Le Rêveur et l'Ancien - Chapitre 4

Julien Barré

Autrefois vivait un peuple, si ancien que son histoire est devenue mythe. Âmes tristes à la merci des bêtes venimeuses et des tempêtes monstrueuses. Larmes fument au soleil et gèlent dans la nuit.

Note de l'auteur : en langue de Noun, le û se prononce ou


VII

Le Hiérarque choisissait chaque fois le chemin qui descendait. Toujours plus proche des tréfonds, d'un étage à l'autre. Souvent, la troupe tombait sur un cul-de-sac et devait rebrousser chemin. Usant d'un morceau de grès rouge, le commandant marquait chaque tunnel qu'ils empruntaient. Les âmes obéissantes dans son sillage prenaient la mesure qu'ils étaient devenus des profanateurs, promis à l'éternelle damnation dans la Crypte d'Oum. La peur de la punition de leur vivant gardait néanmoins enchaîné leur esprit.

─ Jusqu'où on va aller comme ça, finit par s'exaspérer à haute voix Maresh.

─ Jusqu'aux Enfers s'il le faut, jura l'officier.

Au niveau d'un autre autel marquant la croisée des chemins, la meute se mit d'un coup à japper, signe que quelqu'un ou quelque chose approchait. Un bruit subit stoppa la marche en même temps que les battements dans les poitrines. Les vagues rougeoyantes des torches balayèrent le labyrinthe. Par-dessus les aboiements, des échos émergèrent. Des ténèbres, une voix appela :

─ On vient en paix !

Les ombres se dispersèrent, révélant une haute silhouette, pliée, et dont le crâne paraissait relié au plafond bas. L'homme présentait ses paumes en signe d'amitié. Un glaive cliquetait à sa hanche, ornée d'une somptueuse ceinture, dénotant avec sa tunique crasseuse.

─ Vous êtes des soldats de la Vallée ? résonna un timbre rauque à l'accent marqué

« La Vallée » désignait communément le Pays de Noun parmi ses habitants.

─ Nous servons le roi de Nûn, vibra la voix menaçante du Hiérarque, qui avait dégainé son khépesh et le brandissait en direction de l'étranger. Et toi, tu m'as pas l'air d'un fantôme ?

La grande perche aux cicatrices sur le visage lâcha un rire grave qui eut pour effet d'accentuer  la nervosité ambiante.

─ Non, rien qu'un visiteur de chair et d'os tout comme vous. Je m'appelle Nerumet.

─ Tu as beau porter un nom de la Vallée et parler sa langue, ton accent trahit tes origines, le métèque.

L'insulte laissa l'autre de marbre.

─ Ma mère était une fille de Noun et mon père un enfant de Byrsa. J'ai grandi entre les murs de la cité, mais ma mère m'a enseigné son langage maternel.

─ La cité est déserte. Qu'est-ce que tu fiches ici ?

─ Je suis un marchand. Je transporte de la soie et du poivre des Terres d'Occident. Mon navire s'est ancré à l'aube pour trouver la rade et les quais aussi vides que les quartiers.

Son chagrin mêlé d'angoisse se lisait distinctement.

─ Depuis ce matin, mon équipage et moi naviguons dans un cauchemar...

─ Ton équipage ! Où est-il ? le coupa brutalement l'officier, la lame de bronze courbée luisante à la lueur des flambeaux.

Le bâtard de sang-mêlé pointa les ténèbres derrière lui. En sortirent d'autres silhouettes, toutes plus petites que la sienne. Des visages aux peintures variées, descendants de cent contrées par-delà les mers. Des peaux mâtes, dorées, certaines aussi pâles que la Lune et d'autres plus sombres que l'ébène.

D'instinct, les soldats de Nûn reculèrent, épaule contre épaule, bronze dégainé prêt à frapper. Aux pieds d'Aksoum, les chiens grognaient, crocs en évidence. L'autel séparait le Hiérarque et Nerumet, leurs regards sous les crânes luisants, noirs de défi, tentant de lire les pensées de l'autre.

─ Des marchands, hein ? railla sèchement le Hiérarque en pointant de son khépesh les glaives, dagues, gourdins et massues aux ceintures des nouveaux venus.

Nerumet afficha un large sourire d'une oreille à l'autre, chacune décorée de pierreries et d'anneaux.

─ Vous n'êtes pas sans savoir que les eaux du large sont infestées de pirates. Tous les marchands qui ne veulent pas finir dévorés par les poissons apprennent à se battre se défendre.

─ Peut être, grogna le commandant, mais ça ne me dit pas pourquoi vous êtes venus fouiner dans ces cryptes.

─ Je pourrais vous retourner la question, le défia le capitaine marchand.

─ Cause pas de ce que tu ignores, bouillonna le noble sang, levant plus haut sa lame en patte de bœuf et crachant à la face de son interlocuteur. Vous n'êtes qu'une bande de pillards qui profitez de la disparition des âmes de la cité pour venir vous servir dans les trésors des morts. Le seul châtiment que vous méritez c'est d'avoir les articulations brisées jusqu'à l'expulsion de vos âmes scélérates.

Nerumet agita les bras, une lueur de peur lorgnant du côté de la meute, babines retroussées.

─ Si nous sommes des profanateurs, alors vous et vos hommes le sont aussi. Nous avons passé la journée à explorer la ville sans trouver trace de vie nulle part. Cet endroit est le dernier que nous n'avons pas visité. C'est là l'unique raison qui nous a menés à braver le repos des morts. Qu'avons-nous à perdre encore sinon nos âmes ?

La figure de Nerumet ne pouvait mentir tant son désespoir affiché était palpable. Après réflexion, à sonder les traits des marins byrsans, l'officier de Noun poursuivit son interrogatoire :

─ Comment êtes-vous arrivés là ? J'ai posté des sentinelles à l'entrée des cryptes.

─ Il existe d'autres passages que les éboulements ont épargnés.

Le Hiérarque se renfrogna derrière son masque de mépris.

─ Tu sais quoi, manant ? Je ne crois pas un traître mot de ce que tu me déblatères.

À son ton hautain, le bâtard de sang-mêlé répondit par une moue équivoque.

─ Libre à vous, Seigneur. Mais sachez que si nous devons nous battre dans ces tunnels étroits, ce sera à coup sûr un bain de sang. Vous ne pourrez profiter de votre nombre pour nous écraser, et mes hommes savent se battre. Cependant, je ne souhaite pas cela. Je tiens à la vie des miens et n'ai aucune envie de voir le sang des vôtres souiller les tombes de mes ancêtres. S'il est possible d'éviter un combat, je ferai tout pour vous satisfaire.

Le commandant plongea dans ses pensées. Les tapotements du khépesh sur l'autel nourrissaient les craintes qui l'observaient, appréhendant sa décision. Aksoum n'avait aucune envie de se battre et de mourir en ce lieu, au même titre que ses camarades. Les phalanges blanchies autour de la hampe de sa lance, le soldat détaillait les Byrsans dont les armes reposaient toujours aux ceintures.

La lame de bronze trancha l'air froid des cryptes pour souligner la fin des délibérations.

─ J'ai une offre à te soumettre. Toi et ton équipage, vous nous accompagnez jusqu'à ce que nous sortions de ces maudits tunnels où nos chemins se sépareront.

─ Nous acceptons votre généreuse proposition, s'égaya Nerumet.

L'homme s'avança, son crâne chauve, du sommet duquel pendait une longue natte huilée, raclant le plafond. Dans une atmosphère de suie, il tendit sa main en direction de l'officier de Noun, lequel se détourna en affichant une grimace de dégoût.

Les Ammanûns – nom désignant le Peuple de Noun – reprirent leur descente vers le cœur de la Cité des Morts au côté de leurs nouveaux compagnons. Les paroles censées du sang-mêlé avaient fait mouche dans l'esprit du Hiérarque. Sur ses ordres, les Byrsans occupaient le centre de la file indienne de sorte que, si la situation venait à dégénérer d'une façon ou d'une autre, l'équipage de Nerumet soit aisément neutralisé.

Aksoum et sa meute guidaient toujours la colonne. Le soldat était quelque peu soulagé. Quelque peu seulement, car les ténèbres s'ouvraient devant lui et qu'il sentait peser sur ses épaules rabattues le courroux des esprits défunts, dont les cendres reposaient derrière les rangées infinies d'urnes scellées. Le flair nerveux des museaux sondait les relents poussiéreux du dédale en quête du moindre changement, annonciateur de danger ou, préférable, d'une issue.

Dans le sillage de la meute, le Hiérarque ne cachait pas son dépit à devoir supporter la compagnie de Nerumet.

─ Dites-moi, Seigneur, l'interpela le bâtard de sang-mêlé. Qu'est-ce que des soldats du roi de la Vallée viennent faire à Byrsa ? Une invasion ?

─ Une mission diplomatique, répondit sèchement l'officier de sorte à couper court à la conversation.

─ C'est donc un hasard que vous vous pointez au moment où toute la ville s'évapore sans laisser de trace.

Le ton respirait le sarcasme. Le Hiérarque tâcha de camoufler sa nervosité sous le dégoût que lui inspirait ce sang impur.

─ Mes affaires ne te regardent en rien. Estime-toi heureux de respirer et ferme-là.

─ Je vous en prie, parla d'une voix calme le marchand. Nous devons nous serrez les coudes si nous voulons émerger de ce cauchemar sains et saufs.

Qu'un roturier, en prime bâtard à moitié étranger, s'adresse à lui, héritier d'une humble mais auguste lignée, comme à un égal faisait bouillir son noble sang. Il s'évertua néanmoins à se maîtriser pour se concentrer sur la mission. Son feu étouffé, le fier commandant en profita pour gratter des informations sur le sort des âmes de Byrsa.

─ Ainsi donc, tu prétends qu'il ne reste plus un seul bateau dans le port.

─ À part mon vaisseau, plus une barque. Les galères marchandes, les canots de pêche et même les barges des magistrats. Les eaux de la baie sont aussi bleues qu'avant l'arrivée des ancêtres.

─ Qu'aurait-il bien pu les pousser à abandonner la cité ?

─ Je l'ignore. J'étais en mer les six derniers mois. Avant ça, il n'y a eu aucun signe avant coureur.

─ Un raid de pillards peut-être. Ou les tribus du désert.

─ Les bandes qui infestent les collines n'oseraient jamais s'attaquer aux murailles. Quant aux tribus, elles préfèrent le commerce à la guerre. Mon peuple n'a entretenu aucune querelle avec elles qui n'est allée plus loin que les mésententes en affaires. Les pirates des côtes se sont déjà montrés assez braves pour lancer des raids contre la cité par le passé. Mais dans ce cas, ils auraient laissé des traces évidentes, et mes hommes et moi n'avons vu aucune épave ni ruine calcinée. Pas le moindre cadavre. Je ne vois qu'une explication. Quoi qu'il soit arrivé, cela n'a rien à voir avec une action humaine.

Le renfrognement du Hiérarque fit office d'approbation à la conclusion du Byrsan. Ce dernier lui adressa un sourire qui ne pouvait être que fin.

─ N'est-il pas meilleur endroit pour mourir qu'une nécropole ?

L'officier de Noun l'ignora, sentant son feu intérieur se rallumer. Nerumet s'en alla tenir compagnie à Aksoum. Le chef de meute corrigea Maya qui montra les crocs à l'approche de l'homme.

─ Pardon, elle est de nature méfiante.

─ Les chiens de Noun sont comme leurs maîtres. Ils n'apprécient pas les sangs-mêlés, plaisanta l'échalas.

En le détaillant, le soldat s'attacha au lobe de son oreille, qui arborait à lui seul plus de richesses que lui-même ne saurait accumuler au terme d'une vie entière dans les champs. Lorsque l'autre lui rendit son regard fureteur, un fugace malaise le saisit.

─ C'est quoi ton nom ?

─ Aksoum.

─ L'esprit rêveur. Rien que ça !

Aksûm ne savait s'il se moquait et se renfrogna.

─ On peut dire que les dieux t'ont verni à la naissance contrairement à moi.

Dans le Pays de Noun, il était de coutume, depuis des temps immémoriaux, que le nouveau-né soit amené au temple d'Ymé, la déesse-Vie, et que les prêtres, après consultation des oracles, lui donnent son nom. La rareté d'Aksoum avait rendu ses parents fiers. De leur vivant, ils ne cessaient de se vanter auprès des voisins et de leurs amis que leur fils était promis à une destinée majestueuse. L'ironie. Ils ne l'avaient pas vu grandir pour devenir fermier comme eux.

─ Nerumet. C'est un nom étrange, souligna-t-il en balayant les souvenirs douloureux.

─ C'est un surnom en fait, expliqua le concerné sans prendre ombrage. Les gamins des rues me l'ont donné quand j'étais pas plus haut que cette charmante bête, dit-il en désignant Maya et son regard sauvage pointé en sa direction. C'était une façon de se moquer de cette taille de géant sans avoir à s'approcher trop près pour pas tâter de mes arguments contraires. J'ai adopté ce nom pour leur montrer que leurs moqueries j'en avais rien à faire. Ça m'a pas empêché de filer des coups de pieds ça et là quand ils me faisaient trop chier.

La conversation entre les deux se poursuivit avec plus de légèreté, de sorte à apaiser les nerfs tendus par le vide sinistre.

─ Les légendes prétendent que Byrsa fut bâtie à l'emplacement d'une ancienne nécropole, datant de l'aube du monde, affirma à un moment Nerumet, le ton léger devenu grave. Les prêtres-gardiens mentionnent des chambres enterrées au plus près du cœur battant de la Terre. À l'intérieur de ces chambres secrètes reposerait un grand pouvoir oublié selon d'autres langues.

Aksoum pesa ces informations sur sa balance de réflexions.

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