Le Royaume des Ombres
saurimonde
Le goût, le toucher, l'odorat, la vue et l'ouï, voici tous les sens dont l'Homme jouit. Chacun de ces sens permet la perception d'univers tout à fait différents et infinis. Un de moins et tout un univers disparaîtrait, et nous ne pourrions pas même imaginer son imagination. Et si l'Homme possédait un organe caché permettant la perception d'un autre univers indescriptible ? S'il suffisait au cerveau pour percevoir un nouvel univers, dont nous avons ne serait-ce que l'idée de l'idée, et dont chaque forme et chaque perception est indicible, d'un simple effet chimique ?
Non je ne suis pas fou, j'aimerais seulement vous faire part qu'il existe quelque part un terrifiant château noir, un château fait d'ombres inconcevables, de portes et d'escaliers incalculables, menant à des pièces contenant des perceptions myriadaires et nouvelles, méconnues, ineffables, dont la simple vision ferait choir tous vos paradigmes et tous vos rêves.
Je l'ai vu, ce royaume halluciné fait d'ombres et d'horreurs. Je ne puis vous le décrire avec des mots, seulement ceux l'ayant perçu ont un dessein incertain de quoi je vais vous parler. J'ignore encore comment je me suis enfui de ce manoir plus noir que la noirceur même, pour moi cela était plus réel que la réalité, car en vérité c'est bel et bien mon cerveau qui m'a permis d'apercevoir ce monde cauchemardesque, inhumain, car ses imaginations et ses conceptions prévalent sur ce que l'on appelle la réalité. Votre cerveau pourrait vous faire croire en enfer dans ce qui serait un paradis, façonner des rêves dans les plus atroces des douleurs, il vous ferait croire seul lorsque vous êtes entouré mais aussi entouré lorsque vous êtes seul. Le cerveau gardera toujours des intelligences inexplorées et innombrables, on ne pourrait mettre de noms sur chacune de ces ramifications fourmillantes d'aperceptions interminables.
Ces ombres m'ont suivi, comment voulez-vous que j'oublie ?
J'ai marché dans les rues vides, sur les pavés du néant ; j'ai pleuré à même le sol, contemplant l'immensité noire qui me baignait. J'aurais dû mourir depuis longtemps. Peut-être n'ai-je jamais existé et que je n'existe pas, peut-être lisez-vous les affabulations des ombres qui jouent de vous. J'espère encore un jour me réveiller.
Je me souviens que je voulais mourir, d'abord le monde connu s'évanouit au néant, un voile sombre tomba du ciel, puis j'ai marché dans des champs nouveaux où je me suis aventuré naïvement. D'abord il s'y délinéait quelques bancs lugubres où attendaient patiemment ce qui sont en vérité d'éternels croyants, pour la plupart ils pensent que quelque chose va venir les tirer de ces ténèbres et de cette oisiveté qui les perclut, soit une chose échue au passé qui reviendrait, soit une chose dont ils n'ont pas la certitude, qui parviendrait d'une façon ou d'une autre. Ils l'espèrent proche, ou bien ils attendent pour la trouver de plonger dans l'obscurité.
Ensuite il se matérialisa au devant de moi un marais d'une profondeur insondable, je tombai dedans et tous mes rêves s'y noyèrent, tombaient au fond de ces abysses pour rejoindre les tréfonds des rêves oubliés.
Maintenant ce qui apparût devant moi me terrassa. Un monument géant, un édifice cyclopéen, un manoir qui enfourchait les nuages et les soleils, un Royaume qui distordait terres, ciels et multivers par sa grandeur inintelligible, se modela comme se modèle la plus noire de toutes les bêtes noires du pire des cauchemars. Je l'ai vu, cet innommable ensemble titanesque, amorphe, dont aucun Homme ne pourrait ne pas crouler sous sa noire influence insoutenable. Toujours sous le désir fou et véhément de connaître tout l'assemblage de ce monde monstrueux, j'entrai en cette abominable demeure. Il y fit déjà plus sombre encore que sous le voile noire d'au dehors, l'endroit était éclairé par quelques lumières noires. Lumières est un mot inapproprié, ici même les lumières vous semblaient malsaines, la cire qui coulait de ces sinistres bougies formait des mains déformées, d'une forme inorganique et ténébreuse qui pourrait s'animer pour vous arracher la chair du visage et de la gorge.
Il y a avait des sortes d'escaliers, des tunnels, des passages méandreux de toutes formes et allant dans toutes sortes de directions. Je ne me souviens plus quelle voie j'ai empruntée, mais je m'y suis enfoncée.
Chacune de ces singulières pièces sur lesquelles donnaient ces voies possédaient également elles aussi leur labyrinthe donnant ainsi de suite une nouvelle pièce singulière. Chacune de ces pièces possédaient ses horreurs, ses visions inénarrables d'épouvantes qui avaient elles-mêmes pour chacune ses variantes incommensurables. Comment oser mettre un mot sur une seule ? Une fois qu'on se perdait en ces multitudes on ne trouvait plus par où revenir, un souffle noir nous aspirait davantage dans les abîmes. Je me souviens avoir goûté à un flot de douleurs infinies, à chaque fois que je pensais avoir atteint la dernière pièce, il s'ouvrait un nombre inimaginable de nouvelles terreurs comportant de nouvelles afflictions, multipliant d'une façon exponentielle les affres précédentes. Dans les premières pièces on y trouvait beaucoup d'Hommes, ils souffraient ensemble de la même douleur. Mais en s'engouffrant les douleurs devenaient de plus en plus solitaires, si bien que je ne croisai plus personne. Alors les ombres ont remplacé les Hommes. Des monstres spectraux me suivaient, s'agrippaient à moi. Je ne pouvais pas les semer ni les tuer. Ils me disaient seulement par des voix d'acrimonies invraisemblables, que pour les faire partir je devrais m'arracher les yeux et la peau, me frapper le visage sur les murs et sur les sols jusqu'à ce que je saigne beaucoup.
Je m'aperçus après ce qui me sembla une éternité que ces pièces renfermaient d'infectes fenêtres, toujours plus infectes au fur et à mesure que je courrai dans ces enchevêtrements de boyaux putrides. Lorsque je jetai un oeil à la vue qu'offrait ces fenêtres j'eus l'immédiate et incoercible envie de la détruire, de l'étoiler seulement pour au moins pouvoir y crier au travers. Je la frappai de tous mes os. Je vis ce qui était moi-même, dans l'ancien monde, je ne ressemblai plus qu'à un pantin d'une maigreur squelettique, les ficelles libres à n'importe quel monstre du monde réel. Il y avait ces gens autour qui disaient me vouloir du bien mais qui m'enfonçaient encore plus loin dans les ombres et les ébènes. Il faut faire attention à quel Dieu nous servons de notre main fantôme.
Je continuais à me lancer de part en part dans ces galeries affreuses, je tombai sur une pièce où se trouvait un être souffrant tout comme moi. Traverser les mêmes tortures nous lia instamment d'une amitié vraie. Ce ne fut qu'une infime satisfaction dans le bain d'horreur où nous nous noyions à chaque instant, très vite je lui demandai ce qui avait pu faire son malheur. Il me dit que l'amour n'existait pas, qu'il avait aimé en vain, il me conta comment ses amis, la fille qu'il aimait et même sa propre famille avaient piétinés toutes ses espérances.
— J'ai essayé de me tuer, ma mère m'a laissé. J'ai mis mes doigts dans ma gorge et j'ai vomi, vomi énormément, et je lui ai dit «tu vois tout ce vomi ? c'est mon amour pour toi qui est parti.»
Avec le temps, j'ai pu comprendre certaines choses. A ce moment j'aurais aimé lui dire : «On a mis notre rêve en ces personnes, en s'éloignant, ils l'emportent. Tu dois t'aimer toi-même.» Mais aujourd'hui il est trop tard.
Il y avait dans chaque pièce un chemin plus affable que les autres, il menait à un puits dont on ne pouvait voir le fond. Toutes les tortueuses et noires venelles tourbillonnaient autour de ce puits. On voyait parfois quelqu'un s'y jeter d'un étage plus bas ou plus haut, ou alors on n'entendait pas ne serait-ce que l'écho de leurs cris.
Il y a des gens qui meurent alors qu'ils étaient aimés et qu'ils avaient des rêves. D'autres se tuent alors qu'ils sont jeunes et en bonne santé. Les autres meurent vieux et laids, aimés de personne et pas même d'eux. Mais aussi fantastique que quelqu'un soit il finira toujours par mourir.
Une nuit des plus noires mon ami me dit alors qu'il se tenait à la margelle de ce puits : «Au plus nous montons au plus les douleurs sont atroces, je ressens que tout en bas de ce puits se trouve tout de même une chose paisible, une chose bienveillante et lumineuse, dans laquelle je ne ferais plus qu'un avec elle. Je vais me reposer maintenant, mais toi tu vas devoir continuer à vivre dans cet enfer, je suis désolé, je t'aime. »
Il tombait, tombait, tombait, et je ne pus rien faire.
Rejoindrai-je moi aussi cet amour au fond du puits ? est-ce qu'il sera là si je mourrai ? ou bien serait-ce seulement les ombres ?
On confond souvent l'amour et l'obsession.
J'ai rêvé que je mourrai, j'ai espéré voir apparaître à mes yeux un monde plus lumineux mais il n'y avait rien d'autre que le néant.
Je ne peux jamais m'endormir, rêver ou goûter à aucune beauté, car je sais que l'on m'observe, que les ombres veulent me remplacer, qu'à la place des Hommes il n'y a plus qu'une ombre, que caracolent partout et nulle part des gémissements, des supplices et des désespoirs sans fins. Je ferme toujours ma porte à clef, je regarde toujours derrière-moi, je ne ferme jamais l'oeil, car maintenant j'ai la sensation qu'elles sont partout, toujours là, toujours là, dans les villes, dans les forêts, elles sont là et je les sens et je les entends, qui bruissent, qui pourraient dévorer le monde entier à n'importe quel moment. Je me réveille paralysé et asphyxié, je les entends hurler derrière ma porte, je les vois dansoter jusqu'à moi, elles veulent me faire mal. Je crois qu'en réalité je n'ai toujours pas croisé d'humains. N'êtes-vous qu'une ombre ?