Le sang de la terre

Bernadette Dubus

nouvelle

Le sang de la terre

 

La conversation est un jeu de sécateur… Oh la belle maxime ! Jules Renard taille le cœur des hommes comme le vigneron les branches de la vigne.

 

L'hiver a posé son manteau glacé sur les vignes endormies. De longs rameaux, cherchant en vain le soleil, s'étirent vers le ciel de leurs longs bras anorexiques. Ce n'est pas un jeu, c'est une priorité. Chaque être a besoin de lumière pour vivre. Ces rameaux, hélas vieillissants, confirment la règle. Malheureusement, pour que s'épanouissent les grappes lourdes de grains, leur temps est compté. Au petit matin, tandis qu'une brume froide plane sur les vignes, les hommes, le corps voûté, emmitouflés dans une vieille veste, le bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles, affrontent les intempéries le sécateur à la main. Cette rencontre matinale n'a rien de mondain. Ils parlent peu. Une buée éthérée accompagne les mots, les enveloppe, les rends précieux. Point n'est besoin de raconter sa vie. Il suffit d'être là, l'autre sait. Et puis « la conversation est un jeu de sécateur où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse ». Eux, ils sont là pour tailler la vigne. C'est leur survie. Leurs chaussures s'accrochent aux cailloux où croissent les ceps noueux comme pour adhérer à cette terre qui les fait exister. Leurs musclent se tordent, se nouent, vieilles souches douloureuses aliénées aux vents. Ils ont le visage buriné de tous les travailleurs de la terre, partout dans le monde. On n'entend que les cliquetis des sécateurs, le bruit léger de la chute des sarments sur le sol dur et froid. La brume s'est retirée. Le ciel, d'un bleu limpide, regarde ses travailleurs d'un œil bienveillant. Mais ne nous méprenons pas : il les surveille. Attention, on ne taille pas la vigne n'importe comment. Rien n'est jamais acquis. La récolte dépend de leur savoir-faire, de leur dextérité, de leurs mains glacées même dans les gants. Le froid est devenu sec et piquant. Ce matin, à la radio, ils ont dit qu'il neigerait. Il faut s'activer, demain les ceps seront libérés des vieux sarments devenus inutiles. Ces sarments, qui ont porté la vie à profusion, brûleront dans la cheminée, serviront aux grillades estivales tandis que les enfants courront sur le gazon.

Qui saura, au moment des genêts en fleurs, l'obstination quasi charnelle de ces hommes de l'ombre au cœur de l'hiver ? Ce qu'il a fallu de douleurs non dites, d'amour réciproque entre la terre et l'homme, de lutte entre l'esprit espoir et le corps fatigué ? Cet amour partagé donnera naissance à des bourgeons, des branches des feuilles, des grappes lourdes de grains sucrés au moment où le soleil dispensera sa chaleur sur une terre déshydratée. Et des grains, le sang de la terre, le jus de la vie, le suc de la vie et celui de la mort entremêlés.

Lorsque vous déboucherez une bouteille, sachez que vous allez déguster la sueur des hommes à la nature mêlée.

 

 

 

 


 


 

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