et là-bas il vivrait sa dernière existence. Il briserait la ronde infernale des réincarnations. Depuis quelques mois il avait fait d'autres rêves hallucinants qu'il ne comprenait pas vraiment mais il avait entrevu à chaque fois la lumière d'un astre blanc qui l'attirait étrangement. C'est pourquoi il avait décidé de partir seul dans la montagne, non pas pour mourir, pas tout de suite, mais il voulait encore rêver avant de passer de l'autre côté. Tel un funambule onirique avançant sur le fil de ses songes, il voulait voir le chemin pour comprendre tant qu'il était encore de ce côté-ci de la vie.

Dans la montagne il n'avait eu que l'embarras du choix, une grotte, une hutte, un terrier ou un nid abandonné, mais c'est pour l'ombre d'un grand chêne qu'il avait finalement opté. Allongé là, dans l'herbe, le dos au sol, seul sous la canopée, il regardait le ciel, apercevant la lumière du soleil qui perçait par intermittence dans les interstices que créait le vent entre les feuilles. Il méditait et il dormait. Il rêvait puis se réveillait et méditait à nouveau et ainsi passaient les journées sans boire ni manger.

Il avait toute sa vie durant, suivi l'instruction des moines les plus humbles comme les plus grands, dont les maîtres des maîtres avaient eux-mêmes connu et suivi l'instruction de Siddhârta. L'éveillé, le Bouddha, qui avait vécu à quelques journées de marche de là. Lui, qui avait atteint l'illumination et montré la voie. Anchintya avait toujours consciencieusement mis ses pas dans les siens. Il avait emprunté la voix du milieu, celle de la tolérance et du détachement. Il avait patiemment tissé et détissé le fil de ses émotions, démêlé les certitudes de la jeunesse, effacé les doutes de l'adolescence et absorbé les connaissances avancées qui amènent au détachement complet. Il avait vécu ainsi, simplement, expérimentant sans cesse la vacuité de son existence terrestre. Et au crépuscule de sa vie, nu comme un verre, allongé dans l'herbe fraiche, il savait qu'il vivait un instant particulier. Il pressentait que la ronde inexorable de ses existences allait enfin pouvoir cesser.

En cette soirée d'été, identique à mille autres soirées estivales, il se trouvait simplement en cet endroit, une clairière dans la forêt, semblable à des milliers d'autres clairières autour. Il goutait à la fraicheur de la nuit sans envie, ni peur, ni illusion, sans émotion. Il souriait. Ce soir, dans le ciel, il y avait des milliers d'étoiles et parmi elles un astre lumineux qui brillait avec plus d'intensité. Cette étoile, dont il avait si souvent rêvé dernièrement, s'était soudainement matérialisée comme si un ancien dieu avait détaché un éclat des cieux pour le poser là. Il pouvait l'observer très précisément et il se demandait quel pouvait bien être cet astre blanc et pourquoi il brillait si fort. Sur ces réflexions Achintya fit son lit dans l'herbe fraiche et s'endormit doucement sous la voute céleste pour sa dernière nuit, son dernier rêve. Demain il serait réincarné.

Achintya revivait maintenant ses vies antérieures. Il était une tortue dans l'océan, un ours dans la forêt. Il se transmutait en fourmi et parcourait la canopée. Il était un homme puis deux, puis trois. Il était une femme puis dix puis vingt. Il avait eu tant et tant de vies passées qu'il se rappelait maintenant parfaitement. Ses dernières existences, pieuses et rigoureuses lui avait permis de transcender son karma et d'emprunter la voix qui menait vers la perfection. Et il approchait, il arrivait enfin au bout de ce long chemin et dans son sommeil il souriait. Il rêvait maintenant qu'il s'envolait dans le ciel pur et la nuit noire pour rejoindre l'étoile scintillante qu'il avait observée longuement avant de s'endormir. Quand il atteint enfin l'astre blanc, il ne vit plus que de la lumière, et sa respiration calme disparue dans un ultime souffle et son cœur qui avait battu le rythme de ses existences finalement se tu, fixant à jamais un sourire énigmatique sur son visage d'enfant.

A cet instant, de l'autre côté du monde, sur un autre continent, une étoile brillait plus intensément au-dessus d'une étable où naissait un enfant. De nombreux bergers se pressaient pour assister à l'heureux évènement car depuis quelques jours cette étoile semblait indiquer cet endroit précisément. Tous voulaient voir le nouveau né. Lorsqu'il sorti du ventre de sa mère ce fut presque sans un bruit et tous pouvait voir un sourire énigmatique sur son visage d'enfant. Sa mère l'enveloppa de langes et le coucha sur le dos dans une mangeoire en bois de chêne qu'on avait pris soin de remplir d'herbe fraiche. Elle se tourna vers le père qui était à ses côtés et lui demanda d'annoncer la bonne nouvelle à tous ceux qui l'entouraient : « va, dis-leur que notre premier-né est arrivé et qu'il est né sous une bonne étoile. Jésus sera son nom ! »

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