Le roman que je n'écrirai jamais

dinoruf

Entre vouloir écrire, et le faire, il y a un monde.

Parfois le soir je me dis que je devrais créer et écrire plutôt que de rester passif devant les oeuvres plus ou moins talentueuses des autres. Alors je traine encore une heure ou deux, et enfin, presque épuisé, je me mets à mon clavier.
Je n'ai pas d'autre sujet que moi, alors, pour me convaincre que je suis un romancier, pour en adopter la posture, je me raconte à la troisième personne.

Il n'avait pas de projet, ni de vision de lui pour les années à venir. Il savait qu'il lui fallait déménager, quitter son appartement devenu trop vieux, trop exigu, trop ringard. Il savait qu'un nouveau boulot lui impulserait une nouvelle énergie. Il savait que changer de mode de vie lui serait salutaire. Il savait qu'il devait se lever et marcher enfin, après 47 ans de torpeur, de patience et d'inaction. Il savait aussi, enfin, après si longtemps, que sa Chantal à jamais perdue ne lui reviendrait plus jamais... 35 années de souffrance, 35 années d'espoir et de délicieux prétexte à la procrastination, progressivement évaporées dans les brumes de son oubli comme une bulle de savon qui éclate après ses longues errances.

Il n'a jamais pu se résigner à oublier une seule femme, parce que c'eut été s'avouer que l'oubli existait, et  que souvent, bien souvent il était indolore. Or oublier Chantal lui semblait tellement impossible, tellement mortel, qu'il fallait que l'amour soit éternel, il fallait que ne pas oublier et souffrir soit normal. Comme un fumeur qui ne peut pas imaginer sa vie sans tabac, il ne pouvait pas imaginer sa vie sans ce manque amoureux.

Et pourtant depuis 35 ans il en a oubliées tellement... Christiane, Anne, Françoise, les premières, celles qu'on n'oublie jamais n'étaient plus que des prénoms sans la moindre onde d'émotion... Comme le nom d'une ville ou d'une fleur qu'il a visitée, qu'il a humée, mais qui n'est plus qu'un souvenir vague. Etrangement, éveiller ce souvenir lui inspire immédiatement l'envie de le ressusciter. Et si ces femmes pensaient encore à lui, l'aimaient encore, et si il pouvait les retrouver ? Ephémères pensées, vite balayées par sa raison si fragile mais qui avait cependant repris le dessus tant sa mélancolie avait perdu de force.

Guéri de Chantal, encore blessé d'autres, convalescent de beaucoup, sa vie n'en restait pas moins une longue période d'attente passive de sa libération. Active aussi, car quitte à attendre, autant ne pas vieillir se disait-il, et autant savourer chaque instant de la vie. Le seul problème est qu'il n'avait aucune idée de ce qui l'emprisonnait. Comment se défaire de liens qu'il ne connaissait pas ? Il avait une totale ignorance de ce qui le clouait au sol.

C'est ainsi que prisonnier de lui même, à défaut de s'enfuir, il allait ouvrir sa cage au monde, et y savourer tous les plaisirs qui lui seraient accessibles. Egoïste jouisseur enfermé en lui même, il sentait qu'il fallait qu'il se libère pour emmener avec lui une femme, des enfants, une famille, des amis, sur les chemins de la vie, au soleil, au grand air et au delà de l'horizon.

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