Le rôle de ma vie

Aurelie Blondel

Partie 5

Je me redresse et lui emboîte le pas. Je suis stressée et c'est à mon tour de lui poser des questions, je dois savoir s'il sait quelque chose. Je tente de me raisonner en me disant que c'est impossible qu'il en sache plus que les presses à scandales en ont révélé à mon sujet. C'est impossible. Je ne l'ai jamais croisé de près ou de loin auparavant. Si c'était le cas, je m'en souviendrais.

Je n'en tire pas un mot. Le muet est muet et tout le monde se fout de ma gueule, comme si j'étais une débile profonde, à m'acharner à vouloir parler avec un muet. «Hey salope! Tu te prends pour une faiseuse de miracle? Vous avez vu ça? Madame croit pouvoir redonner la parole à un muet». Et tout le monde ricane. «Occupe toi de tes caisses et fous lui la paix ou sinon c'est nous qui allons nous occuper de toi et ce sera pas comme avec le boss…»

J'enfile mes gants et je me remets à la tâche. En effet, ils ne sont pas tout neufs mais ils sont chauds, je n'ai plus mal aux mains et j'arrive facilement à atteindre la même cadence que les autres. Merci étrange muet. Ma journée de travail se termine, je nettoie et je range mon coin de labo tout en appréhendant la convocation du patron. Je sors de la Criée, je regarde derrière moi mais il n'y a personne. Je suis tranquille.

Tranquille… Tout est relatif. J'ai quand-même cette horde de pétasses prêtes à me sauter à la gorge au moindre faux pas de ma part. Les hommes me foutent beaucoup plus la paix ceci dit. Je suis perdue dans ces pensées tout en marchant vers l'arrêt de bus pour rentrer et me décrasser le plus vite possible quand j'aperçois le muet de l'autre côté de la route. Je regarde autour de moi et ne reconnais personne d'autre alors je n'hésite pas une seconde et je traverse la route en courant, sans regarder, pour le rejoindre. Arrivée à sa hauteur, je lui lance que maintenant, il ne peut plus se défiler et qu'il faut qu'on cause.


Il fait semblant de m'ignorer et ça me tape sur le système. Je ne lâche pas l'affaire pour autant et je continue à le suivre. Il marche d'un pas nonchalant, comme pour me narguer ou espérer me perdre et m'esquiver. Je suis malgré tout gênée, j'ai l'impression de le harceler quand soudain, il sort des clés de sa poche, s'arrête devant une belle maison et l'ouvre.

Je reste plantée devant le portail, je regarde de nouveau tout autour de moi. On a beaucoup marché parce qu'il faisait des détours mais cette maison se trouve à même pas un kilomètre de la Criée. Est-ce que c'est chez lui? Peu probable. «T'attends le déluge? Magne toi de rentrer, je ne veux pas qu'on nous voit ensemble!»


Je franchis la porte, qu'il ferme à clés aussitôt. Merde, j'aime pas ça. Je suis nerveuse.

«Je t'en prie, fais comme chez toi» me lance t'il gentiment.

De nouveau de la gentillesse… Ça cache quoi putain?

«C'est chez toi?»

«Non, c'est chez le Pape» me répond il en rigolant.

«Tu dois te ruiner en loyer!!»

Je suis scotchée. Comment est-ce qu'il fait? Le salaire de la Criée ne peut pas permettre un tel train de vie. La maison est luxueuse, spacieuse, chaleureuse, décorée avec beaucoup de soin. Peut-être travaille t'il là-bas depuis longtemps?

Il me sort de mes questionnements en me disant qu'il ne paye pas de loyer, que cette maison lui appartient. Il me confie également qu'il n'est pas un simple salarié de la Criée mais le frère du patron. Putain de merde! Je finis de l'écouter et je me casse. Je me casse de cette ville toute entière même. Voyant ma panique, il me sourit et tente de me rassurer. Il m'explique que passer sa vie derrière un bureau, c'est pas son truc, qu'il est co-propriétaire de la Criée et qu'il a bien fait comprendre à son frère de ne plus m'approcher. Il me dit aussi qu'on ne vient pas du tout du même milieu, le sien a toujours été la pêche et que c'est de lui dont est venue l'idée de proposer des emplois de réinsertion professionnelle pas trop mal payés pour se recommencer de zéro. Je ne comprends pas très bien mais il a été marqué par une histoire sordide, quand il était gamin, qui l'a poussé à ne pas juger les autres. Il regrette cependant de ne rien pouvoir faire concernant mes collègues sans cramer sa couverture.

Sans cramer sa couverture… Donc les autres ne savent pas non plus qui il est vraiment. Alors pourquoi me le dire à moi? Tout au long de son explication, je suis restée debout, médusée. Aussi bien par ce que j'entendais que par cette grande maison.

Il me fait signe de m'asseoir et me demande si je veux un verre d'eau. Je me regarde, je me sens et je décline. Je ne vais pas souiller cet endroit et je préfère partir. Je suis certaine que ses confidences ont un prix que je vais devoir payer cher.

«Je te remercie mais je vais y aller»

Il comprend et me signifie que la salle de bain se trouve au premier étage, troisième porte à droite. Je décline à nouveau. Se laver c'est une chose, chez un inconnu, c'en est une autre. Et ça ne changera pas l'état de mes fringues.

«C'est bon, déstresse. Je ne vais rien te faire. Je ne suis pas mon frère, je te l'ai dit. Et j'apprécie que tu aies la politesse de ne pas vouloir salir et infester mon intérieur, mais t'es pas très observatrice. Je me suis changé et douché?»

En effet, ce n'est pas le cas, mais c'est chez lui et il fait ce qu'il veut. J'ai su garder certaines bonnes manières si on fait abstraction de mon langage.

«Tu voulais me poser des questions non?»

Je suis en plein dilemme. Oui, j'aimerais lui poser des questions mais je reste sur mes gardes. L'altruisme, je n'y crois plus depuis longtemps. Il y a toujours une contrepartie des plus désagréables à payer et s'il pense pouvoir me mettre dans son pieu et m'avoir comme son timbré de frère, c'est mort.


D'un coup il se redresse de sa chaise et me prend par la main. J'ai un moment de recul et de panique spontanée et je cherche par où m'enfuir. Il recommence à me prendre la main et me demande de le suivre. Je me décide à lui «obéir». Je ne dois pas montrer ma peur, c'est une faiblesse où tout le monde s'infiltre, ça je ne le sais que trop bien. Je me laisse donc guider.

Guider, c'est le terme exact. Il me fait simplement la visite de sa maison, dont la fameuse salle de bain. Salle de bain dans laquelle se trouve une mini machine à laver combinée sèche-linge.

«Si tu m'avais laissé le temps de te le dire…», il rigole de nouveau, «... tu ne m'aurais pas cru». Et il se marre de plus belle.

Il a raison, je ne l'aurais jamais cru mais quand j'aperçois la baignoire, le combi machine/sèche-linge, mes appréhensions s'évaporent et j'hésite de plus en plus à accepter. D'un geste doux, il me pousse dans la salle de bain et referme la porte derrière moi, me laissant seule, en glissant, toujours avec bienveillance «Profites en pour te détendre».


Me voilà nue, dans la baignoire d'un étranger au frère pas net du tout, en train de barboter et d'apprécier ce moment. Je n'ai aucun souvenir d'avoir pris un bain avant ce jour. Mais je ne souhaite pas abuser de sa gentillesse et de son temps, d'autant plus que j'ai un interrogatoire à lui faire passer. Il n'y coupera pas. Je sors de la baignoire et j'enfile mes vêtements tout propres et chauds. Incroyable ce truc. Ça ne prend pas de place et c'est tellement pratique. Qu'est-ce que j'aimerais m'en offrir un…

Je rejoins le muet. Il s'appelle Gérald, il a 35 ans. A peine plus vieux que moi. Un verre d'eau est posé sur sa table basse, pour moi et il sourit en me disant que je n'ai plus d'excuses pour refuser de m'asseoir et que je suis jolie les cheveux mouillés. C'est ça, vas-y, les compliments me glissent dessus. Je reste méfiante. Le milieu m'a appris à l'être en permanence et ça m'a réussi. C'est pas avec des gants et un bain qu'on va m'endormir.

«Pourquoi tu crois que je suis différente des autres que tu réinsères?»

«Je te l'ai déjà dit. T'es pas pourrie, ça se voit»

«C'est pas une réponse ça. Tu m'as vu à la télé et dans la presse. Tu sais très bien d'où je viens»

«Oui et ta performance méritait un Oscar, je dois l'admettre. T'as été balaise sur ce coup là, une véritable actrice!»

«Tu te fous de ma gueule? Tu sais d'où je viens et tu me parles de récompense?»

«C'est cher payé 18 ans de sa vie quand on a fait ce choix… Tu trouves pas?»


C'est officiel, il sait quelque chose mais comment? Je me lève pour partir. Partir tout court et maintenant.

«Tu ne te souviens donc pas de tes voisins?» Je me retourne et constate qu'il a le visage triste. «T'aurais jamais dû faire ce choix de vie»

«J'ai fait exactement ce qu'il fallait, ça m'a rendu heureuse. C'est maintenant que c'est le bordel. Et je compte bien y retourner, décrocher le rôle de ma vie.»

«Mon frère ne se souvient de rien, tu peux rester, je suis le muet. Installe toi ici et barre toi de chez Romane. Elle ne t'apportera rien de bon, crois moi. J'en ai vu passer dans ses piaules et ça ne se finit jamais bien. Il y avait une Magda, elle était comme toi, pas pourrie… Paix à son âme.»


Magda! Il a connu ma starlette! J'ai les larmes qui me montent aux yeux et je me rassois. Il doit savoir comment elle en est arrivée à se suicider alors. Il me dit que si j'accepte de loger chez lui, je ne craindrais rien et qu'il fera de son mieux pour que je recolle les morceaux de ces 18 ans passés dans l'ignorance.

Mais de quelle ignorance parle t'il? Je suis au courant de tout, je suis à l'initiative de tout! Je lui dis que je vais y réfléchir et je m'en vais. La porte n'est plus fermée à clés et je ne l'ai pas vu se lever pour l'ouvrir…


Je me fais discrète pour partir de chez Gérald et rentrer chez Romane. Je me pose encore plus de questions qu'avant. Il était mon voisin. Je ne me souviens même pas avoir eu des voisins. Je creuse dans mes souvenirs, je ferme les yeux et je me concentre le plus possible. Des voisins, des voisins… Deux garçons voisins… Je ne me rappelle pas.

Romane fait irruption dans ma chambre sans prévenir, comme d'habitude et je sursaute. Penses à fermer à clés putain! C'est pas une porte automatique merde! Qu'est-ce qu'elle me veut encore?

«T'as une mine affreuse ma pauvre puce. Mal de tête c'est ça? C'est à cause du chaud froid. Je reviens, ne sursaute pas, je vais te chercher de quoi faire passer ça.»

Bah merde… Encore de la gentillesse. Romane revient avec un verre d'eau et un cachet effervescent. Je la bénis à ce moment. C'est exactement ce dont j'avais besoin. Et elle a vu juste, le chaud froid de mon travail a tendance à me provoquer de lourds maux de tête que le sommeil ne répare pas. Je la remercie. Elle sort sur la pointe des pieds et ferme la porte de ma chambre en me souhaitant de bien dormir. Le cachet fait rapidement effet. Trop rapidement même. Je devais en avoir foutrement besoin. Ma vue se trouble et je sens mon cœur ralentir, comme si j'étais en train de partir. Je lutte contre cette sensation désagréable de perte de contrôle, en vain. J'ai fermé les yeux.


Aurélie B. 

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