Le rôle de ma vie
Aurelie Blondel
Gérald me demande pardon à la minute même où il a compris que ça avait réveillé quelque chose en moi et me rejoins.
Un court laps de temps durant lequel je suis restée statique, dans l'eau qui me fait frissonner de froid maintenant. Il me prend dans ses bras. C'est comme une habitude désormais. Le plus étrange, c'est que ça me paraît familier et naturel, je ne m'y oppose pas.
Il me chuchote à l'oreille qu'il n'aurait jamais du me dire ça, qu'il ne le pense même pas. Mais mes pensées sont parties ailleurs. Je ferme les yeux pour me concentrer et je fouille dans ma mémoire. J'essaie de remonter aussi loin que mes souvenirs me le permettent mais ma vie semble avoir commencé quand ce qui m'a servi de beau-père est entré dans nos vies.
Je ne sais même pas si mes souvenirs sont fiables à vrai dire. Je suis sûre de très peu de choses: Il abusait de moi et je déteste l'odeur des hôpitaux ainsi qu'y séjourner. Et puis il y a ces rêves… Récurrents, terrifiants. Des rêves dans lesquels je vide le chargeur d'un flingue sur la porte de chambre de ma sœur. Est-ce que ce sont des souvenirs?
«Allo la Terre?»
Je sursaute! Gérald! Chiante comme avant… D'après ce que je pense me souvenir, je l'étais, en effet. Une vraie tête brûlée. Peut-être qu'il pourrait m'aider après tout?
Dans ce flot de pensées, je réalise seulement que je suis toujours dans ses bras. Je me dégage de son étreinte bienveillante et retourne jusqu'à sa voiture. Gérald tend sa main pour récupérer les clefs et conduire. Je suis prise d'un fou rire.
«T'as vraiment cru que j'allais en rester là? Et la fête foraine alors?»
«T'es sérieuse? Tu préfères pas rentrer?»
«J'ai l'air de plaisanter? Ce soir, c'est moi qui pilote et qui décide du programme. Mais je comprends qu'un tour de manège puisse effrayer un mec qui n'aime pas s'éclater.»
Je le taquine délibérément pour réchauffer l'atmosphère et penser à autre chose. Puis j'ai vraiment envie d'y aller. Je n'ai pas souvenir d'avoir été dans une fête foraine de toute ma vie. Y a une première fois à tout!
Gérald soupire et lève les yeux au ciel. Je l'exaspère mais ça le fait rire: «Très bien princesse. Tu vas voir si je suis une couille molle.»
Bingo! Mes petites piques ont fonctionné. La bonne humeur et l'insouciance sont de retour.
Il ne nous aura fallu que dix minutes pour arriver à la fête foraine. Bon, j'avoue, j'ai peut-être légèrement dépassé la vitesse autorisée mais c'était trop drôle de voir Gérald tenir la poignée comme un condamné et piler sur des pédales de frein invisibles.
Plus rien n'entache ma bonne humeur. Je n'ai pas vraiment de souvenirs de mon passé, ok. Mais j'ai encore toute une vie pour m'en construire. Et ça a commencé au moment même où j'ai pris le volant.
Ça sent la barbe à papa, les chichis, le chocolat. Un diabétique ferait un coma rien qu'à respirer ici. Je rigole bêtement, toute seule. Gérald ne me pose plus de questions. Il a compris que je me fais rire toute seule et j'apprécie ne plus avoir à justifier la moindre de mes réactions.
La fête foraine est gigantesque et méga bruyante. Il y a des manèges partout. Du plus simple au plus stupéfiant. J'ai soif d'adrénaline et je porte mon choix sur un manège à sensation.
Je me poste devant le plus imposant et toise Gérald. Je me demande comment il va réagir. Couille molle? Il semble déterminer à me prouver le contraire puisqu'il ne sourcille pas et prend deux tickets.
Et merde! C'est vrai! J'ai pas de thunes sur moi et c'est pour ça que j'avais décidé d'aller me baigner à la base. J'ai vraiment une mémoire de bulot.
Je tapote sur l'épaule de Gérald et le prévient qu'après le tour de manège, une promenade me suffira. Pas question de dépendre de lui. Il en fait déjà bien assez comme ça.
Je sais qu'il sait pourquoi je lui dis ça. Je m'attendais à ce qu'il insiste et pourtant il ne le fait pas. Il a aussi capté comment je fonctionne et ça fait vraiment du bien. Il ne se prive en revanche pas de me taxer de couille molle. J'explose de rire au moment même où le manège se met en marche. C'est plutôt cool, moins effrayant que décrit sur le papier. Sauf que le manège prend en vitesse et en hauteur. Je sens mon estomac jouer au yoyo, je crie, je me crispe, je me marre aussi et j'en profite pour admirer la vue tant bien que mal. C'est magnifique dès qu'on se retrouve tout en haut. Entre les lumières et le vacarme de la fête, le paysage aussi bien champêtre que balnéaire tout autour, ça fait un sacré contraste. Le tour de manège prend fin bien trop vite à mon goût. C'est dommage, j'ai vraiment aimé. Je reviendrai sans oublier de prendre de la monnaie.
J'ai le sourire jusqu'aux oreilles et je me tourne vers Gérald pour voir le sien. Sauf qu'il ne sourie pas du tout. Il dégueule! Et j'éclate de rire.
«Ça se paiera princesse.» Le ton faussement menaçant qu'il a pris entre deux filets de gerbe me fait rire encore plus.
«Ouais, mais ce sera pas ce soir et en plus, tu peux pas négocier la conduite pour le retour. Et Boum!»
J'ai pas été vache et j'ai roulé tranquille pour l'estomac fragile qui me sert de copilote. Gérald va beaucoup mieux et la douleur à mon bras ne se fait presque plus sentir. Putain, c'était trop bien!
Une fois chez Gérald, je file directement dans ma piaule et récupère ce dont j'ai besoin pour prendre une bonne douche.
Je voulais ne pas prendre trop de temps pour laisser la place libre rapidement mais l'eau qui coule sur ma peau me réchauffe et me délasse. Je me refais le film de la journée. C'était tellement bien. Si c'est ça la vraie vie, alors je pourrais y prendre goût et peut-être la trouver belle.
Je suis ramenée à la réalité quand j'entends tambouriner à la porte de la salle de bain. Merde, j'ai vraiment pas vu le temps passer. Je crie à Gérald que je me speede et je m'exécute aussitôt. J'en mène pas large là. Dans la précipitation, je glisse et me casse la gueule. Bah voilà! C'est comme ça qu'on se retrouve dans les morts les plus claquées qu'il soit. A poil et encore pleine de savon. Par chance, ça a fait plus de bruit que de mal mais Gérald, paniqué, est entré. Apprends à fermer la porte à clef bordel de merde!
Bien… Je viens de me vautrer, je suis à poil, pas rincée, le cul par terre et Gérald assiste au spectacle. Tout va bien quoi. Pas question de perdre la face ceci dit. Je me relève tant bien que mal, comme si de rien était, comme si Gérald n'était pas là. Il paraît plus gêné que moi de toute façon.
«Je peux sortir? Ça va aller?»
Le pauvre… Je lui ai collé une peur bleue. Au moment de lui répondre, je sens une douleur me transpercer. Mon bras!!!
J'étouffe un cri de douleur. Gérald, affolé, se précipite vers moi.
Ouvre cette porte salope sinon je la défonce et je te défonce! C'est mon beau père. Je dois lui obéir, ce sont les règles. Et l'une d'elle est de ne jamais fermer une porte à clef. Je voulais juste prendre une douche, me sentir moins sale. Juste ça.
J'entends ses coups de pieds contre la porte qui finit par céder et je le vois se précipiter vers moi. Je sais que je vais payer la note sur plusieurs mois là. Il m'attrape par les cheveux et me traîne dans ma chambre. J'ai les yeux plein de shampoing, je n'ai pas eu le temps de me rincer. Ça me brûle. J'aimerais pouvoir les frotter mais il m'a allongé sur mon lit, sur le ventre et me tient les bras croisés dans le dos. J'entends la fermeture éclair de son pantalon. J'oublie déjà mes yeux qui me brûlent.
«Iris? Iris? Respire calmement. C'est moi Gérald. C'est pas lui. Tu n'as rien à craindre. Iris, s'il te plaît… Dis moi ce que je peux faire.»
Cette peine dans cette voix… Je refais surface. Je fixe Gérald.
«Tu viens bien de dire c'est pas lui?»
«Je suis tellement désolé Iris. J'étais qu'un gosse comme toi. Je savais pas quoi faire et mes parents ne voulaient pas que je me mêle de ça. J'aurais tellement voulu t'aider.»
Je suis à poil devant Gérald et je comprends seulement que mes cauchemars sont des flash-back, que ce sont des vrais souvenirs et qu'il s'en souvient mieux que moi.
«Gérald? Est-ce que je l'ai tué? Est-ce que j'ai déjà tué?»
Aurélie Blondel