le roi du silence

hectorvugo

La photo date. J'en garde un souvenir ému. Elle symbolise bien ce que nous étions : de gais escrocs pour qui la musique était l'alibi d'être ensembles.

Peu d'entre nous savaient déchiffrer une partition et chanter juste. Oui. Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous chantions ! A chaque fois que nous le faisions, un miracle s'opérait. C'était audible.

Le public pensait que nous avions du talent. La preuve, il applaudissait. Exprimait-il son contentement par charité ? J'ai la faiblesse de croire qu'il nous remerciait pour le plaisir partagé et le bonheur transmis. En voyant le visage de ces gens, je n'en doutais plus.

Il faut dire que nous en jetions sur scène avec nos trois pupitres de 20 choristes chacun et nos tenues rouges et blanches.

Le cœur et l'enthousiasme que nous mettions à la tâche emportaient l'adhésion des derniers sceptiques : ceux qui restaient encore de marbre après notre premier morceau interprété. Dès les premières notes du second, ils rejoignaient la communauté des groupies.

Franchement que valions nous  sur l'échelle des vocalistes ?

Sur celle de Pavarotti pas grand-chose. Sur celle de Gainsbourg un pesant d'or. En vérité nous avions un niveau plus qu'honorable à l'aune de nos capacités.

Me voit-on sur la photo ?

Non.

C'était volontaire. Je voulais ne pas être remarqué par mon paradoxe. J'avais intégré le groupe des taiseux actifs. Nous nous planquions au troisième rang du pupitre des basses. Les locomotives (bons en chant) et les grands (ceux qui limitaient la casse et qui faisaient les clowns) nous cachaient. Nous nous placions derrière eux car nous étions petits et volontairement muets.

Les taiseux actifs. J'aimais ce titre de gloire. C'était une invention de la chef de chœur.

J'avais pour ces travailleurs de l'ombre de la tendresse et même, j'ose l'avouer aujourd'hui, de l'admiration. Ils se taisaient avec un art grandiose de la dissimulation. Ils remuaient les lèvres.

Je les observais et je les imitais en faisant de mon mieux.

Nous  étions discrets, efficaces, effacés. Tellement effacés qu'au sein de la chorale, on ne savait rien de nous à part nos prénoms respectifs. Et encore.  Pour la plupart, nous étions des conjoints de chanteurs ou chanteuses réels.  Bon nombre d'entre nous ne devait sa présence qu'à cette proximité sentimentale.

Aussi la chef de chœurs nous invitait à nous placer en retrait, bien au fond. Nous restions bouche cousu. Nous étions des éléments indispensables du décor, donnant un effet de masse à la chorale. Des figurants utiles en quelque sorte.

 

Les taiseux actifs gagnèrent en grade. Nous devînmes  les rois du silence : une appellation de Barbara une soprano

Les rois du silence quel titre ! Pas usurpé pour un sou.

Elle nous avait démasqués grâce à la vidéo d'un concert. Un gros plan sur moi avait suffi.

Depuis sa découverte de la supercherie, elle nous observait avec attention. Ainsi les répétitions furent, pour elle, une étude étonnante de notre activité.

D'habitude, on distinguait sa voix, puis un soir elle baissa d'un ton. Pas parce qu'on le lui avait demandé. Non. Barbara ne sollicita plus ses cordes vocales comme avant, plus préoccupée par un phénomène paranormal dont elle constata l'existence.

-          Jamais je n'aurais cru cela possible. Etre dans une chorale et ne pas chanter. S'adressant à moi : comment fais-tu ?

-          Rien de plus de facile. Je me tais et je remue les lèvres.

-          C'est du play back alors ?

-          Absolument

-          Et Tu n'as jamais pensé chanter vraiment ?

-          Chanter ? mais c'est de la folie !!!

-          Essaie au moins une fois

-          La chef nous demanda de reprendre à la mesure 25 l'alléluia de Léonard Cohen.

Je poussai timidement ma voix avec inconscience. On m'entendit à peine pourtant ce fut une horreur. Une dissonance. Une balafre dans la fragile harmonie du morceau. Les pupitres alto  me fusillèrent du regard.

-          Barbara me conseilla : effectivement il vaut mieux que tu restes au play back.

-          La chef surenchérit : « pas de dépassement de fonction Victor. Que chacun reste à sa place

Je redevins un roi du silence jusqu'à la fin de la répétition.

Pour autant mes camarades muets me félicitèrent pour mon courage, certains même regrettant l'extrême timidité de ma tentative.

Si j'avais chanté pour de vrai en poussant ma voix, cela aurait donné quoi ? La question germa dans mon esprit. Je devais essayer ailleurs qu'à la chorale pour en avoir le cœur net.

A l'époque je vivais dans un appartement très mal insonorisé, un deux pièces au rez de chaussée avec une porte fenêtre donnant sur un jardinet privatif ou je faisais grillé des chipolatas les jours de ramadan, exprès pour enquiquiner mon voisin Youssouf dont les prières bien trop bruyantes écourtaient mes nuits. On s'adorait, on se détestait. Nos chamailleries nous donnaient des raisons de se sentir vivants.

Vivants nous ne l'étions plus trop, dévitalisés par des histoires d'amours que la mort de nos compagnes avait achevées. J'écoutais La Callas les dimanches les jours de pluie quand lui se plongeait dans les mélopées harmoniques d'Oum Khalsoum. Nous étions jumeaux dans nos souffrances.

J'avais de la sympathie pour Youssouf. Les autres voisins aussi. Nous habitions une petite résidence de trois immeubles à taille humaine.  Un 24 mai au soir, nous nous retrouvions comme chaque année pour faire la fête.

Ce Vendredi-là,   Les gens n'avait pas le cœur à être gai.

On retrouva Youssouf mort dans sa chambre avant le début de l'apéro.

-          Le nez en sang et les tympans crevés !!! éructa Carl tout retourné

-          La sangria est disponible sur le buffet dit le concierge

-          Franchement Pedro je n'ai pas l'humeur à boire.

Pedro  donnait le change, il était tout aussi retourné que Carl, mais cela ne se voyait pas. Son côté Ibère fier prenait le dessus. Il souriait bêtement les bras tendus en direction du saladier posé sur une table de fortune.

-          Un petit verre ça n'a jamais fait de mal Monsieur Carl

-          Non Pedro

La nouvelle du décès de Youssouf se rependit comme une trainée de poudres. Elle fut le sujet principal de ces micros conversations qui font d'habitude le sel de ce genre de soirée. Elles engendrent les sourires et les rires. Mais là, il aurait été déplacé de s'esclaffer.

-          Anita prit à part son mari. On aurait dû annuler la fête, Pedro.

-          Ce n'est quand même pas de ma faute si j'ai appris la mort de Youssouf  au moment où j''ai servi le premier verre de sangria. On n'avait plus le temps pour annuler chérie. Le train était en marche.

Le train était en marche, son expression favorite. Normal pour un fils de cheminot.

-          Quand même.. Moi à ta place j'aurais demandé aux gens de rentrer chez eux.

-          The show must  go on comme disent les américains. Et puis Monsieur Youssouf n'aurait pas aimé que l'on annule tout à cause de lui

-          T'as peut être raison. Dis-moi tout le monde est là sauf  Monsieur Victor. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé.

-          Qu'est-ce que tu vas imaginer Anita.

Ce soir-là j'étais en retard. Un autre événement me fit oublier l'heure. J'avais osé chanter fort pour la première fois sous ma douche. Rien que de m'entendre distinctement et de sentir ma cage thoracique raisonnée, j'étais devenu fou de bonheur.

J'avais découvert les vertus de cet exercice, cette libération de l'âme et y avais trouvé un bien être insoupçonné. J'avais enfin compris pourquoi le visage des chanteurs de notre chorale irradiait de joie après une répétition rondement menée.

Avais-je chanté juste ? Je l'ignorais, incapable d'effectuer la moindre auto critique trop grisé par l'euphorie.

Voilà que je fredonnais à tue-tête tout en m'habillant. A voix basse je massacrais Carmen. J'étais heureux. Très heureux. En finissant de boutonner ma chemise, je regardais le miroir de ma salle de bain et mon visage de ravi de la crèche étrangement ouvert au monde.

Je fermai la porte de mon appartement, descendis quatre à quatre les marches d'escalier menant au hall et à l'arrière-cour. Le voisinage au complet finissait son deuxième verre de sangria avec une tête d'enterrement.

Pourquoi étaient-ils tous si tristes ? J'étais seulement en retard d'un petit quart d'heure.

-          Hilare je m'adressai à Anita : Vous pouvez enfin sourire, je suis là !

-          Sourire ça va être dur. Youssouf est mort,  Monsieur Victor.

-          Si c'est une blague c'est de mauvais gout…

-          Non je suis sérieuse.  Monsieur Carl l'a découvert allongé sur son lit, le nez en sang et les tympans crevés.

Je bus de l'eau toute la soirée. Pas envie d'un verre d'alcool.


 

Sa mort fut déclarée accidentelle par les autorités. On enterra Youssouf au carré musulman de Thiais. Une cérémonie simple et rapide. Le pauvre homme n'avait personne comme famille. Heureusement que ses voisins étaient là. Carl en tête. Je me tenais  en retrait du cortège, plus qu'un réflexe, un mode de vie. Etre en dehors du monde tout en étant un témoin, c'était facile, moins douloureux.

Pour la première fois de ma vie, je ne me faisais pas au silence, à ce silence particulier, celui de Youssouf. Je n'entendais plus sa voix à travers les fines cloisons qui séparaient nos appartements. C'était insupportable. J'avais presque envie de me plaindre au commissariat pour absence de tapage diurne.

Je ne mangeais moins. Je dormais moins. Je commençais à dépérir.

-          Anita s'en alarma : Reprenez-vous Monsieur Victor. Il faut apprendre à revivre.

-          Je n'y arrive pas. J'ai perdu le goût et l'envie.

-          Si vite ?

-          Oui. C'est dingue comme l'absence de Youssouf me pèse. Je ne le croyais pas aussi présent dans ma vie

-          Comme quoi un voisin a son utilité

-          C'est vrai

-          Je me sens si seul à présent.

-          Adoptez un chat Monsieur Victor. D'ailleurs je connais quelqu'un qui pourrait…

-          Merci c'est gentil. Mais  vous me voyez avec un animal de compagnie ?

-          Et pourquoi pas Monsieur Victor.  (devinant ma gène elle changea de sujet) Je ne vous ai vu pas sortir jeudi soir.

-          J'ai séché les trois dernières séances de la chorale

-          Il faut y revenir Monsieur Victor.

-          Oui Anita. Vous avez raison

La semaine dernière j'avais reçu un texto de la chef de chœur : Ton silence nous manque. Je n'y avais pas donné suite. A quoi bon y répondre.

Je suivis les conseils d'Anita et sortis ce jeudi-là, avec un peu d'appréhension. J'aurais dû envoyer un mot à la chef, lui dire. Mais lui dire quoi ? On ne s'épanchait pas à la chorale, on laissait ses soucis au vestiaire et on alimentait un bain de joie. Chacun y plongeait pour oublier ses tracas. C'était la règle. Alors j'expliquerais mon absence par une mauvaise grippe. Une grippe début juin..  Il me faudrait un sacré don de comédien pour faire avaler ça.

A moins de jouer le rôle, de m'habiller chaudement et de tousser et tout le tralala.

Comment justifier autrement, mon accoutrement hors saison, un cardigan et une écharpe bariolée xxl autour du cou. J'affrontais la rue déguisé de la sorte un jeudi soir de juin avec une température extérieure de 23 degrés.

Le local de répétition se trouvait à 5 minutes à pied de mon appart, largement suffisant pour arriver en nage devant la chef de chœur.

-          D'où arrives-tu mon petit Victor ? De Laponie ?

-          Non. J'ai une grippe carabinée

-          Tu aurais dû rester au lit

-          Vous me manquiez trop

-          Comme c'est chou !!!!

Et elle m'embrassa sur la joue. Quelle folie !!!!!

 Je ne quittai pas mon écharpe et mon cardigan malgré la température dans la salle. Il faisait trop chaud. A ma demande, on ouvrit en grand une des fenêtres Je finis la répétition dans un courant d'air et dans un état second.

-          Barbara insista pour me raccompagner en voiture chez moi. Il est hors de question que tu rentres à pied dans ton état

-          Pourquoi ? Je peux marcher

-          Tu plaisantes. Tu ne tiens pas sur tes jambes. Tu as failli tomber dans les pommes aux dernières mesures de Lysandre.

Elle avait raison. Je me laissai faire. A quoi bon les mots…..

 

Elle me déposa comme un sac de patates sur mon lit. Je dormais déjà.

Le lendemain matin, les draps mouillés me sortirent de ma torpeur. J'étais dans un état grippal, le nez bouché, la bouche pâteuse, le corps courbaturé comme si j'avais fait un triathlon. La fiction rejoignait la réalité.

Bingo. Ça sentait l'arrêt maladie d'une semaine assuré.

Mon médecin traitant me l'accorda sans peine, me demandant de ne plus bouger jusqu'à nouvel ordre.

-          je vous appellerai d'ici 6 jours, en attendant pas de sorties.

-          Et la chorale ?

-          Hors de question de chanter. Vous avez une voix à la Stallone. Voyons Monsieur Victor soyez raisonnable.

Quand il ferma la porte de mon appartement derrière lui, j'entendis de nouveau ce satané silence. J'eus presque envie de pleurer.

Trois semaines que Youssouf était mort.

 

 

 

 

Jusque-là j'avais une vie bien rangée, chronométrée, millimétrée, une existence de vieux garçon à vous faire fuir une éventuelle prétendante. J'avais le cœur fossilisé. Et je faisais en sorte de ne pas le montrer, d'être socialement potable. J'y réussissais plutôt bien, à en croire ma côte de popularité dans le quartier.

Je gardai le lit pendant trois jours. Et pendant trois jours on vint à mon chevet. Par ordre de passage : Carl, Pedro et Anita. Cette dernière m'apporta de la blanquette de veau pour je cite : me requinquer.

Le monde s'intéressait  à moi. Il m'apportait cette bienveillance sans calcul, sans espoir de renvoi d'ascenseur. Même Barbara m'envoya un texto pour avoir des nouvelles.

Au bout du quatrième jour la fièvre tomba vraiment. Ma voix n'avait plus son voile toussoteux. Je pouvais presque chanter de nouveau sous la douche.

Le cinquième jour je repris une vie normale et revint au bureau. « T'avais un arrêt maladie jusqu'à vendredi, qu'est-ce que tu fous ici ? ». Voilà ce qu'ils me dirent.  Mes collègues avaient un sens de l'accueil bien à eux avec ce commentaire si français.

On ne revenait pas plutôt que prévu. Ca faisait un poil fayot. Or je n'avais pas cette réputation-là. J'étais aussi un taiseux dans le boulot, un fantôme dont on apercevait seulement l'efficacité quand il était absent.

Je n'ouvris pas la bouche de la journée excepté à la pause déjeuné ou on me demanda mon avis sur le dernier album posthume de Monserrat Caballe. « Puisque tu chantes dans une chorale, tu dois surement aimer le lyrique ». Comme si cela allait de soi. Alors je fis le poli. J'inventai un avis sur l'ultime opus de la chanteuse sans avouer que je n'avais d'elle que son single Barcelona, le duo avec Freddy Mercury.

En une phrase j'assassinai le maigre crédit dont je disposai auprès de la tablée. « J'ai écouté le disque, c'est pas mal, pas mal du tout. ». Un peu court jeune homme pour un amateur de lyrique. Et puis je ne voulais pas en rajouter, j'avais mon yaourt à finir.

On ne laisse pas un bifidus actif à moitié entamé, c'est bien connu.

Alors consciencieusement j'achevai ma dernière cuillère. A peine le temps de la déglutir que mon portable vibra. Un sms de Barbara.

-          Mon voisin de droite de table pleurnicha : Si lui aussi reçoit des textos pendant les repas ou on va

-          Mon voisin de gauche ajouta :   tout fout le camp 

Oui. Tout foutait le camp. Même ma solitude. J'ignorais qu'elle faisait ses bagages.


 

J'arrivais du travail. Je franchissais les dernières marches. J'étais dans la cage d'escalier. Je fouillais dans la poche gauche de ma veste. Je cherchais les clés de mon appartement. Toujours le même geste, le même toc. J'aimais entendre le bruit de la ferraille. Ça me rassurait. Un autre son venait s'ajouter à cette musique contemporaine. Un son inhabituel. On grattait à ma porte. Quelqu'un s'était introduit chez moi. Pourtant j'avais bien fermé à double tour ce matin avant de partir. La preuve, je fis bien deux tour aussi pour ouvrir. Je poussai la porte délicatement. Un petit corps se glissa entre mes jambes. Un chaton de quelques semaines. Dès lors je sus qui l'avait mis  dans mon deux pièces. La concierge était passée par là. Anita  m'avait pris cet animal pour combler ma solitude.

Il fallait lui trouver un nom. Il ronronnait si fort. Surtout quand je le prenais dans mes bras. Il faisait le bruit d'une climatisation d'Epad en fin carrière. Si je l'appelais Clim ? Et puis en le posant au sol, il miaula avec une puissance de dingue. Mon chat avait une voix de castra. J'eus la révélation : « ce ne sera pas Clim mais Farinelli ». Oui Farinelli !

Ca faisait un bail que je n'avais plus vécu avec quelqu'un, même un animal.

Je m'y habituai très vite. Farinelli devint un partenaire de jeu, de conversations aussi. Quel bavard ce chat. Il me ne quitta pas d'une semelle. Un vrai pot de colle. Impossible de faire trois mètres sans l'avoir dans mes jambes.

Je ne pensais pas qu'une petite boule de poils pouvait changer mon humeur à ce point. Au fil des jours je devins moins sombre, ne me forçant plus à paraître heureux. Je l'étais franchement par moment.

Une seule chose me gênait chez Farinelli : Il m'interdisait de chanter. A chaque fois que j'essayais de pousser un peu la note, j'avais droit à des miaulements à la mort.

Lui aussi me conseillait de rester un roi du silence.

Pas pour longtemps.

 


 

Je ne séchais plus les répétitions à la chorale. J'y prenais parfois un plaisir malsain à déstabiliser une interprétation en y apportant ma touche perso. Je chantais sous le manteau. Et même à voix basse, mon timbre détenait un pouvoir. Il entrainait des dysfonctionnements organiques chez certains chanteurs. 

Je fus à l'origine de quatre malaises, de trois vomissements et deux saignements de nez.

D'abord on crut aux hasards pour expliquer ces enchainements d'incidents. Puis quand les deux autres semaines suivantes on constata le même phénomène, on ne tarda pas à m'associer à eux.

En fin de saison, la chef de chœurs me convoqua. Elle me demanda pour le bien de tous de demeurer silencieux.

« Si non c'est la porte ». Sa dernière phrase avait été suffisamment claire.

« Dorénavant, je serai muet ». C'était ma promesse pour la rentrée. Promesse que je tenais déjà lors de la dernière soirée de la chorale où la coutume était de chanter tous ensembles des standards de la chanson français. Pour préserver la santé de mes camarades, je m'abstins de fredonner avec eux.

En rentrant chez moi, j'avais dans la tête  l'air de la ballade des gens heureux. 

Je me dévêtis devant Farinelli dans une grande euphorie sans pour autant inspirer chez lui une joie que je croyais contagieuse. Lui installé sur mon lit commença sa toilette nocturne et ignora sa petite souris en peluche n'ayant  aucun regard pour elle.

Mon dieu que je chantais fort sous la douche, la voix au-dessus du bruit de l'eau. Je n'avais pas honte du résultat désastreux de mon interprétation de la ballade des gens heureux.  Une ballade bien personnelle, très chaotique, à la sauce musique contemporaine.

En sortant de la salle de bain, un silence me glaçait les sangs. Je n'entendais pas les léchouilles de Farinelli, les ronronnements de Farinelli quand il jouait avec sa souris. D'habitude il aimait se défouler sur elle avant de dormir.

La. Rien. Le néant. Anormal. Avec appréhension je parcourais les quelques mètres séparant la salle de bain de ma chambre. Que ce couloir me semblait long, que la lumière des appliques était un oiseau de mauvais augure, son jaune souillant le mur pétrole. Je comprenais pourquoi inconsciemment je voulais que ce couloir demeurât dans le noir. Je préférais voir au loin le l'éclairage du néon urbain transpercer les stores vénitiens et m'inviter à me coucher.

Pour autant ce soir-là, je n'étais pas pressé de rejoindre mon lit. Un sixième sens m'en dissuadait et diffusait dans mon cerveau un avertisseur sonore de plus en plus puissant à mesure que j'approchais de ma couche. J'étais le seul à l'entendre. Un bref sentiment de folie m'habitait, pour soudain me cadenasser de terreur.

Le corps de Farinelli avait explosé, les viscères à l'air libre, le crâne en bouilli, les yeux ailleurs sur l'oreiller. Inutile de vous dire que les draps n'étaient plus blancs, juste maculé de rouge.

J'étais coupable de cette boucherie, ma voix précisément. Et de me souvenir avec effroi des circonstances de la mort de Youssouf dont j'avais été aussi responsable. Je venais de le comprendre.

Je savais mon incapacité à chanter juste nocive. Je l'avais vu à la Chorale.  Jusqu'à aujourd'hui, j'ignorais qu'elle pouvait tuer.

  • Merci Hervé. Parfois certains simulent depuis toujours. Ils le font avec tant de talent que personne ne croit à la supercherie le jour ou elle est dévoilée.

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    hectorvugo

  • C'est qui la Callas ?

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    Mario Pippo

  • Enormément de trouvailles dans ce texte. A ma première prestation « guitaristique » en public, le prof m’avait caché à moitié en me disant, comme tu seras vite perdu, fait semblant. Cela m’a rassuré, m’a décomplexé et j’ai fait semblant dès le début, c’était plus prudent. :o))

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    Hervé Lénervé

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